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COSMOS,

ESSAI D'UNE DESCRIPTION PHYSIQUE DU MONDE

PAR

ALEXANDRE DE HUMBOLDT.

Il n'y a pas lieu de comparer M. de Humboldt avec Pline l'Ancien, mais il y a lieu de comparer leurs ouvrages. Pline, employé supérieur de l'empire romain, tantôt fonctionnaire civil, tantôt commandant militaire, comme c'était l'usage dans cet ordre de choses, Pline, dis-je, avait le goût passionné des sciences, mais il ne les connaissait pas, et il les traitait en homme de lettres, non en homme de métier; pour lui, c'était matière à compilation, et, d'intervalle en intervalle, matière à quelque tirade littéraire, à quelque morceau d'éclat. M. de Humboldt est versé dans toutes les sciences; il les connaît dans leur théorie et leur pratique; il a mis la main aux choses; il compte parmi les autorités, parmi les inventeurs; et, quand il rassemble les matériaux, il ne compile pas, il choisit et coordonne. Pline avait été, par ses fonctions, conduit dans les diverses parties de l'empire romain, et, entre autres, dans la Germanic, qu'il avait vue d'un tout autre œil que ne fit Tacite, et, je crois, d'un œil plus clairvoyant et moins prévenu; il commandait la flotte de Misène lors de cette fameuse éruption du Vésuve qui engloutit Stabies, Herculanum et Pompeï. Poussé par le désir généreux de secourir les riverains que menaçaient les cendres, les pierres ponces et la lave, poussé aussi par une noble curiosité d'assister à quelqu'un de ces grands phénomènes dont il avait parlé, il alla contempler de près les flammes merveilleuses que lançait la montagne, et

TOME II. 31 MAI 1858.

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demeura enseveli dans le linceul qui s'étendit sur ces campagnes florissantes. M. de Humboldt, infatigable voyageur, n'a rien laissé qu'il n'ait visité; il a vu tous les continents et toutes les mers; il a traversé les steppes de l'Asie et les plaines d'Amérique; il a monté sur les pics élevés des Andes et de l'Himalaya, observant, mesurant et rapportant une ample connaissance des accidents et des phénomènes de cette terre que nous habitons.

Mais il y a lieu de comparer les ouvrages. Pline n'avait entrepris rien de moins que n'a fait M. de Humboldt lui-même, et l'Histoire naturelle écrite par le Romain est un Essai de description physique du monde. Aussi le plan des deux auteurs concourt-il jusqu'à un certain point, comme étant donné, dans des linéaments principaux, par la nature des choses. M. de Humboldt considère d'abord le ciel et les corps. innombrables qui le peuplent; puis, descendant sur notre globe qui flotte, lui aussi, parmi tant d'îles flottantes, il en décrit la forme, la densité, les propriétés essentielles, la réaction de l'intérieur sur l'extérieur, réaction qui se manifeste par les tremblements de terre et les volcans (c'est là l'objet des quatre premiers volumes); enfin, dans les volumes suivants, il étudiera les formations géologiques, la répartition de l'espace entre les mers et les terres, l'enveloppe gazeuse qui nous entoure, la vie végétale et animale, et finalement la race humaine. Pline commence également par le ciel, les grands astres qui le décorent et les mouvements qui les animent; du ciel il descend sur la terre pour en décrire les divisions, les mers, les fleuves, les cités et les peuples; l'homme ensuite est le sujet; après l'homme les animaux, après les animaux les végétaux, et, à ce propos, une histoire de l'agriculture qui en tire nos aliments et de la médecine qui en tire nos remèdes; enfin les métaux et les pierres qui gisent dans le sein de la terre, et auxquels il rattache des notions sur la peinture, sur la sculpture, sur les artistes, notions qu'on ne peut assez apprécier.

Des deux parts on reconnaît des traits généraux. L'homme, dès les temps primitifs, eut toujours une certaine idée de l'univers, d'une voûte qui l'environnait de toutes parts, d'espaces d'où lui descendaient toutes sortes d'influences, de flambeaux qui, échauffant ses jours et éclairant ses nuits, roulaient sans repos autour de la terre. Quand Pline résuma les recherches des savants grecs, cette première vue s'était déjà singulièrement agrandie; on savait que la terre était ronde, on l'avait mesurée approximativement; et, par delà la lune, le soleil et les planètes, on plaçait le ciel des étoiles. Mais, quand de nos jours M. de Humboldt prend la plume pour embrasser en un seul tableau

l'ensemble du monde, toutes ces intuitions de l'homme primitif, toutes ces connaissances positives de l'astronomie grecque, se sont perdues comme un point dans l'immensité de l'espace aperçu, dans l'infinité des soleils, dans la lueur profonde des nébuleuses et des voies lactées.

A qui veut se faire une idée de ce mot qui occupe une si grande place dans la pensée des hommes d'aujourd'hui, le progrès de la civilisation ou développement de l'humanité, de ce mot dont la réalité sérieuse et puissante est tantôt vainement contestée, tantôt insuffisamment comprise; à qui, dis-je, veut s'en faire une idée, il faut ouvrir et comparer le livre de Pline et celui de Humboldt. Dix-huit cents ans les séparent: dirai-je longue ou courte période? je ne sais, car on ignore la durée antécédente de l'humanité; mais, dans tous les cas, période occupée par d'immenses événements politiques et sociaux : la chute de l'empire romain et du paganisme, l'établissement du catholicisme et du régime féodal, la décadence au quatorzième siècle, l'ère des révolutions au seizième, le protestantisme, le déchirement de l'unité religieuse, le globe parcouru, et l'Europe devenant le guide et l'arbitre du reste du monde. Provisoirement, abstenons-nous de glorifier cette marche des choses, bien qu'une direction s'y laisse apercevoir, et tournonsnous vers l'autre côté du développement général, là où la direction et le sens du mouvement ne peuvent être contestés. Au temps de Pline, la science ne connaissait ni les distances respectives du soleil, des planètes et des satellites, ni la forme des orbites parcourues, ni la nature de la force qui les mouvait, ni leur volume, ni le rapport des étoiles ou soleils indépendants avec notre système. Au temps de Pline, elle ne connaissait pas la forme exacte de la terre, son aplatissement aux pôles, son renflement à l'équateur, ni la densité de cette planète, ni les conditions de calorique, d'électricité et de magnétisme qui y sont inhérentes, ni les périodes par lesquelles elle a passé, ni les races géologiques de végétaux et d'animaux, ni les gaz qui en composent l'atmosphère, ni le plan général de structure des êtres organisés, ni les affinités des langues et des peuples, ni l'histoire de l'humanité. Au temps de Humboldt, tout cela fait partie d'une description du monde. Le progrès est grand; et soyez sûr, vu la connexion nécessaire de toutes les choses sociales, qu'il est parallèle et équivalent dans le reste.

M. de Humboldt, au commencement de son deuxième volume, s'est complu à rechercher comment le spectacle de la nature s'est reflété dans la pensée des hommes et dans leur imagination ouverte aux

impressions poétiques. Chez les peuples anciens, ce reflet a été plus rarement senti et plus faiblement exprimé que chez les modernes. Schiller, cité par M. de Humboldt, a dit : « Si l'on se rappelle la >> belle nature qui entourait les Grecs, si l'on songe dans quelle libre >> intimité ils vivaient avec elle sous un ciel si pur, on doit s'étonner de >> rencontrer chez eux si peu de cet intérêt de cœur avec lequel nous >> autres modernes nous restons suspendus aux grandes scènes. La » nature paraît avoir captivé leur intelligence plus que leur sentiment » moral. Jamais ils ne s'attachèrent à elle avec la sympathie et la douce » mélancolie des modernes. » Au fond, ce jugement du grand poëte allemand est vrai, et l'étude des littératures classiques l'a inspiré et le confirme. M. de Humboldt ajoute : « L'émotion pour les beautés de la » nature, que les Grecs ne cherchaient pas à produire sous une forme » littéraire, se rencontre plus rarement encore chez les Romains. >> Toutefois, elle ne fut pas tout à fait absente, demeurant en germe, en rudiment, en ébauche, jusqu'aux temps voulus pour sa pleine efflorescence; elle ne fut pas tout à fait absente; et M. de Humboldt rapporte le beau passage où Platon, représentant des hommes tenus toute leur vie dans une caverne obscure et amenés sans transition au jour, peint leur admiration : « A la vue de la terre, de la mer et de la voûte du » ciel, quand ils reconnaîtraient l'étendue des nuages et la force des » vents, quand ils admireraient la beauté du soleil, la grandeur et les » torrents de lumière, quand enfin ils considéreraient, aussitôt que la »> nuit venue aurait entouré la terre de ténèbres, le ciel étoilé, les » variations de la lune, le lever et le coucher des astres accomplissant » leur course immuable de toute éternité, sans doute ils s'écrieraient : » Oui, il y a des dieux, et ces grandes choses sont leur ouvrage. » A cela, et même à côté de Platon, j'ajouterai quelques mots de Pline, lui qui comparait gracieusement à des yeux les étoiles scintillantes (tot stellarum collucentium illos oculos), quelques mots qui montrent que les merveilles de la lune variable avaient captivé son regard et son esprit :

« Le plus admirable de tous est l'astre qui est le plus familier aux >> habitants de la terre, celui que la nature a créé pour remédier aux » ténèbres, la lune. Elle a mis à la torture, par sa révolution compli» quée, l'esprit de ceux qui la contemplaient et qui s'indignaient d'ignorer le plus l'astre le plus voisin. Croissant toujours ou décrois» sant, tantôt recourbée en arc, tantôt divisée par moitié, tantôt » arrondie en orbe lumineux; pleine de taches, puis brillant d'un éclat » subit; immense dans la plénitude de son disque, et tout à coup >> disparaissant; tantôt veillant toute la nuit, tantôt paresseuse et

» aidant pendant une partie de la journée la lumière du soleil; s'éclipsant, et cependant visible dans l'éclipse; puis invisible à la fin du » mois, sans toutefois être éclipsée. Ce n'est pas tout: tantôt elle » s'abaisse, et tantôt elle s'élève, sans uniformité même en cela; car » parfois elle touche au ciel, parfois aux montagnes, parfois au » haut dans le nord, parfois au bas dans le midi. Le premier qui » reconnut ces différents mouvements fut Endymion, et aussi dit-on » qu'il en était épris. »

Enfin, et pour achever ceci qui touche à la poésie, que M. de Humboldt a cherché, et que je suis loin de vouloir éviter, il n'a pas manqué de rappeler le vif et tendre sentiment de la nature qui inspire les compositions de Virgile, les couleurs harmonieuses de ses tableaux, qui révèlent combien il la comprenait, et le calme infini qu'il a su jeter dans le repos de la mer et le silence de la nuit. Mais je ne voudrais pas non plus que dans cette revue fût oublié le père de la poésie grecque, qui, à mon gré, a surpassé tous ses rivaux à exprimer cette impression et ce ravissement que cause l'aspect profond de la voûte éthérée : << Les astres splendides brillent au ciel autour de la lune lumineuse, » l'air est sans un souffle, au loin se montrent les collines, les pen>> chants escarpés et les vallons; l'éther infini s'ouvre dans sa magnifi» cence; toutes les étoiles se montrent, et le berger s'est réjoui dans » son cœur (Il. Ix). » Homère a été plus d'une fois ce berger qui, assis au penchant des vallées et perdu dans l'ombre de la nuit tranquille, a senti vibrer son âme à l'unisson de la silencieuse immensité.

Mais ce ne sont là, à vrai dire, que des essais. Cet ordre d'émotions et de poésie, dans son plein, était réservé à l'esprit des àges modernes, qui est parvenu sur des hauteurs où l'antiquité n'atteignit jamais.

Esprit de l'homme, un jour sur ces cimes glacées,
Loin d'un monde oublié quel souffle t'emporta?
Tu fus jusqu'au sommet chassé par tes pensées;
Quel charme ou quelle horreur à la fin t'arrêta?

Ce qui l'entraîna sur les cimes glacées et lui fit sentir et exprimer d'une façon nouvelle les mystérieuses beautés de la nature, ce fut, bien que cela puisse paraître étrange à beaucoup, ce fut la science, ou, en d'autres termes, le vaste agrandissement de la connaissance du monde, agrandissement dont M. de Humboldt nous retrace le magnifique tableau. J'ai déjà touché ailleurs, en passant, ce sujet, et ici encore je ne puis le toucher qu'en passant. Tant que les dimensions du monde et les forces qui l'animent furent ignorées, les sentiments inspirés par les scènes naturelles se manifestaient sous une forme qui

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