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La comtesse Rajew?

ALEXANDRE hors de lui.

ANATOLE.

Cousin, vous ne parlez pas sérieusement? Vous n'avez pas...

LE PRINCE.

Certainement j'ai.... Mais ce que tu as, je ne le comprends pas. Elle venait d'arriver au moment où je sortais pour venir ici; je n'avais plus le temps de la voir, mais j'ai donné l'ordre de la faire suivre immédiatement.

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Étonnement général! bravo! c'est ce que j'aime! Je raffole des surprises; j'adore l'effet. Quand je disais : Mon cher Alexandre, je t'ai préparé une jolie bienvenue... cela devait être quelque chose! Concert instrumental et vocal! Cette Hélène doit chanter de manière à me payer de ses frais d'éducation, que je veux rembourser à la comtesse.... Et la fille a, dit-on, toutes les manières d'une grande dame! Tant mieux! tant mieux! Qu'elle s'habille comme une comtesse si cela lui plaît, rien de mieux, je le veux même cela ajoute au charme de la musique; mais si elle s'en fait accroire, si elle a des lubies, je les lui ferai passer, parbleu!

ALEXANDRE.

Prince, vous nous épargnerez un spectacle dans lequel votre rôle ne peut être digne d'envie.

Parbleu! Mais que c'est drôle!

LE PRINCE.

PAUL entrant, à Alexandre.

Votre Altesse, les musiciens de monseigneur demandent s'il faut faire entrer la chanteuse qui vient d'arriver.

ALEXANDRE faisant un signe comme pour repousser.

A aucun prix.

LE PRINCE.

Cela va sans dire! Héda! Fédor! Grégor! faites-la entrer!

SCÈNE XI.

LES PRÉCÉDENTS, LES MUSICIENS, HÉLÈNE en habit de paysanne.

LE PRINCE.

C'est celle-là?... Tonnerre!... J'attends une grande dame... et je vois une servante.

ALEXANDRE en lui-même.

Dieu, elle-même!... Son noble visage!

LYDIE.

Quelle horreur! c'est elle vraiment.

MÉLANIE.

Non, cet événement....

NADINE.

Quel déguisement!

LE PRINCE.

D'où cette métamorphose?

HÉLÈNE au prince.

Seigneur! c'est vous qui êtes mon maître?

LE PRINCE.

Qui es-tu? dis-moi : Hélène que j'ai appelée ici, ou une paysanne?

HÉLÈNE.

Je m'appelle Hélène, et je suis une de vos paysannes; vous m'avez ordonné de venir, et je suis venue....

LE PRINCE.

Si tu es celle que j'attendais... sais-tu chanter?

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LE PRINCE.

Comment! tu penses encore avoir une volonté à toi, et tu t'appelles toi-même une de mes paysannes? Sais-tu bien ce que tu es par rapport à moi? Rien qu'une âme... comme tous les autres. Tout ce que tu es et tout ce que tu as est à ma disposition.

HÉLÈNE.

Ce que je suis... l'âme que je suis pour vous est en votre pouvoir; mais ce que j'ai... l'âme que j'ai est au mien vous n'en pouvez pas disposer.

ALEXANDRE à lui-même.

Contiens-toi, mon cœur! elle va l'anéantir.... Malheur à celui que juge ce regard!

LE PRINCE.

C'est à mourir de rire. Ainsi, s'il me plaît de te faire labourer, laver, faire la cuisine, garder les oies, du matin au soir....

HÉLÈNE.

Je le ferai à toute heure; mon service, mon travail, sont à vous.

LE PRINCE.

Et s'il me plaît de te faire chanter du matin au soir?...

HÉLÈNE.

Je ne le ferai à aucune heure. Mon chant est mon âme; je l'ai pour Dieu, pour mon père et pour moi.

LE PRINCE.

Ah! trop subtile personne! je te....

ALEXANDRE éclatant.

Pas un mot de plus, prince! Je ne le supporterai pas plus longtemps; c'est assez!....

LE PRINCE.

Alexandre! n'empiète pas sur mes droits de maître.

ALEXANDRE.

Ni vous sur mes droits de maître de maison.

LE PRINCE.

Qu'est-ce à dire? Je demande une explication.

ALEXANDRE.

Je vais vous la donner; mais auparavant (montrant Hélène), il faut que je m'explique avec mademoiselle. (Il s'approche d'Hélène, et dit à voix basse,

et avec un grand trouble intérieur.) Que pareille chose ait pu vous arriver là où on m'appelle maître, j'en suis plus humilié que vous ne pouvez l'être. Je ne puis pas vous demander pardon d'une insulte qui me blesse encore plus que vous, et quand je le pourrais, je n'en ai pas le droit. Vous ne devez pas pardonner! Le ciel vous en préserve. Mais vous combattez un combat inégal! Contre cette grossièreté et ce caprice brutal, votre esprit? Ce sont des pierres qu'il faudrait jeter à ces drôles, non de pareilles perles. Une haine si belle, si noble, que balanceraient seuls tous les trésors de l'amour, vous la mettez dans le plateau contre cette méchanceté de singe. Laissez à d'autres le soin de vous garantir! (Haut.) Anatole! un service d'ami! Je veux que mademoiselle soit reconduite dans ma voiture... tu l'accompagneras! (Avec une profonde émotion, à Hélène.) Au revoir!...

HÉLÈNE à Anatole, qui s'est approché avec une inclination muette. Restez, monsieur! mon père m'accompagne.

LE PRINCE à Alexandre.

(Elle sort.)

Ai-je perdu la raison?... Es-tu fou?... Ai-je bien entendu ?... Tu l'appelais mademoiselle?... Qu'est-elle donc? Morbleu! Que peut-elle être?

ALEXANDRE.

Ce qu'elle est, prince?... Rien qu'une âme!

(La fin au prochain numéro.)

(La toile tombe.)

ROMÉO ET JULIETTE

AU VILLAGE'.

III.

Le lendemain, le père de Sali était comme brisé, et ne voulut pas sortir de la maison. Jamais le sentiment de sa ruine n'avait si fortement pesé sur lui. Il lui semblait voir le spectre de la misère sous une forme plus précise et plus terrible, ricanant dans l'air épais de la taverne. Sa femme et lui fuyaient devant le fantôme, de la salle dans les sombres chambrettes, et des chambrettes dans la cuisine, pour de là se traîner de nouveau dans la salle déserte. Là ils se renfonçaient chacun dans un coin, se querellaient et se faisaient des reproches mutuels; puis ils s'assoupissaient, réveillés bientôt par des rêves inquiets, qui sortaient de leur conscience. Mais Sali ne voyait et n'entendait rien de tout cela; il ne pensait qu'à Véronique. Il lui semblait toujours non-seulement qu'il était énormément riche, mais encore qu'il avait appris une infinité de bonnes et belles choses. Cette science lui était comme tombée du ciel, et le plongeait dans le ravissement, et cependant il croyait avoir toujours su et connu ce qui maintenant le remplissait d'une si douce félicité. Certes, il ne se sentit ce jour-là ni désœuvré, ni malheureux, ni pauvre, ni sans espoir. N'avait-il pas assez à faire d'évoquer sans cesse et à tout moment la ravissante apparition de la veille? Mais cette surexcitation finit par rendre flottants et indécis les contours de son rêve, et il s'imagina qu'il ne savait pas réellement quelle mine avait Véronique. Il en avait bien retenu une image générale, mais il n'eût osé la décrire trait pour trait. Il voyait bien toujours cette image comme si elle était devant lui, et

1 Voir la livraison de février.

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