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nant dans chaque genre, ceux qui ont servi de modèles classiques, et d'après lesquels s'est formée la littérature moderne, qui manque tout à fait de génie propre. Mais ce remaniement perpétuel des textes a eu le grand inconvénient d'y introduire une foule d'altérations et d'interpolations, soit préméditées, soit dues simplement aux fautes des copistes. Pour comble de malheur, les plus anciens ouvrages n'ayant pas été originairement écrits, mais livrés à la pure tradition orale, et la rédaction écrite n'en ayant eu lieu que plus tard et en plusieurs lieux à la fois, plusieurs des ouvrages principaux de la poésie indienne nous sont parvenus en un certain nombre de recensions différant notablement les unes des autres. Avec de pareils obstacles, il ne faut pas songer à restituer les textes primitifs; on ne peut les fixer, jusqu'à un certain point, que dans le cas où il existe d'anciens commentaires, et encore pour l'époque de ces commentaires seulement. Telles sont les difficultés qui attendent le philologue indianiste; mais la vue de ces terres intactes, et où tout est à découvrir, ne fait qu'exciter son zèle; il ne lui faut, pour arriver à un résultat, qu'un peu d'énergie et de persévérance. Le travail de la critique est à peine entamé, et il ressemble aux installations premières des pionniers dans les forêts vierges de l'Amérique; mais les villes leur succèdent bientôt, et de même il faut espérer que la critique ne tardera pas à porter la lumière dans le domaine obscur et impénétrable de la civilisation et de la littérature indiennes.

MARIE-MADELEINE

DRAME EN TROIS ACTES ET EN PROSE

TRADUIT DE L'ALLEMAND DE FRÉDÉRIC HEBBEL'.

' M. Frédéric Hebbel, poëte dramatique et lyrique, est né en 1813, dans ce petit pays des Dittmarsch dont nous avons parlé dans notre dernier numéro, à l'occasion des poésies de Klaus Groth. Il doit tout à lui-même. Ses parents étaient trop pauvres pour lui faire donner une éducation libérale complète, et il passa la première partie de sa jeunesse dans son bourg natal, vivant d'un modeste emploi. A l'âge de vingt-deux ans, le désir d'apprendre le poussa d'abord à Hambourg, puis aux universités de Heidelberg et de Munich. Vers la même époque, il commença à se faire connaître, d'abord par de petites compositions lyriques, bientôt par des œuvres dramatiques. Sa première tragédie, Judith, eut un succès retentissant, mais néanmoins disputé et contesté, un de ces succès qui soulèvent des tempêtes littéraires. Pendant que les uns saluaient un chefd'œuvre, les autres signalaient une caricature, une monstruosité. Les partisans du nouveau venu exaltaient sa force et son originalité, quand ses adversaires ne trouvaient chez lui que de l'exagération et de l'extravagance. C'est toujours la marque d'un talent, peutêtre excentrique et inégal, mais réel à coup sûr et fort, de soulever ces contradictions passionnées. Ce qu'on conteste le moins, c'est la médiocrité. On ne voit pas que, dans les drames qui suivirent, M. Hebbel ait fait beaucoup de concessions à ses critiques, ce qui fait qu'encore aujourd'hui il est plutôt une gloire de parti qu'une illustration classée. Ses adversaires l'ont nié, ses admirateurs ont voulu voir en lui une sorte de Messie du théâtre, et déduire de ses défauts mêmes une esthétique nouvelle. Un jugement plus calme et à distance reconnaîtra, ce nous semble, en M. Hebbel un talent considérable et une grande force dramatique, et regrettera en même temps que le parti pris, et une individualité trop roide et trop concentrée, n'aient pas permis à ce talent de se développer d'une manière plus large et plus harmonieuse. Les plus grands génies dramatiques ont été ceux qui se sont ouverts au souffle de l'histoire et aux aspirations de leur temps: Schiller, par exemple, est l'expression la plus claire de ce que son pays et son époque ont pensé du monde et de l'avenir. M. Hebbel voit un peu trop les choses par des lunettes qui ne sont pas celles de tout le monde, et ses créations nous apparaissent parfois comme des énigmes psychologiques, dont la solution est dans la personnalité de l'auteur plutôt que dans le sentiment général de l'humanité. Ses personnages ont quelque chose de fantastique, et semblent moins des hommes vivants que des idées habillées et costumées : défaut sensible surtout dans Geneviève, dans le Rubis, dans Hérode et Mariamne, dans la Tragédie en Sicile, dans l'Anneau de Gygès, beaucoup moins dans Agnès Bernauer et dans Marie-Madeleine, la pièce que nous avons choisie pour faire connaître M. Hebbel au public français. Il s'y trouve tout juste assez pour marquer la manière du poëte.

Marie-Madeleine est une tragédie bourgeoise ou domestique. Le nom de la sainte, qui n'est celui d'aucun des personnages de la pièce, n'a qu'un rapport assez éloigné avec le sujet, et les idées douces et tendres qu'il évoque font même une sorte de contraste avec l'horreur tragique de l'action. Ce n'est pas un drame larmoyant que l'auteur a voulu composer, c'est une véritable tragédie, dans l'acception antique et vraie du mot, se développant du conflit de l'individu avec la destinée, de la liberté avec la nécessité. Le monde moderne ne croit sans doute plus à une fatalité extérieure, mais il admet une nécessité intérieure, une force des choses avec laquelle la liberté de l'individu est en harmonie ou en lutte. Tout conflit entre les deux puissances est un drame, et quand l'individu succombe, le drame est une tragédie. L'impression tragique ne résulte ni de la qualité des personnages, ni de l'accumulation des crimes et des catastrophes; elle résulte uniquement de la fatalité du dénoûment. Que l'action soit simple ou compliquée, que les personnages soient des héros antiques ou des bourgeois modernes, des rois ou des prolétaires, il suffit que l'individu succombe, et qu'il ne puisse pas ne pas succomber, pour que se dégagent immédiatement les deux uniques éléments du tragique, si nettement déduits par le vieil Aristote, la terreur et la pitié : la terreur devant la puissance mystérieuse qui broie l'individu, et la pitié pour l'individu, pour notre semblable, pour l'un de nous, irrémédiablement voué à la destruction. D'où il suit que le bon Ducis, qui changeait à volonté les dénoùments de Shakespeare, n'entendait rien à la tragédie, et que tant d'ingénieux faiseurs y entendent encore moins. Dès que le dénoûment peut être changé, il n'y a plus de tragédie.

Le drame de M. Hebbel est véritablement tragique, bien qu'il joue dans une sphère sociale inférieure; il le serait encore plus, si le principal personnage féminin était traité avec plus de soin. Comme le caractère n'est pas suffisamment indiqué, l'impression est incomplète, et nous ressentons au dénoùment plus de terreur que de pitié. Ce doit être un rôle extrêmement difficile à jouer. Nous saisissons mieux le frère de Clara, bien qu'il joue un rôle plus effacé. La mère, qui disparaît à la fin du premier acte, est néanmoins bien indiquée dans la bonté de sa nature et dans sa faiblesse d'esprit et de caractère. Mais ce n'est encore qu'une esquisse, et, dans ce drame intime, tous les membres de la famille ne sont en quelque sorte que des accessoires, des ombres, du milieu desquelles se détache avec un vigoureux relief la figure un peu grimaçante, si l'on veut, mais originale, grande et vraie, du père de famille. Cette figure attire et effraye. Maître Antoine est un homme d'un autre temps; il n'a pas marché avec le siècle, comme on dit; il ne comprend plus le monde, comme il dit lui-même, et c'est justement de là que vient son désastre domestique. Il n'a rien à se reprocher, et c'est lui cependant qui a été l'artisan du malheur. Despote à la fois et étranger dans sa famille, il en contemple la ruine avec une affectation de stoïcisme et un déchirement intérieur, mais il ne comprend pas que c'est lui qui l'a amenée. Comme structure dramatique, le drame est, dans son apparente simplicité, un chef-d'œuvre de combinaison. Il n'y a pas un mot inutile, toutes les scènes concourent à l'effet final et se hâtent vers le dénoûment avec une conséquence sinistre, et, s'il y a quelque chose à dire, c'est que l'habileté, l'intention, sont parfois un trop visibles.

Comme on l'a dit au début de cette notice, M. Hebbel est aussi poëte lyrique, et nous aurons bientôt à nous occuper de ses Poésies complètes, qui viennent de paraître chez Cotta. Là, le poëte est sans reproche, et nous n'aurons à formuler aucune réserve. La subjectivité trop prononcée, qui est un défaut dans le drame, est une vertu dans la poésie lyrique. Les compositions lyriques de M. Hebbel sont la perfection même : le sentiment le plus profond manifesté dans la forme la plus plastique.

M. Hebbel habite depuis quelques années Vienne, où il a épousé une actrice belle et distinguée, mademoiselle Enghaur.

(Note du traducteur.)

PERSONNAGES.

Maître ANTOINE, menuisier.

Sa FEMME.

CLARA, sa fille.

CHARLES, son fils.

LÉONARD.

Le SECRÉTAIRE

WOLFRAM, commerçant.

ADAM, exempt de police.
Deuxième exempt.

Un enfant.

Une servante.

Le lieu de l'action est une petite ville d'Allemagne.

ACTE PREMIER.

(Le théâtre représente une chambre dans la maison du maître menuisier.)

SCÈNE I.

CLARA, SA MÈRE.

CLARA.

Ta robe de noces? Oh! comme elle te va!... comme faite d'aujourd'hui.

LA MÈRE.

Eh! oui, mon enfant! La mode court en avant jusqu'à ce qu'elle soit obligée de s'arrêter et de retourner en arrière. Cette robe a passé de mode dix fois au moins, et voilà qu'elle y revient de nouveau.

CLARA.

Pas tout à fait cependant, mère; les manches sont trop larges. Ne t'en chagrine pas!

LA MÈRE souriant.

Il me faudrait ton âge pour m'en chagriner.

CLARA.

C'est donc là ta toilette de noces? Mais tu avais aussi une couronne de fleurs, je suppose?

LA MÈRE.

J'espère bien! Dans quel but aurais-je, bien à l'avance, cultivé et soigné un beau myrte?

CLARA.

Je t'avais si souvent priée de t'habiller ainsi, tu me l'avais toujours refusé; tu disais : « Ce n'est plus ma robe de noces, c'est mon linceul1; il ne faut pas jouer avec cela. » Et à la fin, je n'osais plus la regarder, quand je la voyais pendre si blanche, parce qu'elle me faisait songer à ta mort, et au jour où les vieilles femmes en revêtiront ton corps!... Pourquoi donc l'as-tu mise aujourd'hui ?

LA MÈRE.

Dans une maladie dangereuse, comme celle que je viens de faire, quand on se voit au seuil de la mort, bien des idées vous traversent la tête! La mort est plus terrible qu'on ne croit! Oh! elle est amère! Elle assombrit le monde; une à une elle éteint les douces et gaies lumières de notre existence; les regards aimés du mari et des enfants cessent de luire; tout est noir. Mais alors s'allume dans notre cœur un flambeau qui éclaire tout, et fait voir bien des choses qu'on voudrait ne pas voir! Je ne me souviens pas d'avoir rien fait de mal précisément; j'ai marché dans les voies de Dieu; j'ai fait dans la maison ce que j'ai pu; je vous ai élevés dans la crainte du Seigneur, ton frère et toi; sans gaspiller la sueur de votre père, j'ai toujours su mettre de côté le liard du pauvre, et si j'en renvoyais parfois, parce que j'étais justement de mauvaise humeur ou qu'il en était déjà venu beaucoup, ils ne s'en trouvaient pas plus mal, car je les rappelais immédiatement pour leur donner le double. Hélas! qu'est-ce que tout cela? On n'en tremble pas moins aux approches de la dernière heure, on se tord comme un ver, et on demande la vie à Dieu, comme le serviteur demande au maître de lui laisser recommencer l'ouvrage manqué, afin d'obtenir son compte au jour de la paye!

CLARA.

Assez, bonne mère; cela t'agite.

LA MÈRE.

Non, enfant, cela me fait du bien. Ne suis-je pas là, forte et bien portante? Le Seigneur ne m'a-t-il pas fait un signe pour me faire songer à temps que ma robe de fête n'est pas encore pure et sans tache? Ne m'a-t-il pas ramenée des portes du tombeau, afin de me donner le

C'est encore la coutume dans beaucoup de contrées de l'Allemagne, et aussi dans certaines parties de la France, d'enterrer les morts dans leurs habits de noces.

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