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l'empreinte. Aussi les Allemands ont-ils les seules traductions d'Homère et de Shakspeare qui existent. Leurs reproductions des poésies et des formes orientales sont des chefs-d'œuvre, et leurs plus grands écrivains n'ont pas dédaigné l'œuvre secondaire de la traduction. Ce sont Tieck et les Schlegel qui leur ont donné Shakspeare et le théâtre espagnol; c'est Herder qui a traduit le Romancero, Schiller a donné Phèdre, Goethe a donné Mahomet à la scène allemande. Cette tradition s'est maintenue; aujourd'hui encore les Allemands traduisent tout de notre littérature, même le médiocre et le mauvais, les monuments sérieux comme les romans de fabrique et les vaudevilles d'occasion. Cette absorption constante n'est pas restée sans effet, et le cachet français s'est visiblement imprimé sur plus d'un esprit germanique. Il suffit de rappeler ici Henri Heine. On peut dire aussi que, si aujourd'hui l'Allemagne descend des hauteurs de l'abstraction, si de spiritualiste elle se fait naturaliste, au moins passagèrement, l'influence française n'est assurément pas étrangère à ce remarquable mouvement de réaction.

Dans l'échange intellectuel comme en toutes choses, la France a été l'exacte contre-partie de l'Allemagne. Elle a beaucoup moins reçu qu'elle n'a donné. Les peuples étrangers apprenant sa langue, elle s'est crue dispensée d'apprendre celles des peuples étrangers; et pendant deux siècles elle a joui de l'empire incontesté de son esprit et de sa littérature en Europe. Elle a longtemps ignoré, puis méconnu et travesti Shakspeare, et quand déjà les Allemands avaient Lessing et Winckelmann, elle croyait posséder dans la Harpe le premier critique du monde. La décadence était la conséquence inévitable de ce glorieux isolement, et on ne peut savoir ce que fussent devenues les lettres françaises, si elles n'eussent puisé à temps une vie et des formes nouvelles aux sources étrangères. Shakspeare fut enfin compris, et madame de Staël rendit à la France le service inestimable de lui faire connaître l'Allemagne, à la plus éclatante période de son puissant et subit développement. Depuis ce temps les communications sont restées ouvertes, mais bien plus fréquentes et plus régulières avec l'Angleterre qu'avec l'Allemagne. Kant, Schiller, Goethe lui-même ne sont pas encore complétement traduits; Hegel l'est fort peu; Fichte et Schelling ne sont connus que de peu de gens; des esprits éminents dans l'ordre littéraire et dans l'ordre scientifique ne le sont pas du tout. Des travaux de premier ordre restent perdus pour nous. De rares traductions, et quelques articles publiés de loin en loin dans les journaux et les revues, ne suffisent pas à embrasser l'ensemble, à suivre la pro

duction de ce vaste laboratoire d'idées. Les fondateurs du recueil qui paraît aujourd'hui ont pensé qu'il y avait lieu d'établir un courant régulier de l'Allemagne à la France. Ils ont voulu jeter un pont sur le Rhin pour le commerce de deux peuples, convaincus de servir à la fois l'une et l'autre nation, et, avec elles, le progrès auquel elles contribuent toutes deux dans une mesure égale, avec des aptitudes et un génie bien différents.

La divergence des deux génies éclate dans le caractère des deux œuvres qui sont leur titre dans l'histoire. La réforme, avons-nous dit, a été la révolution de la pensée; elle a eu sans doute des résultats politiques: elle a transformé l'Angleterre et fondé les États-Unis; mais en Allemagne elle n'a pas dépassé la sphère immatérielle de la pensée, et les Allemands ont été impuissants à en déduire des conséquences applicables au gouvernement des sociétés. Le trait fondamental de la nation est dès lors indiqué. C'est l'esprit de méditation et de spéculation. La pensée affranchie n'a pas aspiré à se transformer en fait; elle a joui d'elle-même et s'est développée en paix, sans entrer en lutte avec le monde extérieur. Aussi l'Allemagne a-t-elle été par excellence la terre de la liberté philosophique et scientifique. C'est la magnifique compensation des tristesses et des désenchantements de son histoire.

La pensée française, au contraire, tend à la réalisation, et à une réalisation générale. Elle est agressive et conquérante, et subit naturellement les hasards des luttes où elle se précipite. L'esprit français ne poursuit pas la vérité pour elle-même. Ce qu'il estime avant tout dans l'idée, c'est sa capacité d'application, c'est-à-dire son rapport avec l'ensemble des faits qui le dominent et qu'il veut dominer. Ce qu'il lui demande, ce n'est pas de s'épanouir dans le tranquille et impalpable domaine des déductions logiques; c'est de transformer le monde des réalités extérieures, dans le sens des aspirations de l'époque et du jour. Aussi toute œuvre de l'esprit soulève-t-elle d'abord pour ou / contre elle la question d'opportunité. En Allemagne, l'étude critique des religions est une partie intégrante et constante du travail intellectuel; en France, cette critique, sauf de brillantes mais rares exceptions, n'existe pas. Elle est remplacée par la controverse agressive, et les controversistes sont, suivant les circonstances, populaires ou honnis. L'ordre du jour est souverain chez nous. C'est en s'appuyant directement sur les instincts de leur pays et de leur temps que nos grands écrivains ont agi si fortement sur les hommes et sur les événe

ments. Le présent est toujours présent chez eux, et la réalité vivante circule dans leurs écrits. De là des œuvres puissantes, parce qu'elles sont passionnées; mais aussi parfois des œuvres incomplètes et marquées au coin d'une précipitation regrettable. Nous improvisons beaucoup, et trop souvent la plume emportée gagne de vitesse la réflexion, La brochure, le pamphlet, sont des produits naturels de l'esprit français, et les Anglais seuls peuvent nous en disputer le prix. Le journalisme, cette improvisation quotidienne, est encore mieux approprié à notre humeur vivace et impatiente, et chez nul peuple il ne s'est produit avec plus de force et d'éclat. Mais nos préoccupations de tendance et d'application immédiate se manifestent aussi en des œuvres plus graves, et en ceci nous sommes tous, quelles que soient nos opinions, les fils de Voltaire, qui faisait de la polémique et de la controverse jusque dans ses tragédies. L'histoire est plus vivante en nos mains qu'en nulles autres; mais elle ne peut se dégager du parti pris, et l'impartialité absolue n'est pas son fait. Elle veut conclure avant tout, et donne le pas à l'intérêt politique et social sur l'intérêt purement scientifique. Parfois les faits cadrent comme ils peuvent avec une thèse préconçue. Nos historiens égalent leurs rivaux étrangers par l'érudition et la recherche patiente et féconde; ils les surpassent par d'éminentes facultés de composition et par la passion du récit; mais s'ils ont l'éloquence de la passion, ils en ont aussi les entraînements, et parfois les injustices.

Il serait inutile de suivre en toutes ses manifestations, tour à tour salutaires ou fâcheuses, ce besoin qui possède la France de se porter en toutes choses vers l'application. Mais il est impossible de ne pas faire une remarque générale qui donne la clef de notre histoire. L'impatience d'agir est grosse de déceptions en plus d'un genre. Elle procède sans doute du plus généreux instinct, mais elle s'irrite devant l'obstacle; et au lieu de l'écarter, au lieu de l'user s'il le faut, elle le -franchit. Nous voulons cueillir le fruit avant qu'il soit mùr, et nous tranchons le nœud gordien plus souvent que nous ne le dénouons. Nous sortons alors des limites du possible, et faisons de l'idéologie appliquée, car il y a une utopie du fait comme de l'idée. Ce qui signale le fait utopique, c'est l'impossibilité de subsister par lui-même. Rien ne caractérise mieux le peuple français que cette contradiction où il tombe, lorsque, poussé par la passion du réalisme et la fougue de son tempérament au delà des possibilités d'une situation donnée, il va jusqu'à marquer les faits et les institutions du signe irrécusable de l'idéa

lité. Il l'a fait à certains moments de la révolution, et c'est encore une remarque curieuse que la France ait eu, à peu près, le monopole de ces systèmes qui devaient transformer l'humanité tout d'une pièce, et franchir d'un seul bond toutes les étapes du progrès. En toutes choses, nous nous élançons plus que nous ne marchons vers le but. De là cette oscillation des esprits, ce mélange de chimère et de réalité, et ces retours si brusques et si prompts qui ont souvent fait accuser l'inquiète mobilité du caractère français. Qu'on ne s'y méprenne point cependant, il est une chose qui ne varie pas en nous et qui est le principe même de nos variations: l'impatience du progrès.

La mesure qui semble manquer à l'esprit français dans l'appréciation de la réalité, il la retrouve au plus haut point dès qu'il est transporté dans la sphère idéale de la poésie et de l'art. Il est une qualité en effet que le monde entier s'accorde à lui reconnaître par excellence, le goût, expression d'une heureuse pondération des facultés de l'esprit et signe d'une organisation morale bien équilibrée. Ce qui est incorrect ou démesuré a toujours de la peine à se faire accepter chez nous. Nous préférons le beau au grandiose, et c'est en France qu'on a dit que du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas. Nulle nation n'a un sentiment aussi juste des choses de l'art, et à ce point de vue nulle n'est aussi artiste; mais le goût n'est point une faculté créatrice, et la source de l'inspiration a coulé plus abondamment pour d'autres peuples que pour nous. C'est dans le monde réel que la France poursuit son idéal, et c'est là qu'elle trouve l'emploi de sa spontanéité. Dans le monde idéal, nous ne sommes guère que les seconds en tout genre; en musique, nous venons après les Allemands et les Italiens; et si nos peintres d'aujourd'hui sont sans rivaux sérieux, ils se classent assurément bien loin des grands maîtres de la renaissance. Il serait insensé de méconnaître la grandeur multiple de notre littérature, mais il serait maladroit d'en dissimuler les faiblesses et les défectuosités. Nous concédons volontiers qu'à l'unique exception de Shakspeare, nulle poésie moderne n'est de la poésie simple, pure et spontanée, mais aucune n'est plus artificielle que notre poésie classique, si ce n'est les imitations qu'elle a suscitées à l'étranger pendant la durée de son règne. Les grands poëtes du siècle de Louis XIV sont des artistes bien plus que des poètes. La forme les absorbe, la convention les domine et les amoindrit. Corneille lui-même se diminue sous la gêne inconcevable et barbare des trois unités. Seules, la haute figure de Molière et la figure originale de la Fontaine se détachent avec indépendance du

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groupe trop ordonné de leurs contemporains. Mais le grand siècle n'a pas de grand lyrique, et l'ode, cet élan spontané, doit étaler « un beau désordre, effet de l'art. » Ce mot peint l'époque.

Le goût, allié au bon sens, produit la faculté critique, ou du moins une certaine faculté critique où nous excellons, et qui s'applique surtout aux œuvres d'art, et à ce qui est du domaine de l'art dans la composition littéraire. Notre critique est leste, perspicace et très-sûre dans ce qui est de son ressort, mais ce ressort ne dépasse que rarement la forme et l'ordonnance, et si nous avons le sentiment de l'art, nous n'en avons pas la philosophie comme les Allemands. Ils sont aussi nos maîtres, et les maîtres de tout le monde, dans cette autre critique érudite et scientifique qui s'attaque au fond des choses, restitue l'histoire et dissout les fictions. C'est la critique telle que l'entendaient les Wolff et les Niebuhr, et telle que l'entendent leurs continuateurs.

L'ordre et la mesure que la France apporte aux choses de l'esprit trouvent un emploi éminent dans les sciences proprement dites. Ces qualités y deviennent la puissance d'analyse et la clarté d'exposition. Des deux faces de la méthode, c'est l'analyse que nous préférons; et bien qu'il soit aujourd'hui de mode de parler de synthèse en toutes choses, les esprits analytiques seront toujours mieux compris en France que les esprits synthétiques. Ce qui nous frappe dans les phénomènes de la vie universelle, c'est moins le rapport qui les unit que la diversité qui les sépare. Cuvier a, dans son temps, éclipsé Geoffroy Saint-Hilaire, et Condillac restera plus Français que Descartes, mieux compris comme métaphysicien de l'autre côté du Rhin que chez nous. Ce que la France a retenu de lui, ce n'est pas son système, c'est un fait, l'affranchissement de la pensée. Elle reconnaît en lui le Luther de la philosophie. Du reste, le vrai métaphysicien de l'école cartésienne n'est pas Descartes, c'est Spinosa; et nulle doctrine n'a eu moins de succès en France que celle de l'illustre panthéiste. Descartes, dont il a développé les prémisses, n'a fait que traverser la métaphysique pour verser finalement, infidèle à lui-même et à sa méthode, dans le matérialisme. L'esprit du physicien l'a emporté.

Si le style est l'homme, la langue est le peuple. L'industrie, l'art, la science, la religion, ne sont que des manifestations partielles du génie national; ils n'expriment qu'un certain ordre de sentiments, d'idées et de propriétés intimes. La langue les exprime tous. Elle contient le

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