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peu à peu à une idée claire de lui-même, il eut comme le vertige quand il se vit en présence des merveilles d'une nature « d'une richesse fantastique » et de cette masse de monuments historiques, cathédrales et châteaux, qui couvrent les bords du Rhin. << Il eut peur, dit-il, de lui-même, et revint au plus vite à Berlin. » De crainte d'une rechute, il se jeta dans une spécialité, et choisit l'architecture. A cette combinaison prudente, à ce retour critique sur lui-même, on reconnaît l'Allemand du nord, mesuré jusque dans ses plus grands excès.

« Mais cette étude, ajoute Kugler, était une tâche que je m'étais imposée arbitrairement sans avoir une certitude complète de ma vocation. Mon entrée dans un cercle de jeunes artistes, et la part que je pris à de nombreuses réunions musicales, entretinrent en moi une grande confusion. Au printemps de 1829, je fis, il est vrai, mon examen d'arpenteur et quelques essais pratiques d'architecture, mais malgré tout je n'étais pas devenu un architecte. Comme par le passé, j'étais tiraillé intérieurement entre mes occupations artistiques et scientifiques. Depuis mon séjour à Heidelberg, sans projet arrêté, j'avais pénétré dans l'histoire de l'art, et trouvé dans cette étude une base intérieure dont cependant je ne me rendais pas encore compte. Science et art semblaient aller de pair. Je dus enfin prendre une décision et me choisir une carrière. Je me décidai pour l'histoire de l'art, et j'eus l'audace de me présenter, sans grande préparation, à l'examen de philosophie. Je ne fus pas puni de ma témérité, et le 30 juillet 1831 on me nomma docteur. » Deux ouvrages qui parurent, en 1830, portent la marque de ces années d'apprentissage et de voyage (Lehrjahre und Wanderjahre) et, à première lecture, on y reconnaît le talent en lutte avec lui-même, et qui, effaré pour ainsi dire, cherche sa voie dans toutes les directions. Dans le premier, les Esquisses 1, on trouve pêle-mêle des poésies, des dessins et des compositions musicales, ébauches assez bien réussies, mais dont le principal mérite est cependant la variété. Le second ouvrage, les Monuments de l'art plastique au moyen âge dans les États prussiens 2, marque un premier pas dans la nouvelle direction et la transition entre les deux principales périodes de sa vie.

Mais une fois sa décision prise, plus d'hésitation, plus de trouble dans ses travaux avec une activité soutenue, avec une ténacité germanique, c'est-à-dire sans emportement et sans mollesse, il poursuivit le but qu'il voulait atteindre, et qu'il atteignit en effet. A partir de cette époque, pendant dix ans, il fut tout entier à la sience, à ses travaux historiques, et sembla avoir renoncé entièrement à la poésie, à la musique et à la peinture. Il publia successivement une longue série d'ouvrages qui fondèrent sa réputation en 1835, une dissertation De la Polychromie dans l'architecture et la sculpture chez les Grecs, et de ses limites3; deux ans plus tard, Manuel de l'histoire de la peinture depuis Constantin le Grand jusqu'à nos jours, et enfin, en 1841, son plus important ouvrage, son Manuel de l'histoire de l'art. Ce livre, qui est devenu classique en Allemagne, est le résumé et la coordination systématique de tous les travaux archéologiques et esthétiques depuis Winckelmann, un vaste coup d'œil sur le développement artistique de Skizzenbuch, Berl., 1830.

2 Denkmæler der bildenden Kunst im Mittelalter in den preuss. Staaten, Heft I, Berlin, 1830. 3 Ueber die Polychromie der griech. Architektur und Sculptur und ihre Grenzen, Berl。, 1835. 4 Handbuch der Geschichte der Malerei von Konstantin d. Gr. bis auf die neuere Zeit, 2o Bde. Berl., 2 Aufl., 1847.

5 Handbuch der Kunstgeschichte, 2o Aufl., 1847.

l'humanité et sur la marche progressive de l'art dans ses rapports avec le mouvement même de la civilisation. Ce fut pour la première fois que l'on essaya de réunir, de faire rentrer dans un même plan toutes les grandes périodes de l'histoire de l'art, d'en montrer les relations intimes; et le succès ayant couronné l'entreprise, cet ouvrage de. Kugler est devenu le point de départ d'une direction nouvelle. L'année suivante, il publia, en collaboration avec M. Ranke, la Description et histoire de l'église du château de Queldinburg 1, la Description des ouvrages d'art de Berlin et de Potsdam 2, et enfin l'Histoire artistique de la Pomeranie 3. A côté de ces travaux qui fondaient sa réputation, Kugler trouvait encore le moyen de publier de nombreux articles dans des revues artistiques. Sa vie durant, il resta fidèle à une habitude qui allait à la prodigieuse activité de son esprit et qui datait de la fondation du Museum, en 1833. Cette entreprise n'ayant pas réussi et cette revue ayant cessé de paraître après cinq années d'existence précaire, Kugler écrivit dans le Kunstblatt de Schorn d'abord, puis dans le Deutschen Kunstblatt, publié par M. Eggers, dont il était encore, au moment de sa mort, un des collaborateurs les plus actifs. L'avant-dernier numéro de cette revue renferme même de lui une excellente étude sur Rauch, qu'il devait si prématurément suivre dans la tombe.

Passionné pour l'étude, Kugler l'aimait, non pour lui-même, en égoïste, mais pour les bienfaits que l'on en retire, et il répandait autour de lui avec prodigalité les fruits de ses constantes recherches, les résultats d'une activité soutenue et productive. Il n'était pas de ces savants avares qui, sans souci du progrès, gardent tous les trésors qu'ils ont amassés; il s'efforçait au contraire d'agir sur le public, d'aiguillonner l'élite artistique de la nation par tous les moyens dont il disposait. L'action que l'on exerce par les livres et par les revues, action lente, indirecte, ne suffit pas d'ailleurs à son ardeur propagandiste; il lui fallut une chaire, et il devint, dès 1833, privat-docent à l'université de Berlin. Cette fonction, comme on sait, ne se donne en Allemagne ni au concours ni à la faveur, L'université, après une épreuve qui n'est qu'une simple formalité, accorde au postulant la venia docendi et lui ouvre ses salles. On se confie donc à soi-même la mission de l'enseignement, on se nomme professeur agrégé; mais les étudiants, ces juges naturels des maîtres, confirment ensuite ces nominations par leur présence ou les cassent par leur absence. Le succès du cours de Kugler fut tel, que deux ans plus tard il fut appelé par le gouvernement à une chaire de l'académie des beaux-arts. Jeune, zélé, novateur, il fit une rude concurrence à ses collègues, et plus d'un lui en garda rancune. Aussi, quand en 1842 il fut nommé membre du sénat par M. Eichhorn, alors ministre des cultes, quelques-uns de ses adversaires saisirent cette occasion de montrer leur mauvais vouloir et leur inimitié, en soulevant une question de compétence et en s'opposant, mais en vain, à cette nomination. Dans un temps où tout le monde est enclin à demander des places, Kugler offrait le rare exemple d'un homme sans ambition administrative; mais son beau-père en avait pour lui, et se servait de sa haute influence pour pousser son gendre aux premières fonctions.

L'année suivante, le ministre confia à Kugler la mission de se rendre en Bel

1 Beschreibung und Geschichte der Schlosskirche zu Quedlinburg. Berl., 1838.

? Beschreibung der Kunstschatze von Berlin und Postdam, 2e Bde. Berl., 1838.

3 Pommersche Kunstgeschichte in den Baltischen Studien, 1840.

gique et en France, pour y étudier l'organisation des arts. Au retour, il publia le résultat de son voyage dans deux brochures : dans l'une, il demandait une réorganisation radicale de la direction des beaux-arts, et dans l'autre, il appuyait ses projets de réforme en montrant le rôle puissant joué par l'art dans le développement de la vie nationale d'un peuple et quel devoir c'était pour l'État d'activer le mouvement artistique. La crainte des innovations et l'esprit de routine lui opposèrent une vive résistance. Cependant il crut avoir triomphé quand, après la révolution de 1848, M. de Ladenberg, qui venait de succéder à M. Eichhorn, le nomma conseiller d'État, et lui demanda un plan étendu de réforme, qui devait embrasser même le théâtre. Kugler se mit à la besogne avec son ardeur ordinaire, mais elle était à peine terminée, que M. de Ladenberg était obligé à son tour de se retirer. Sa retraite entraîna également le retrait de ses projets.

A partir de ce moment Kugler ne s'occupa plus, dans les loisirs de ses fonctions administratives, que de travaux littéraires. Par un retour assez fréquent chez les hommes de son âge, il revint avec une ardeur juvénile à la musique, à la peinture, à la poésie, à toutes ses belles amours de jeunesse. Ce fut l'été de la Saint-Martin de sa vie. Déjà quelques années auparavant, il avait publié un volume de poésies et plusieurs drames, dont trois, Jakobea, Cleopatra et le Doge de Venise, eurent quelque succès. En 1852, il donna en six volumes le Recueil de ses œuvres littéraires, et l'année suivante, sous le titre : Petits écrits et études sur l'histoire de l'art, une série d'articles disséminés dans diverses revues.

On a trouvé dans les papiers de Kugler le manuscrit du second volume de l'Histoire de l'architecture, dont le premier avait déjà paru il y a près de deux ans. Avant de clore cette notice biographique, il me reste à indiquer un dernier ouvrage de Kugler, qui sort entièrement de sa manière ordinaire et du cercle de ses travaux je veux parler de son Histoire de Frédéric le Grand 1. L'enfant qui aimait à copier de grand matin la statue de Schadow sur la place de Stettin, quand il fut arrivé à la maturité, a voulu sans doute élever à son tour un monument à la mémoire du héros de son pays. Malheureusement, en s'efforçant de donner à cette œuvre un caractère essentiellement national, l'auteur n'a réussi qu'au détriment de la vérité historique : pour arriver à l'effet désiré, il a dû souvent passer sous silence des mérites réels de Frédéric, et lui prêter plus souvent encore, peut-être en compensation, des vertus germaines d'une exactitude trèsdouteuse. Ce livre classe Kugler dans cette école politique naguère puissante, mais aujourd'hui en plein discrédit, qui s'imagine que l'on enseigne le patriotisme à un peuple. Il fut plus heureux sur le terrain artistique, où il montra un sentiment national éclairé et dégagé de préventions jalouses. Malgré des aperçus superficiels, des assertions parfois hasardées et des témérités conjecturales, Franz Kugler a le mérite d'avoir fait des efforts louables pour provoquer, en Prusse, la naissance d'un art national, et il partage l'honneur d'avoir ouvert une voie nouvelle dans l'histoire de l'art avec M. Waagen, auteur d'un ouvrage, Les monuments artistiques et les artistes en Allemagne, et M. Schnaase, qui a écrit au point de vue philosophique une Histoire de l'art plastique. Administrateur d'une bienveillance devenue proverbiale, écrivain d'une imagination fécondée par l'érudition et réglée par le goût, la grande famille des artistes et la science pleureront longtemps sa mort prématurée.

Geschichte Friedrichs des Grossen, 2o Aufl. Leipzig,.1846.

E. SEINGUERLET.

CHRONIQUE PARISIENNE.

Nous traversons une période funèbre pas une de nos correspondances d'Allemagne qui ne signale quelque vide nouveau dans les rangs de la grande armée scientifique, et, dans un ordre plus général, nous rencontrons le regret universel causé par la mort d'une princesse illustre et malheureuse. C'est un deuil que nous pouvons constater ici, même sur ce terrain neutre et nullement politique, parce que son universalité l'élève bien au-dessus des hasards qui ont éprouvé cette noble vie. Une mort moins retentissante, mais bien douloureuse aussi, est celle du poëte Brizeux, un des premiers, le premier peut-être après les grands, et qui, comme Piron, « ne fut rien, pas même académicien », bien qu'il n'eût rien fait d'analogue à l'Ode à Priape. Par quelle obstination d'injustice l'illustre compagnie a-t-elle tenu à distance ce talent si incontestable et si élevé, quand elle en admettait d'autres sur lesquels il avait, même en supposant toutes choses égales, l'avantage de l'ancienneté? Quand la critique future fera l'inventaire de notre temps, elle placera Marie et les Bretons au-dessus de certaines tragédies, et même de certaines comédies, qui ont valu à leurs auteurs les honneurs du fauteuil. Que l'Académie, dans son dévouement aux traditions et dans son parti pris, repousse une originalité puissante, un génie novateur, comme elle a fait trop souvent, on le conçoit encore; mais quel motif d'écarter un talent si peu agressif, si ouvert et si aimable dans sa force incontestable? et maintenant qu'il n'est plus temps de l'accueillir, quel regret de ne l'avoir pas accueilli!

Nous rencontrons au théâtre un des cadets de M. Brizeux, un de ceux qui, avec un talent différent, moindre selon nous, bien que nullement méprisable, a trouvé la chance qui n'a pas souri au poëte breton. M. Augier est un des écrivains heureux de ce temps; ce serait, toutefois, de l'injustice de l'appeler simplement heureux : il a de sérieuses qualités, un talent actif et fécond, et de plus, s'il n'est pas oseur toujours, il l'est quelquefois; s'il ne l'a pas été beaucoup dans la Jeunesse, il l'a été dans le Mariage d'Olympe, et il l'est de nouveau dans les Lionnes pauvres, qu'il vient de donner au Vaudeville, en collaboration avec M. Foussier. Mais pourquoi en collaboration? Et comment ne comprend-on pas enfin combien ce procédé est contraire à l'idée même de la création poétique ? M. Augier a souvent réussi tout seul, et M. Foussier lui-même n'est pas tout à fait un nouveau-venu. Une œuvre faite à deux peut être supérieure par des qualités secondaires, par l'adroit agencement de la charpente ou par le brillant du dialogue; mais pour la critique littéraire, les gaucheries mêmes d'un talent isolé ont plus de valeur que ces habiletés cherchées à deux. C'est encore le produit d'une nouvelle collaboration que l'Héritage de M. Plumet, variations nouvelles sur le vieux thème des collatéraux avides, jouées au Gymnase avec un succès de détail et de jeu dont les auteurs peuvent être satisfaits, bien qu'il reste inférieur à celui qui a inauguré leur association. Au Théâtre-Italien, le rôle de Phèdre n'a pas réalisé toutes les espérances de madame Ristori, et, dans ce rôle difficile, la tragédienne a paru, comme on l'a dit fort justement, vaincue par l'ombre de mademoiselle Rachel. Dans le monde musical, le grand événement c'est le Mariage de Figaro au Théâtre-Lyrique, avec trois cantatrices également quoique diversement distinguées. Pourquoi ne donnerait-on pas, dans les mêmes conditions, la Flute enchantée, si étrangement défigurée dans le temps au grand Opéra, sous le nom de Mystères d'Isis? Les Allemands sont plus heureux que nous : le répertoire entier de Mozart ne disparaît jamais de la scène, et justement on vient de reprendre à Stuttgard, avec un livret nouveau, il est vrai, et avec un grand succès, Cosi fan tutte, qui n'a jamais été, que nous sachions, représenté en France. Les livres nouveaux ont été plus rares que le mois dernier, et, dans un ordre

TOME I.

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un peu sérieux, nous voyons peu de chose à signaler. L'Histoire de l'Église chrétienne aux trois premiers siècles, par M. de Pressensé, dont le premier volume vient de paraître, s'annonce comme une œuvre consciencieuse et très-estimable. Ce sont là des travaux trop rares en France pour qu'il ne convienne pas de les encourager de toutes les manières, alors même qu'on se trouve en divergence avec l'auteur sur des points essentiels. M. de Pressensé, du reste, donne tout le premier l'exemple de cette tolérance large et libérale qui est le résultat et une des meilleures récompenses des études sérieuses. Homme de foi stricte et absolue, il n'excommunie cependant pas ses adversaires, et quand il rencontre sur son chemin M. Strauss, il le combat, mais il ne le damne pas. Sa foi n'est pas celle de Tertullien; elle est moins tranchante, mais non à coup sûr moins hardie et moins courageuse; car, à son point de vue, ce serait une entreprise plus commode de maudire la science ou de la nier, que de l'accepter et d'en tenir compte. Essayons d'indiquer en deux mots son point de départ la chute a exclu l'homme du monde divin, et l'a précipité dans le monde inférieur de la nature; il fait pour en sortir des efforts qui ne sont pas tout à fait infructueux, et qui produisent les religions païennes, mais qui cependant n'auraient jamais suffi à le rétablir dans sa dignité première. Ce point de vue permet à l'anteur de faire précéder son histoire du christianisme d'un court exposé des religions anciennes, un peu succinct, mais puisé aux meilleures sources. Le judaïsme est naturellement traité à part, comme la préparation providentielle du christianisme. Nous sera-t-il permis d'objecter à M. de Pressensé que sa théorie concède trop ou trop peu? Si l'homme a pu commencer à se relever de la chute, pour si peu que ce soit, par ses propres forces, on ne voit pas pourquoi il n'eût pas pu continuer, car, en matière d'amendement intérieur, c'est toujours le premier pas qui est le plus difficile. Le dogme de la chute n'admet, ce nous semble, aucun progrès en dehors de la rédemption. Quant aux questions d'érudition et de critique qui se rattachent au sujet, nous ne les croyons pas, et M. de Pressensé ne peut pas les croire non plus, épuisées par les notes trop resserrées placées à la fin du volume.

Un écrivain russe, déjà connu par plusieurs publications en langue française, M. le prince Galitzin, vient de publier la traduction d'un récit intéressant de Pouschkin, le Faux Pierre III'. Il s'agit d'un épisode dramatique de l'histoire de Russie sous Catherine II. La fidélité de la traduction ne peut faire question; mais il y a lieu de féliciter M. le prince Galitzin de l'élégante facilité de la forme.

Signalons aussi, en terminant, parmi tant de publications à bon marché, qui ne nous paraissent pas toutes parfaitement conçues au point de vue de l'éducation des masses, un recueil nouveau qui s'annonce avec les meilleures garanties. L'Univers illustré se classe parmi les publications les plus populaires par l'infimité de son prix, et il se classera parmi les plus utiles s'il remplit son programme. Il parait devoir consacrer une grande partie de ses gravures à la reproduction des chefs-d'œuvre de la peinture: c'est une idée excellente et d'une véritable portée dans une publication populaire.

Paris, Henri Plon.

A. NEFFTZER.

CH. DOLLFUS.

A. NEFFTZER.

PARIS. TYPOGRAPHIE DE HENRI PLON, 8, RUE GARANCIÈRE.

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