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sation, le triomphe de la force organisée sur la force sauvage. Nemrod, fondateur de l'empire de Babylone, est le premier civilisateur; il est aussi le premier oppresseur, ce qui n'est pas contradictoire; car dans les temps primitifs les hommes ne s'élèvent à la civilisation que par l'assujettissement et la discipline. Par un anachronisme permis, Abraham et Isaac figurent parmi les personnages de la tragédie. Une faute plus grave, c'est d'avoir introduit le symbole et la philosophie de l'histoire dans la poésie dramatique. La scène ne supporte pas d'idées, pas d'abstractions; elle réclame des passions, des caractères, des hommes, de la vie concrète. L'auteur peut répondre, il est vrai, qu'il n'a pas destiné sa tragédie au théâtre. M. Kinkel est, comme M. Gregorovius, et dans un autre genre, un maître de la forme. Il y a, comme style, des parties splendides dans Nemrod. C'est dans l'exil que M. Kinkel enrichit la littérature de sa patrie. Il est une des plus touchantes victimes de 1848.

Tu. D.

LITTÉRATURE JUIVE.

SARON, par M. le docteur Louis Philippson, 3e volume.
Leipzig, 1858.

M. le docteur Philippson est, en Allemagne, un des représentants les plus distingués, les plus actifs et les plus méritants du judaïsme éclairé, c'est-à-dire de cette tendance qui, sans rien abandonner de l'héritage traditionnel et en conservant intacts la foi et le génie de la race, sans apostasie morale, en un mot, comprend, d'un autre côté, que le judaïsme doit participer à la vie générale de la civilisation moderne, en suivre le courant et s'y développer, s'il veut subsister sans détérioration. Telle est, ce nous semble, la pensée générale à laquelle peuvent être ramenées les nombreuses productions auxquelles le savant écrivain a attaché son nom dans des ordres très-divers. La publication dont nous voulons dire un mot aujourd'hui est faite par les soins de « l'Institut pour le développement de la littérature israélite, » fondé, conjointement avec le docteur Philippson, par les docteurs Jellinek (de Vienne) et Jost (de Francfort). Elle est toute littéraire sous le nom hébraïque et poétique de Saron, l'auteur a réuni une série de nouvelles et de poésies. Le troisième volume, qui vient de paraître, contient deux drames en vers, plusieurs esquisses dramatiques moins développées, un poëme philosophique sur le Moi, où il est traité successivement de la « solitude du Moi » et du « Moi en soi », et de petites poésies lyriques d'un bon sentiment, mais d'une forme un peu défectueuse.

Le premier des deux drames, Esterka, se passe en Pologne, sous le règne de Casimir le Grand. C'est là que les Juifs, chassés, par les persécutions, du midi et du centre de l'Europe, ont trouvé un refuge. Les principaux personnages sont : Esterka, jeune israélite, Ben Joseph, son fiancé, et le roi Casimir. Esterka est, par la méchanceté d'un grand seigneur qui avait voulu la séduire, dénoncée comme ayant tué un enfant chrétien; mais le roi est informé de son innocence par les soins de Ben Joseph. Il la voit, l'aime, et lui offre de l'épouser. Esterka répond à cet amour, mais elle est liée par un serment à son fiancé. Ben Joseph, la personnification du judaïsme luttant et espérant, renonce à elle parce qu'il espère de son mariage avec le roi l'émancipation de sa nation; mais, si Casimir le Grand se montre dans le drame aussi bon homme qu'Assuérus, Esterka n'est ni une Esther ni une Judith sa passion pour le roi l'absorbe tout entière et lui fait oublier sa

nation, sa religion et les promesses qu'elle avait faites à Ben Joseph. Le châtiment est proche; le grand seigneur qui avait voulu la perdre au premier acte soudoie, au dernier, des scélérats pour l'empoisonner le jour même des noces et pendant le repas nuptial. Ben Joseph a surpris le complot; il peut le déjouer, la sauver : << Mais quoi! me précipiter encore une fois dans le tourbillon trompeur de la vie, >> arrêter encore une fois la roue du destin, qui finira cependant par la broyer? >> Ne vaut-il pas mieux que tout finisse d'un coup? Ce roi chrétien, circonvenu >> par ses courtisans et ses prêtres, en viendrait tout de même à détester la fille » juive; ils conduiraient son esprit, peut-être sa main, son glaive!... Elle >> mourrait dans le malheur, dans l'exil, dans l'abandon!... Quelle meure dans » l'heureuse ivresse de la joie.... Il serait temps encore!... Mais que me fait tout » cela? Ne m'ont-ils pas dédaigné, repoussé tous les deux? A-t-elle tenu son ser»ment? N'a-t-elle pas renié le Dieu de ses pères? N'a-t-elle pas sacrifié son >> peuple aux chrétiens? Ne s'est-elle pas jetée dans les bras de ce chrétien? Qu'il » la protége donc, s'il peut!... Tout est fini; je me rends à Sion pour y déposer » les débris de mon bonheur à côté des débris de mes pères, et trouver une >> tombe près des tombes des ancêtres. » Ce Ben Joseph, qui cache sous les habits et le jargon d'un colporteur l'esprit le plus élevé, les projets les plus vastes et le caractère le mieux trempé, est une figure assez altrayante, et Esterka plaît par sa faiblesse même. Il y a de belles situations, mais trop longuement développées. Le style manque d'originalité. Tel qu'il est, ce drame nous paraît bien supérieur au suivant : Jérémie. Dans celui-ci, on ne peut absolument s'intéresser à personne, ni au jeune roi Jojachin, aussi dénué de charme que de caractère, ni à son oncle Méthania, conspirateur de mélodrame, ni à la princesse Hulda, qui ne sait ce qu'elle veut, ni même au prophète Jérémie, qui conseille en trèsgrandes phrases une très-petite politique. L'auteur a cru devoir enchasser dans son dialogue quelques citations de son prophète; mais comme elles ne sont pas en harmonie avec la couleur du reste, elles détonnent et produisent un mauvais effet. Disons, en terminant, que M. Philippson est loin d'être le premier Israélite qui ait essayé de rendre des idées juives dans des formes poétiques complétement étrangères au génie de sa race et de sa langue. Les Israélites allemands ont une littérature dramatique assez riche et curieuse, consistant en compositions publiées soit en hébreu, soit en allemand, souvent dans les deux langues à la fois. Sans remonter bien au delà des temps actuels, nous pourrions citer plus de vingt drames, dont ceux de Moise Konitz et du professeur Aaron Wolfssohn sont les plus remarquables. Beth-Rabi, de Moïse Konitz (1809), est une biographie dramatisée du rabbin Judas Hannassi, l'un des auteurs de la Mischna babylonienne. C'est une œuvre surtout curieuse par les notes, qui sont un véritable trésor de la littérature talmudique. La pièce intitulée Dans l'empire des bienheureux, du professeur Wolfssohn (1794), est un drame satirique; il tire son nom du lieu de la scène, qui est le Paradis. L'auteur a voulu représenter la lutte des partis religieux dans le sein du judaïsme de son temps. Les principaux personnages sont Maimonides, Moïse Mendelssohn et un rabbin polonais, qui est la personnification de la tendance rétrograde et fanatique, et le personnage ridicule de la pièce. Les intentions dogmatiques et polémiques de l'auteur ont aussi motivé de nombreuses notes en hébreu, en rabbinique et en juif allemand moderne. Nous pourrions encore rappeler deux imitations de l'Esther de Racine, de Salomon Rapaport et de Joseph Haltern, etc., etc.

A. N.

LÉGENDES SUISSES D'ARGOVIE (Schweitzer-Sagen aus dem Argau), par M. Rocholtz. - Deuxième et dernier volume; 1858.

La science du dix-neuvième siècle, et principalement la science allemande, a le mérite d'avoir restitué leur véritable valeur aux traditions et aux contes populaires, que dédaignait fort à tort la science plus superficielle de nos pères. Rien n'est plus important que ces documents uniquement conservés dans la mémoire des générations, pour la connaissance de l'esprit, du génie et de la filiation des peuples. Tout à fait dans l'esprit des deux frères Grimm, c'est-à-dire sans nulle préoccupation littéraire et avec un respect entier pour la tradition, M. Rocholtz a recueilli de la bouche de ses compatriotes et a rédigé cinq cent trente-six légendes de la Suisse allemande. C'est une œuvre considérable, sur laquelle la Revue Germanique reviendra, mais qu'elle a voulu annoncer dès aujourd'hui.

A. N.

MONUMENTA GRAPHICA MEDII ÆVI.

L'imprimerie impériale de Vienne vient de faire paraître les premiers cahiers de cette importante publication, entreprise par les soins du gouvernement, et consacrée à la reproduction photographique des documents historiques. Nous croyons que c'est la première fois que la photographie est mise, au moins sur une grande échelle, au service de l'investigation historique. Le recueil doit contenir tous les documents les plus importants du moyen âge, depuis les temps les plus reculés jusqu'au seizième siècle, qui peuvent se trouver dans les archives autrichiennes. C'est M. Sickel, professeur de paléographie à l'université de Vienne, qui dirige la publication. Il s'est adjoint M. César Foucard, professeur de paléographie à Venise, et M. Osio, directeur des archives de Milan. Le travail photographique a été réparti entre l'atelier qui fait partie de l'imprimerie impériale de Vienne, et les photographes Durone de Milan, Lotze de Vérone, et Perini de Venise. Toutes les épreuves sont admirablement réussies.

Les Monumenta graphica ne donneront pas seulement des documents latins, mais aussi des documents en vieux allemand, en vieux tchèque, en vieux slowène, etc. La publication est plus spécialement destinée aux écoles paléographiques et aux séminaires historiques de l'Autriche.

COURRIER LITTÉRAIRE ET SCIENTIFIQUE

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LA REVUE GERMANIQUE.

Berlin, 25 avril.

Je commence par ce qui doit vous intéresser le plus deux membres de votre Institut, MM. Philippe le Bas et Natalis de Wailly, ont été nommés membres correspondants de notre Académie des sciences (section d'histoire et de philosophie), et c'est par une leçon sur un livre français, l'Ancien Régime et la Révolution, que M. Gneist, l'éminent professeur de notre Faculté de droit, a terminé la série des cours publics à l'usage des gens du monde, qui se font chaque hiver dans le local de l'Académie de chant. Je n'ai pas besoin de vous dire que M. Gneist a rendu pleine justice au mérite et aux consciencieuses recherches de M. Tocqueville, en accusant néanmoins quelques divergences. En comparant le passé de la France à celui de l'Angleterre, il a fort insisté sur ce point, que l'Angleterre n'a pas toujours été ce qu'elle est aujourd'hui, et que son point de départ a été une centralisation absolue. Si les destinées de l'aristocratie anglaise ont été si différentes de celles des ordres privilégiés en France, c'est, a-t-il dit, que la première a toujours compris que les droits impliquaient aussi des devoirs, principe élémentaire dont l'ancienne noblesse française a durement expié l'oubli. En parlant de l'Angleterre, M. Gneist était tout à fait sur son terrain ; je ne crois pas qu'homme sur le continent ait plus profondément étudié le mécanisme constitutionnel et administratif de ce pays, et vous savez sans doute qu'il a écrit là-dessus un livre des plus complets et des plus remarquables.

Une remarque qui peut vous intéresser est que cette institution de cours publics, en dehors de l'enseignement proprement dit, est presque générale en Allemagne. Il y en a à Vienne, et ceux de Munich sont fort importants 1. Ceux que le professeur Hæusser, de l'université d'Heidelberg, a faits, pendant l'hiver, au foyer du théâtre grand-ducal de Carlsruhe, sur l'invitation et en présence du grand-duc, ont eu un grand retentissement, et ont été suivis ici avec d'autant plus d'intérêt qu'ils touchaient à la grande époque de l'histoire prussienne. Le sujet de M. Hæusser était Frédéric le Grand. Il faut vous dire que les esprits étaient justement un peu émus d'une sorte de pamphlet qui ne fait guère honneur à la plume illustre dont il est sorti, laquelle ne serait pas illustre si elle n'avait écrit que cela. Je veux parler d'une étude déjà ancienne de M. Macaulay sur Frédéric II. Lord Macaulay est un grand historien, tout le monde en convient, mais puisqu'on a dit d'Homère qu'il a sommeillé quelquefois, on peut bien dire de lui qu'il a dormi au moins une fois il n'a pas du tout compris Frédéric II, et il l'a jugé fort mesquinement,

1 Voir plus bas, dans notre correspondance de Munich, le résumé d'une leçon du professeur Liebig.

avec des idées étroites et vulgaires qui ne laisseraient debout aucun personnage historique. Comme on traduit tout en Allemagne, il s'est trouvé des traducteurs pour faire connaître à notre public cette erreur d'un esprit éminent. La sensation a été grande et désagréable, et les éloquentes leçons du professeur Hæusser ont été considérées comme une réponse indirecte à l'attaque anglaise, et doublement bien venues à ce point de vue.

Puisque j'en suis aux contestations entre Anglais et Allemands, je vous entretiendrai tout de suite d'un débat qui remet en présence des morts non moins illustres que Frédéric II. Il s'agit, d'une part, de Newton et de Goethe, d'autre part, de Newton et de Leibnitz. Vous savez que Goethe et il fallait que ce fût

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lui pour que cette audace ne parût pas un blasphème — a, dans sa Théorie des couleurs, opposé à l'optique de Newton une théorie absolument différente. Jusqu'à présent, et bien que Schiller, dans une lettre tout récemment publiée pour la première fois, se fût rangé du côté de son ami 1, on n'avait considéré la Théorie des couleurs que comme l'erreur ingénieuse et brillante d'un esprit d'ailleurs aussi compétent et aussi autorisé dans ces matières scientifiques que dans les matières littéraires; mais voici qu'un savant, le docteur Growell, entre en lice contre la théorie qui a prévalu, avec une brochure intitulée comme suit : Gœthe a raison contre Newton. Et voilà le débat rallumé. Il s'est continué oralement dans le sein de notre association polytechnique. M. Ch. Wolf a réfuté le docteur Grewell en deux leçons; le docteur Growell a riposté, et il a prétendu donner la démonstration mathématique de la théorie de Goethe. Je dis : il a prétendu, parce que je suis obligé de confesser mon incompétence. Je puis constater seulement que l'assistance a paru favorablement impressionnée par ses arguments, ce qui n'est peutêtre pas tout à fait concluant; car si le docteur Growell ne défend pas la cause la plus juste, il défend celle qui est nécessairement la plus sympathique à nous autres Allemands. Quoiqu'il en soit, si d'une part on veut dépouiller Newton au profit de Goethe, d'autre part on appauvrit Leibnitz au profit de Newton; si on conteste à celui-ci son optique, on veut en même temps lui rendre la gloire entière et exclusive de l'invention du calcul différentiel, ce qui établit une sorte de compensation. Lisez Les prétentions de Leibnitz à l'invention du calcul différentiel, par le docteur Sloman (Leipzig, Teubner), et vous apprendrez que ces prétentions reposent tout simplement sur un habile plagiat. M. Sloman soutient, avec une conviction évidente, mais aussi, à ce qu'il semble, avec un peu de subtilité et de parti pris, la thèse antileibnitzienne qui lui a peut-être été un peu suggérée, à son insu, par les exagérations déplacées et déplaisantes de quelques admirateurs outrés de Leibnitz. Je dois vous dire qu'il n'est pas plus doux pour les Français que pour l'auteur de la Théodicée, qu'il conteste à Fermat toute part sérieuse dans la création du calcul différentiel, et qu'il malmène fort M. Biot, qu'on considérait comme ayant fait la part juste et équitable de toutes les prétentions. Mais il est probable que les choses resteront en l'état, c'est-à-dire qu'après comme avant la brochure de M. Sloman, l'opinion sera que le calcul différentiel a été inventé un peu par beaucoup de mathématiciens, beaucoup par Newton, et aussi, en même temps que par Newton, par Leibnitz.

1 « Ses découvertes dans l'optique ne seront appréciées que par la postérité; il a démontré jusqu'à l'évidence la fausseté de la théorie de Newton, et si le temps lui permet de terminer son œuvre, la question sera irrévocablement tranchée. »

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