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HISTOIRE NATURELLE.

(Extrait de l'ouvrage les Alpes, de F. de TSCHUDI 1.)

LE CHAMOIS.

Nature, genre de vie et particularités des chamois.

-Leur séjour.

Puissance musculaire des chamois. - Leur mode de reproduction.

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Rochers salés.

- Possibilité de les

apprivoiser et d'en obtenir des croisements. Calculs qui se forment dans leur estomac. Peu de probabilité que le chamois vienne jamais à disparaître.

De tous les animaux de nos hautes montagnes, aucun ne leur donne autant d'attrait que les chamois, la seule espèce européenne de l'antilope. Ces jolies chèvres des rochers, à la course rapide, errent par petites troupes dans les parties les plus désertes et les plus solitaires des Alpes, elles animent de leur présence les arêtes les plus élevées, et traversent comme au vol des champs de glace de plusieurs lieues de longueur. Doux, familiers, sociables et inoffensifs comme ils le sont, les chamois s'associeraient aux troupeaux qui paissent dans les Alpes, et pourraient être apprivoisés et cultivés, si l'homme, qui s'est toujours montré leur ennemi, ne leur inspirait pas une terreur insurmontable. On s'est souvent demandé si l'on ne pourrait pas transformer le chamois en un animal domestique et utile, au moyen de certains soins et d'une domestication bien conduite. Pendant l'été, le chamois domestique vivrait libre dans la montagne comme les chèvres, et il n'exigerait des soins qu'en hiver. Le chamois pourrait aussi bien exister dans les vallées que les bouquetins, qui y ont vécu en petits troupeaux et s'y sont souvent propagés pendant plusieurs générations. Si, au lieu de la nourriture peu abondante et de mauvaise qualité à laquelle il est réduit dans la montagne pendant cette saison, il avait une nourriture

1 Strasbourg, Treuttel et Würtz; Berne, Dalp. La traduction française de cet ouvrage, devenu en peu de temps classique en Suisse et en Allemagne, est en cours de publication. Nous devons les fragments que nous publions à une bienveillante communication des éditeurs

plus substantielle, il donnerait même sans doute plus de lait et prendrait plus de chair.

Le chamois ressemble beaucoup à la chèvre, et particulièrement à la chèvre qui habite les Alpes; il s'en distingue par ses cornes noires et crochues, par des jambes plus longues et plus fortes, par un cou plus allongé, par un corps plus court et plus ramassé. Tout chez le chamois est élastique, son cou même est extensible. Debout sur ses jambes, il peut se dresser et atteindre à six pieds de hauteur, position dans laquelle tout le poids de son corps repose sur les pattes de derrière. Le chamois manque de barbe comme le bouquetin, et il est inconcevable que de nos jours on ose encore dessiner ces animaux avec des barbes de bouc. C'est au printemps que les chamois sont le plus clairs; leur pelage est alors d'un gris blanchâtre; en été, il tourne au roux comme celui du chevreuil; en automne, il devient de plus en plus foncé, et finit par être en décembre d'un gris brun sombre, qui peut même passer au noir. Leur poil ne change pas chaque fois qu'il se colore, et il est probable que la différence de nourriture, l'action de la lumière et d'autres influences atmosphériques, motivent seules ces variations dans les nuances. Un large trait brun foncé se dirige vers le museau à partir de chacun des yeux, qui sont grands, noirs, trèssaillants et très-expressifs. En hiver, sa fourrure s'épaissit beaucoup. Chez de vieux boucs, les poils grossiers et cassants atteignent deux pouces de longueur, surtout à la tête, au ventre, aux pattes et au milieu du dos. Les pieds du chamois sont plus gros que ceux de la chèvre. Il peut écarter beaucoup ses sabots, qui sont entourés d'un rebord saillant, et cette faculté, développée surtout dans les pattes de devant, lui facilite singulièrement la marche sur la glace ou sur des dalles à bords minces et tranchants. Ses cornes sont très-dures, et leurs pointes sont effilées et tranchantes; c'est une arme excellente qu'il emploie pour se défendre contre les aigles et les gypaètes, et au moyen de laquelle il fend la panse des chiens qui l'attaquent; jamais il ne s'en sert contre l'homme. Chez le mâle, qui est plus grand et a la tête plus grosse que sa chèvre, les cornes sont plus écartées et plus fortes que chez celle-ci. Derrière chaque corne, une ouverture assez grande s'enfonce en spirale dans les os du crâne, mais il ne s'en écoule rien.

C'est en automne et au commencement de l'hiver, au moment du rut, qu'ils sont surtout gais et alertes. A cette époque, nous avons souvent observé pendant des heures entières des troupeaux et des paires isolées de ces animaux, qui se livraient à des jeux et à des combats

simulés. Ils sautent comme des fous sur des arêtes étroites, cherchent à se donner des coups de tête et à se renverser; ils feignent d'attaquer l'un d'eux, et se précipitent tout à coup sur un autre qui est pris à l'improviste; en un mot, ils s'agacent et s'amusent de mille manières. Dès qu'ils aperçoivent une forme humaine, même à une grande distance, la scène change subitement. Tous les animaux de la bande, depuis le plus vieux bouc jusqu'au plus jeune faon, se mettent aux aguets et se préparent à fuir. Lors même que l'observateur reste immobile, c'en est fait de leur belle humeur. Ils remontent lentement vers les hauteurs, s'arrêtent pour examiner chaque bloc, chaque paroi de rocher, et ne perdent pas un instant de vue l'endroit d'où les menace le danger. D'ordinaire, ils ne s'arrêtent que très-haut. Tout le troupeau se serre sur le plus élevé des escarpements; chaque animal sonde du regard les profondeurs, et balance gravement sa tête blanche. En été, il est rare que les chamois qui ont été dérangés sur un pâturage y reparaissent de toute la journée; en automne, quand tout est déjà désert dans l'alpe, au bout d'une heure à peine, on les voit redescendre au galop, et ils recommencent leurs jeux dans leur endroit favori.

Pendant la nuit, les chamois se couchent au milieu des rochers entre de gros blocs, dans des grottes ou sous des dalles en saillie; ils aiment à dormir réunis en petites troupes. Nous avons souvent fait l'observation qu'au milieu de l'été ils recherchent les flancs des montagnes exposés à l'ouest ou au nord, tandis qu'à d'autres époques, ce sont les versants orientaux ou méridionaux qu'ils préfèrent.

Dès qu'en automne la neige a argenté les arides sommités des montagnes et commence à se fixer sur les hauts pâturages, les chamois se retirent peu à peu vers les forêts supérieures, et finissent par s'y confiner pendant l'hiver. Ils choisissent les expositions méridionales, à proximité de pentes rapides et dénudées, où la neige, balayée par le vent à mesure qu'elle tombe, ne peut se fixer. Ils se cachent ordinairement sous un grand sapin touffu, dont les branches basses traînent à terre et protégent contre la neige de longs chaumes desséchés.

On prétend que l'instinct fait préférer aux chamois les forêts qui ne sont pas exposées aux ravages des avalanches. Ils n'évitent cependant pas toujours ce danger, et bon nombre périssent ensevelis sous la neige. Dès que le soleil du printemps a aminci la couche de neige qui couvre les hauteurs, nos animaux se hâtent de quitter leurs retraites et regagnent leurs Alpes chéries, où ils vivent quelque temps moitié sur la neige, moitié sur le gazon.

Les chamois paissent dans des endroits où la chèvre des Alpes, si

habile grimpeuse qu'elle soit, ne peut parvenir, sur les petits îlots gazonnés des pics les plus abruptes, le long de ces bancs en saillie, d'un pied de largeur tout au plus, qui suivent les escarpements comme des rubans et s'allongent de coupole en coupole. Ils sont destinés par: la nature à profiter du tribut végétal de ces lieux qui, sans eux, serait perdu, et ils y tondent tout à leur aise des plantes éparses, mais savoureuses et nourrissantes; en automne, devenus gras, ils pèsent soixante, quatre-vingts et même cent livres. Nous connaissons un chasseur gla-ronnais qui tua sur le Tschingeln un chamois de cent vingt-cinq livres. C'était un gros bouc, célèbre parmi les montagnards, qui l'avaient surnommé le Rufelibock; depuis plusieurs années, il descendait assez bas vers la vallée, et défiait tous les piéges des chasseurs; mais le rusé Blæsi finit par être plus fin que le prudent Rufelibock. Les jeunes chamois nés pendant l'été pèsent déjà de quinze à vingt livres en automne.

Comme tous les animaux des Alpes, les chamois maigrissent beau coup en hiver, non pas qu'ils manquent de nourriture, car partout dans la montagne ils peuvent en trouver en quantité suffisante, à l'exception peut-être des jours où il est tombé beaucoup de neige, mais cette nourriture a peu de valeur nutritive. Le foin court et desséché sur place est devenu dur, coriace, analogue à la paille, et contraste singulièrement avec les feuilles tendres et succulentes que le chamois trouve à profusion pendant l'été. Il n'est pas certain que les chamois grattent la neige, comme les rennes, pour arriver à la mousse et à l'herbe qu'elle recouvre. Ils préfèrent descendre dans les vallées et paître près des sources où la neige est fondue; ils rongent aussi les filaments de lichens qui pendent le long des sapins, et quelquefois ils restent suspendus aux branches par les cornes, ne peuvent pas se dégager et meurent de faim. Nous nous souvenons d'avoir rencontré un squelette de chamois dans cette position. La même espèce de lichen qui sert de nourriture au gibier, sert au chasseur à bourrer son fusil.

Les chamois aiment beaucoup le sel, comme tous les ruminants, et fréquentent régulièrement les rochers où il en suinte. Parfois ils les lèchent si longtemps que, pris d'une soif ardente, ils courent en furieux se désaltérer dans l'eau la plus rapprochée. Gessner, le respectable père de la zoologie suisse, et Scheuchzer connaissaient parfaitement cette habitude des chamois. Si les chamois lèchent les rochers avec. tant d'avidité, dit ce dernier, ce n'est pas uniquement à cause du sel, mais aussi pour en détacher du sable; il leur sert à se débarrasser la bouche du mucilage végétal qui y reste adhérent, ou bien à exciter

l'appétit, et en outre il a chez eux, comme chez les oiseaux, un rôle à remplir dans la digestion, leur tenant lieu « d'instruments culinaires ». Les chasseurs font une distinction entre les suintements secs des schistes calcaires et les eaux salées ou acides des marais; ils prétendent aussi que les chamois femelles avec leurs petits visitent seules ces endroits, et uniquement depuis la Saint-Jacques jusqu'au milieu du mois d'août. Quatre ou cinq jours de suite, elles y arrivent de très-loin à la pointe du jour, lèchent avec avidité les rochers pendant une heure, et repartent ensuite. Il semble que ce soit de leur part une mesure hygiénique, car on a fait l'observation que tous les chamois tirés près de ces rochers salés étaient fort maigres.

Les chamois vivent, comme les autres animaux de la même famille, par petites sociétés de cinq à dix et même vingt individus. Jadis des troupeaux de soixante chamois n'étaient pas une rareté. Ce sont des animaux alertes, élégants et d'une extrême prudence. Chacun de leurs mouvements trahit une énergie musculaire extraordinaire, et porte le cachet de l'agilité et de la grâce. C'est surtout le cas quand l'animal est attentif à ce qui se passe autour de lui, ou se prépare à faire un bond. Ordinairement, et surtout en captivité, les chamois ont l'air fatigué, leurs jambes fléchissent, et ils semblent les traîner paresseusement, même dans la plaine. Effrayés, tout en eux change comme par enchantement. Ils prennent un air d'audacieuse énergie. Leurs muscles se roidissent, acquièrent l'élasticité de l'acier, et ils fuient comme le vent, en faisant des bonds dont la vigueur et la grâce sont indicibles. Il faut les avoir vus pour se faire une idée de leur rapidité extraordinaire, de la puissance de leurs élans, de la sûreté de leurs sauts et de tous leurs mouvements. Ils bondissent d'un rocher à l'autre, ayant l'abîme sous les pieds; ils se tiennent en équilibre sur des anfractuosités à peine visibles, s'impriment un vigoureux élan à l'aide des jambes de derrière et retombent en toute sécurité sur l'aspérité, de la grosseur du poing, qu'ils avaient en vue. Le bouquetin, étant plus bas sur ses jambes, plus allongé et plus lourd que le chamois, saute beaucoup moins; il n'a pas non plus la vie aussi dure. Le chamois bondit encore sur les rochers ou les glaciers et fuit à plusieurs lieues de distance, lorsque ses intestins s'échappent par une blessure, lorsqu'il a le foie traversé, ou lorsqu'il ne se soutient plus que sur trois jambes; le bouquetin succombe plus vite à des blessures légères.

Sur le Murtschenstock, un chasseur glaronnais avait grièvement blessé un chamois au pied; trois ans de suite, il vit boiter devant lui sa bête mutilée, et ne put l'abattre que la quatrième année. Un chasseur

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