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nier que cette manière de considérer le quatrième Évangile ne fasse disparaître un grand nombre de difficultés; mais on se demande si la distinction admise par M. Reuss entre cet Évangile et les trois autres est aussi réelle qu'il veut le prouver. Il a peut-être mieux réussi à rétablir l'authenticité des Épîtres de saint Paul aux Éphésiens, aux Colossiens et aux Philippiens. Au reste, son Histoire des écrits sacrés du Nouveau Testament' est un des meilleurs ouvrages qu'on puisse consulter sur ces questions ardues, et c'est dans tous les cas celui dans lequel la critique biblique a sacrifié le moins à l'esprit de parti et à des opinions préconçues.

V.

Dans le tableau sommaire que je viens de dérouler, je ne me suis proposé d'autre but que de signaler l'existence et de donner une idée générale d'un ensemble de travaux peu connus parmi nous, et dignes cependant de l'attention de quiconque attache quelque intérêt aux choses religieuses. Je n'entreprendrai point de porter un jugement sur des recherches dont je n'ai pu indiquer ici que les traits les plus saillants, et dont il m'a fallu passer sous silence les preuves, souvent fort complexes, qui font toute leur force. Je présenterai seulement, en finissant, quelques réflexions, non sur leur importance, elle est trop évidente, mais sur leur inévitable nécessité dans l'état actuel des esprits. Il est possible que les personnes tout à fait étrangères à la critique historique et peu habituées à l'indépendance de la science allemande, éprouvent quelque étonnement, peut-être même quelque crainte, à la vue de ces audacieuses recherches, qui vont scruter sans le moindre scrupule les fondements de la religion chrétienne. On se représente volontiers le théologien comme un homme chargé par sa vocation de défendre quand même la tradition religieuse, et ici on le voit tourner, du moins en apparence, son érudition contre ce qu'il serait de son devoir de soutenir. Ces imprudents mineurs n'ébranleront-ils pas à la fin l'édifice, sous le spécieux prétexte de vérifier la solidité de ses bases?

Je pourrais bien répondre que plus une institution est importante et considérable, plus il est nécessaire de savoir à quoi s'en tenir sur ses origines. Je pourrais bien ajouter encore que la vérité n'a rien à craindre des investigations humaines, et que l'erreur seule prête le flanc à leur atteinte. Mais il est probable que des considérations si

'Surtout la deuxième édition, qui est de 1853.

générales ne paraîtraient pas une justification bien solide de la critique biblique. Tant de personnes pleurent encore la ruine d'institutions longtemps respectées, qui ont péri pour avoir été examinées de trop près. J'aime mieux considérer la question en elle-même, et rechercher, sans parti pris, quels sont les dangers de la critique appliquée aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament.

Il serait puéril de nier qu'elle a renversé déjà plus d'une ancienne conception théologique. Il n'est plus permis aujourd'hui, après tous les travaux sérieux qui ont été faits sur l'histoire du texte, sur celle du canon, et sur la nature de chaque écrit biblique en particulier, de soutenir encore la théorie de l'inspiration absolue, telle qu'elle a été enseignée au dix-septième siècle dans l'Église luthérienne. Les Stahl et les Hengstenberg se fatiguent en vain à vouloir faire remonter le fleuve à sa source. L'individualité de chaque écrivain sacré perce trop dans ce qu'il a composé, pour qu'on puisse désormais voir en lui un instrument passif et inconscient du Saint-Esprit. L'ensemble de ce qu'on appelle l'orthodoxie dans les Églises protestantes ressentira bien aussi le contre-coup de la ruine de sa doctrine fondamentale de l'inspiration absolue. Peut-être encore la méthode d'autorité qui a régné en général jusqu'ici dans la théologie pourra bien être ébranlée par la critique, qui donne évidemment des livres saints une idée un peu différente de celle qu'on en avait, et qui en déplace, si je puis ainsi dire, l'autorité. Mais la théologie n'est ni la religion ni le christianisme; elle n'est qu'une science, et comme toutes les autres sciences, comme la philosophie qui est sa contre-partie, elle est soumise à tous les mouvements d'extension ou d'amoindrissement de l'intelligence humaine. La critique biblique ne serait redoutable que s'il était démontré qu'il n'y a pas de meilleures conceptions du christianisme que celles qui ont été reçues jusqu'à présent, ou encore que le christianisme est simplement un système théologique arrêté à jamais, et ne pouvant se modifier qu'à la condition de se corrompre. Celui qui le considère au contraire comme un principe de vie, capable de développement et de formes diverses, ne verra dans ces recherches que d'utiles moyens de pénétrer plus profondément dans sa véritable intelligence.

On peut aller plus loin encore. Supposez, hypothèse extrême, que la critique biblique ne laisse aux livres saints que cette autorité morale que les écrits de Platon ont pour les platoniciens, et ceux de tout autre grand chef d'école philosophique pour les disciples qui marchent sur ses traces; eh bien, alors encore on ne pourrait admettre que le christianisme, dans ses éléments propres et fondamentaux, fùt emporté par

la tempête; son esprit resterait toujours dans les livres, de quelque manière qu'on les considérât, et bon gré, mal gré, il saurait bien toujours se faire valoir comme l'expression la plus pure du sentiment religieux. S'il ne s'imposait plus aux âmes comme un joug, au nom de l'autorité, il régnerait encore librement par l'acquiescement de la raison humaine. C'est d'ailleurs une opinion erronée de faire dépendre la religion chrétienne uniquement des livres du Nouveau Testament. Ils contribuent certainement à son maintien, à sa propagation et à sa pureté; mais il y avait une Église chrétienne avant que les Évangiles et les Épitres fussent écrits, et il s'écoula un temps assez long avant que ces livres fussent répandus hors des Églises particulières auxquelles ils avaient été adressés dans le principe, et un beaucoup plus long encore avant qu'ils fussent réunis tels que nous les avons aujourd'hui. Lessing a fait déjà remarquer que l'Église chrétienne n'est pas sortie des écrits du Nouveau Testament, et que ce sont au contraire ces écrits qui sont sortis de l'Église. Le christianisme est un fait acquis à l'humanité; il serait difficile d'imaginer un bouleversement assez radical, assez profond dans la race humaine, pour pouvoir l'en dépouiller.

Enfin que l'on considère qu'il est des recherches auxquelles l'esprit humain ne peut plus renoncer une fois qu'elles ont été entamées; la critique biblique se trouve précisément dans ce cas. Quoique nous fassions, partisans ou ennemis, il faut qu'elle marche jusqu'à ce qu'elle trouve une solution définitive, ou jusqu'à ce que la liberté de l'esprit soit encore étouffée par une nouvelle barbarie. On ne peut douter que plus d'un savant appliqué à la critique des livres saints n'ait regretté, à certaines heures, la candeur de la foi simple et ignorante. Regrets superflus! il ne lui est pas plus possible de reprendre la foi paisible du charbonnier, que de ressaisir les brillantes et belles années de sa jeunesse. La seule foi solide à laquelle il lui soit désormais permis d'aspirer, c'est celle qui sortira du développement de la science.

MICHEL NICOLAS.

DERNIERS RÉSULTATS

DES

TRAVAUX SUR L'INDE ANTIQUE,

PAR

ALBRECHT WEBER.

Le morceau dont nous donnons ici la traduction offre un résumé aussi complet que possible pour les gens du monde de l'état où sont parvenues les études sur l'Inde antique, et des résultats positifs que l'histoire en peut déjà tirer. Ce n'est point un article ordinaire extrait des travaux d'autrui par un Reviewer, mais l'œuvre originale d'un des hommes les plus autorisés de l'Europe sur les matières dont il parle, car M. Weber se trouve aujourd'hui, avec MM. Benfey, Max Müller et Roth, à la tête de la génération qui se lève pour succéder aux Bopp, aux Burnouf et aux Lassen. M. Weber, qui touche tout au plus à ses quarante ans, est trop jeune encore pour avoir une biographie, et nous savons seulement qu'il a étudié le sanscrit à Bonn, sous M. Lassen, et qu'il montre pour la science un dévouement d'autant plus grand que ce n'est pas l'argent qui le soutient. Mais la meilleure manière de raconter sa vie est de citer ses œuvres : sa publication du YadjourVéda, travail immense et du plus haut intérêt, aujourd'hui que la curiosité des lettrés se concentre avec raison sur les livres sacrés de l'Inde; ses Indische Studien, recueil de mémoires sur l'Inde antique et la philologie qui s'y rattache : - M. Weber en est l'éditeur et le rédacteur principal, mais il compte des collaborateurs parmi les indianistes les plus érudits de l'Allemagne ; ses Akademische Vorlesungen, leçons académiques sur l'histoire littéraire du sanscrit, professées à l'université de Berlin, où l'auteur est privat-docent, dans le semestre d'hiver de 1851-52, et devenues le manuel indispensable de cette littérature; enfin ses Indische Skizzen, réunion de quatre morceaux plus à la portée des gens du monde que les dissertations érudites des Indische Studien. Notre article en fait partie : c'était originairement un discours qui fut prononcé, en 1854, à la Société scientifique (Wissenschaftlicher Verein) de Berlin. En le publiant l'année dernière dans ses Esquisses, M. Weber l'a complété et mis au courant des derniers travaux. Comme sa forme et sa destination le préparaient naturellement à être inséré dans une revue, nous l'avons traduit sans y rien changer, espérant que nos lec

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teurs n'y apercevront pas trop les nuages qui obscurcissent souvent pour les Français la pensée allemande : langage technique, suppression fréquente des idées intermédiaires, et en revanche insertion d'incidences qui embrouillent la pensée principale. M. Weber appartient à une jeune école qui évite ces défauts, et son article n'a gardé de la forme germanique que ce qu'il en faut pour témoigner de son origine. Les lecteurs de la Revue Germanique ne devront donc pas s'en effrayer, sous peine de se voir appliquer le proverbe : « Qui a peur de la feuille ne doit pas aller au bois. »>

Nous avons mis en bas des pages quelques notes d'éclaircissement pour les endroits qui en avaient le plus besoin, et aussi sur deux ou trois points où l'opinion de l'auteur nous a paru contestable. Pour ne pas trop les multiplier, insérons tout de suite ici une simple réclamation contre l'oubli dont notre pays a été l'objet de la part de M. Weber, dans son résumé des travaux européens sur le sanscrit. Sauf Eugène Burnouf, nommé une fois sans aucun détail, il n'est plus question de la France. Ce laconisme est injuste si la France ne peut pas songer à se poser en rivale philologique de l'Allemagne sans pousser trop haut ses prétentions, elle a aussi sa part de gloire à revendiquer. L'étude du sanscrit y date de l'année 1802, où un membre de la société asiatique de Calcutta, M. Hamilton, prisonnier à Paris, y fit le catalogue des manuscrits indiens de la Bibliothèque. M. Weber connaît ce fait, et cite Fr. Schlegel comme l'élève d'Hamilton; mais il oublie d'en citer un autre, qui fut Chézy. Les ouvrages de ce dernier ne valent assurément pas ceux de Schlegel; cependant, si les élèves doivent compter parmi les œuvres, Chézy peut revendiquer les siens. En 1812, M. Bopp vint à Paris s'inspirer de ses conseils 1, et il y séjourna cinq ans. En 1815, Chézy eut l'honneur d'ouvrir, au Collège de France, le premier cours de sanscrit qui ait été professé sur le continent européen. Ce cours n'était pas sans doute à la hauteur où la philologie a monté depuis; mais il est venu le premier, et il a produit Eugène Burnouf.

Quant à celui-là, nous pourrions, sans faire de tort à sa mémoire, garder ici le même laconisme que M. Weber. Il suffit de le nommer: toute la France lettrée connaît ses titres; elle sait qu'elle a en lui son philologue. Il a renouvelé le prodige d'un autre Français qui reconstituait le monde perdu de la zoologie antédiluvienne; il a retrouvé une langue. Ses travaux sur le zend suffiraient à l'illustrer, lors même qu'on oublierait les autres, tout aussi capitaux, sur le pali, sur le bouddhisme, etc. Pour résumer son éloge, nous en appellerons au témoignage d'un Allemand. En 1834, l'illustre philosophe Schelling, en terminant un article critique sur M. Cousin, déplorait chez nous l'absorption de la science et de la littérature par la politique. Mais, ajoutait-il, cela ne suffirait pas pour étouffer le vrai génie scientifique dans un pays comme la France, où, au milieu de tant de secousses, les études les plus solides et les plus profondes sont encore en honneur, et où, pour prendre un exemple dans une sphère autre que celle de Ja philosophie, mais non sans importance pour les études philosophiques, nous voyons s'élever des hommes comme M. Eugène Burnouf 2. »

"

Voyez Dussieux, Essai sur l'histoire de l'érudition orientale, p. 60, Paris, 18142. M. Dussieux tenait ces détails d'Eugène Burnouf.

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Jugement de M. de Schelling sur la philosophie de M. Cousin, publié par M. Grimblot, à la suite de sa traduction de l'Idéalisme transcendental, Paris, Ladrange, 1842, p. 404.

TOME II.

19

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