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domestique tyran, qui a joué un grand rôle dans la vie du philosophe. C'est enfin le résumé de tout ce qui arrivait à Kant pendant qu'il était assis à sa table de travail. Une mémoire très-affaiblie par l'âge l'obligeait à prendre note de tous ces détails intimes qui, d'un trait de plume, devaient disparaître plus tard du corps de l'ouvrage. Mais à côté de ce journal presque quotidien du philosophe, nous rencontrons des chapitres entiers mis au net, écrits par un copiste avec des corrections de Kant, et qui sont tout prêts pour l'impression.

Nous allons maintenant dire quelques mots du fond même de l'ouvrage, sans toutefois avoir la prétention de porter un jugement sur la valeur d'une œuvre que nous ne connaissons que de troisième main.

Dès l'abord, on reconnaît, dit M. Haym, la rigoureuse méthode d'examen qui caractérise entre tous les philosophes l'auteur de la Critique de la raison pure. Après chaque pas en avant, il remonte avec une persistance systématique à son point de départ pour légitimer la marche qu'il suit et établir la stricte logique de ses déductions. Il se montre infatigable dans l'analyse scrupuleuse du concept pur de la matière, tourne et retourne sans cesse en tous sens les deux catégories de qualité et de quantité, et fait surgir, par ce travail critique, une série inépuisable de nouveaux problèmes qui retardent continuellement la solution qu'il poursuit. La question est creusée sans fin, mais elle reste stationnaire.

Il est, d'ailleurs, inutile de faire remarquer qu'une comparaison avec les autres œuvres de Kant, et surtout les Éléments métaphysiques de la science de la nature, pourra seule établir avec certitude le profit que la philosophie doit tirer de la nouvelle découverte.

Les digressions et considérations dont nous avons parlé plus haut, et qu'aucun lien apparent n'unit au sujet, ne dépassent jamais l'horizon du criticisme et tournent éternellement dans le même cercle d'idées pas une hardiesse, mais aussi pas une déviation. Elles nous prouvent jusqu'à quel point l'esprit du philosophe avait reçu l'empreinte de son propre système, et qu'au seuil de la tombe, comme par le passé, à ces grandes questions sur Dieu, la liberté et l'immortalité de l'âme, Kant répondait toujours par de nouvelles questions, sans jamais arriver à conclure. Constatons aussi que l'auteur a réussi à donner à ses idées, dans quelques-uns de ses aphorismes, une forme plus heureuse et plus précise que dans la plupart de ses autres ouvrages.

Nous ajouterons en terminant que la conciliation des deux notions de Dieu et du monde semble être, en effet, la pensée fondamentale de l'œuvre, qui devait être par conséquent, comme l'avait annoncé son auteur, le résumé et le couronnement de la philosophie transcendantale.

Au milieu des préoccupations nouvelles de l'Allemagne, dans ce mouvement positiviste qui l'entraîne des régions de la spéculation sur le terrain des sciences naturelles, l'annonce de cette découverte, qui, il y a vingt ans à peine, eût enflammé toutes les têtes des bords de la mer Baltique aux sources du Rhin, a passé presque inaperçue; et il a fallu la création d'une revue nouvelle, les Annales prussiennes, pour qu'une voix y célébrât la découverte d'une œuvre posthume du grand philosophe de Koenigsberg. La bibliothèque royale de Berlin a fait des démarches pour acquérir le manuscrit, mais elle n'a pu s'entendre sur le prix avec le détenteur actuel, qui est, dit-on, un parent éloigné de Kant demeurant en Russie.

E. S.

LES PALIMPSESTES DU PROFESSEUR TISCHENDORF.

La bibliothèque impériale de Russie vient d'acheter la collection de palimpsestes et autres manuscrits que M. le professeur Tischendorf a rapportée d'Orient en Allemagne il y a quelques années. Le nombre des palimpsestes n'est pas moindre de dix-sept. Quelques-uns, il est vrai, ne se composent que de peu de feuilles. Dix d'entre eux ont pour texte primitif un texte grec, et parmi eux il faut citer en premier lieu un manuscrit de quarante-quatre feuilles in-4o, avec des passages du Pentateuque dont l'écriture appartient au cinquième ou au sixième siècle, et un autre manuscrit de vingt-huit feuilles in-4o, avec des fragments du Nouveau Testament, qui accusent sept mains différentes et qui appartiennent pour la plupart au cinquième siècle, et, pour le reste, au sixième et au septième. Le second texte du premier palimpseste est aussi grec, et écrit en lettres onciales usitées au neuvième siècle; il contient entre autres toute une homélie de Jean Damascène. Le second texte du deuxième palimpseste est géorgien. Deux autres palimpsestes (six et trois feuilles in-4o) contiennent des fragments d'Isaïe et du livre des Rois. L'écriture est du septième et du huitième siècle. Ils ont été publiés, ainsi que les deux premiers, dans le premier volume des Monumenta sacra inedita, nova collectio, du professeur Tischendorf.

Huit autres feuilles, en caractères grecs du cinquième siècle, paraissent appartenir à un écrit patristique encore inconnu.

Il y a des parchemins qui portent jusqu'à trois textes superposés, et ce sont naturellement les plus curieux. De ce genre est un palimpseste gréco-slavonien de vingt-trois feuilles, dont la plupart portaient déjà deux textes grecs avant de recevoir le texte slavonien. Un autre a trois textes grecs: d'abord, des fragments des lettres de saint Paul en onciales; au-dessus, des passages des Actes des Apôtres en belles lettres minuscules, et enfin, en troisième lieu, des paroles de chant écrites entre des lignes de musique. Une autre feuille, après avoir été couverte d'une écriture grecque du cinquième siècle, a reçu des caractères syriaques du septième; puis il s'est trouvé encore un moine géorgien, pour remplacer les deux anciens textes par un texte de sa langue.

Un palimpseste syriaque géorgien de cinquante feuilles fait espérer d'importants éclaircissements au sujet de la première traduction syriaque des Évangiles. La seule feuille qu'on en ait lue jusqu'à présent appartient au troisième Évangile; elle atteste une traduction très-fidèle, mais ne concorde avec aucune des versions syriaques connues jusqu'à présent. Un manuscrit arabe de soixante-quinze feuilles in-folio n'est pas moins important; il contient la plus ancienne traduction arabe des Épîtres de saint Paul, et est à la traduction erpénienne ce que l'Itala est à la Vulgate; elle donne toujours le mot dont se sont servis les premiers chrétiens arabes. Les connaisseurs placent ce rare manuscrit au huitième siècle. Mentionnons encore les manuscrits caraïtes et rabbanites. Ceux-ci comprennent, entre autres, toute une encyclopédie philosophique (logique, physique et métaphysique), dont le manuscrit passe pour être le manuscrit original de l'auteur. Parmi les premiers, il y a de nombreuses poésies et des travaux exégétiques qui comprennent quatre cents feuilles, et qu'on attribue à un des interprètes juifs les plus fameux, du nom de Jefel. Les manuscrits de cet auteur sont extrêmement rares, et on n'en connaît que depuis peu de temps. (Gazette d'Augsbourg.)

La Revue Germanique s'occupe de littérature, de science et de philosophie étrangères, mais elle paraît à Paris, et il ne serait pas rationnel qu'elle se détournât complétement de ce qui se passe sous ses yeux. Elle ouvre donc à la vie intellectuelle de la France une place, qu'elle ne pourra jamais faire bien grande, mais qui, pour cette raison même, sera toujours bien remplie. Dans la présente livraison surtout 1, nous sommes tellement resserrés que nous pouvons à peine annoncer notre Chronique parisienne, et non véritablement l'inaugurer. Nous prions donc nos lecteurs de considérer ce court article plutôt comme une promesse que comme un accomplissement.

Nous n'avons pas besoin de dire que toute polémique sera habituellement et forcément étrangère à cette courte revue mensuelle les conditions de notre périodicité nous l'interdisent, et la place nous ferait défaut. Mais nous devons deux mots de réponse ou d'explication à quelques lignes amicales qu'a bien voulu nous consacrer une feuille théologique, la Revue chrétienne. Elle paraît nous soupçonner d'une partialité sympathique pour « l'Allemagne panthéiste », et craindre que « l'Allemagne chrétienne » ne souffre de cette préférence. Nous pouvons la rassurer pleinement : le panthéisme spéculatif et idéaliste, qu'elle a sans doute particulièrement en vue, a pour le moment cessé d'être une puissance en Allemagne, et ne peut donner lieu qu'à des études rétrospectives. Quant à l'Allemagne chrétienne, nous n'aurons à en parler ni en bien ni en mal, parce que nous ne sommes pas un journal religieux; nous sommes un journal purement scientifique et littéraire. Nous aurons sans doute à faire connaître les travaux et les résultats de la critique et de l'exégèse allemandes, et c'est là même une de nos tâches principales, parce que ces résultats sont encore à peu près inconnus en France; mais nous considérons la religion comme tout à fait en dehors de ces débats scientifiques, et nous croyons qu'il y a plus de zèle que d'habileté et de justesse à l'y vouloir mêler. Prendre l'alarme au sujet de recherches critiques concernant l'authenticité ou la canonicité de certains passages ou de certains écrits, c'est, dans notre humble opinion, injurier et diminuer plutôt que défendre la religion : le christianisme serait en effet bien peu de chose si son sort était attaché aux travaux de quelques philologues. Nous ne pouvons d'ailleurs admettre que la Revue chrétienne soit dans le vrai en divisant les critiques et les exégètes allemands en armée scientifique qui attaque, et en armée scientifique qui défend le christianisme, et nous sommes persuadés que M. C. F. de Baur, l'illustre professeur de Tubingue, qui, à tort ou à raison, mais dans tous les cas après des travaux consciencieux et profonds, retire le quatrième évangile à saint Jean et la plupart des épîtres à saint Paul, ne s'en considère pas moins comme un excellent chrétien. Distinguons avec soin les débats scientifiques des controverses religieuses la religion s'en trouvera bien, et la science aussi. La Revue chrétienne peut d'ailleurs être tranquille. On peut croire que toute spéculation philosophique

Bien qu'elle contienne quatorze feuilles.

aboutit forcément à une conclusion donnée, sans être pour cela ni intolérant ni exclusif. La Revue Germanique ne le sera jamais, et quand elle fera l'histoire d'un débat d'exégèse ou de critique, elle trouvera tout naturel de faire connaître le pour et le contre.

Cette réponse à quelques lignes, dont nous ne méconnaissons d'ailleurs pas l'intention bienveillante, nous a paru nécessaire, mais elle restreint encore le peu d'espace que nous avons pu nous réserver cette première fois. Hâtons-nous, pendant qu'il en reste un peu, d'annoncer le nouveau volume d'Essais de critique et d'histoire que vient de faire paraître M. Taine. C'est, conformément à une méthode de plus en plus suivie, une réunion d'articles qui ont déjà passé dans des journaux, mais d'articles qu'on est heureux de relire, et qui méritent de rester. L'auteur des Philosophes français du dix-neuvième siècle a cette fois étendu le domaine de son analyse, et les figures qu'il nous fait connaître appartiennent à des ordres et à des temps divers; mais si l'unité du sujet manque, le nouveau volume en a deux autres qui ont bien leur prix, l'unité de talent et l'unité de méthode. La méthode avait été attaquée : M. Taine la justifie dans une excellente et vive préface. - Nous avons reçu un volume de poésies, les Convictions, de M. Maxime du Camp. Ce titre est ici à sa place, et répond on ne peut mieux à l'inspiration réelle, mais réfléchie plutôt que spontanée, du livre. La poésie de M. du Camp est de la poésie philosophique; elle est grave et un peu triste, mais, si nous pouvons dire, fortifiante, comme tout ce qui est mâle et sincère. Elle glorifie le travail, et, par une heureuse hardiesse, elle a emprunté quelques motifs aux prodiges du génie industriel. C'est une source nouvelle, où M. du Camp a puisé plusieurs de ses meilleures inspirations.

Le consciencieux et judicieux éditeur de la Correspondance du roi Joseph, M. le commandant du Casse, vient de faire paraître le premier volume de la Correspondance du prince Eugène. Ainsi s'accroît incessamment cette littérature de documents originaux si précieuse pour l'étude des événements et des hommes. La plupart des théâtres abordent le printemps sous les meilleurs auspices. A l'Opéra, la Magicienne a remporté un succès qui durera, parce qu'il n'est pas dû uniquement à la pompe de la mise en scène. Quentin Durward vient d'obtenir un triomphe retentissant à l'Opéra-Comique, et le Théâtre-Lyrique a repris avec éclat la Perle du Brésil de M. F. David. La musique n'est pas moins florissante en dehors du théâtre. Parmi les innombrables concerts de cette saison, il y en a eu d'extrêmement remarquables. Nous citerons, entre autres, celui de M. Louis Lacombe, déjà un peu ancien; les trois concerts donnés à la salle Pleyel par madame Clauss-Szarwadi, et celui de M. Henri Litolff à la salle Herz. Ce dernier a été une révélation: M. Litolff, qui vient d'Allemagne, était, il y a un mois, inconnu en France. Il a joué son neuvième concerto symphonique, une œuvre que les maîtres ont admirée, avec une virtuosité qui tient du prodige et qui a excité l'enthousiasme du public. Par la poésie et l'originalité de ses compositions, par les allures rêveuses de ses mélodies et les hardiesses de ses harmonies, M. Litolff est bien de son pays; par certains côtés, il a des affinités avec Schumann, mais il est moins désordonné et plus rhythmé. Ce qui le distingue et le caractérise, c'est qu'il a su s'approprier les formes et les ressources de la musique nouvelle, tout en gardant une clarté de dessin qui frappe les moins initiés.

A. N.

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