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M. COUSIN

ET

L'ALLEMAGNE PHILOSOPHIQUE

de 1817.

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Quelques-uns imputent malicieusement à M. Cousin d'avoir délaissé la philosophie, sa première maîtresse, - de laquelle d'ailleurs il n'eut jamais d'enfants, pour déposer son cœur et sa plume aux pieds de quelques belles et doctes dames du dix-septième siècle. Ce n'est pas nous qui lui imputons à crime ses nouvelles amours; d'autant plus, ce sont toujours amours platoniques. Littérateur ou philosophe, écrivain ou orateur, M. Cousin est constamment resté fidèle à lui-même. Dans cette métamorphose prétendue, les uns ont voulu voir une décadence, d'autres un rajeunissement. Erreur des deux parts. M. Cousin ne vieillit ni ne rajeunit, il a beaucoup trop d'esprit pour cela. Il reste M. Cousin, et assurément ne saurait faire mieux. Rien ne peut nous en convaincre comme ce voyage en Allemagne qu'il entreprit il y a quelque quarante ans, et dont il rapporta les Fragments et Souvenirs qu'il publie aujourd'hui dans une troisième édition, édition considérablement augmentée, comme il nous l'apprend lui-même. Sont-ce les Souvenirs ou les Fragments que l'auteur a considérablement augmentés? Toujours est-il qu'en lisant ce volume on reste sous le charme, et que dût l'auteur augmenter encore ses souvenirs dans une édition prochaine, laquelle nous lui souhaitons fort, personne assurément n'aurait le mauvais goût de s'en plaindre.

C'est en 1817 que M. Cousin fit ce voyage d'outre-Rhin. Il était alors âgé de vingt-cinq ans à peine, déjà successeur de Royer-Collard à la

faculté des lettres de Paris et maître de conférences à l'école normale. Il avait beaucoup professé les deux années précédentes, et éprouvait le besoin de cesser un peu d'être éloquent.

Depuis l'automne de 1815, nous dit-il, où j'avais succédé à M. Royer-Collard dans la chaire de l'histoire de la philosophie moderne à la faculté des lettres et pris la direction des conférences philosophiques de l'école normale, jusqu'à la fin de l'année scolaire de 1817, je n'avais pas eu un seul jour de relâche. Ce double enseignement avait tenu sans cesse en exercice toutes les facultés de mon esprit et de mon âme. L'univers s'était réduit pour moi au quartier Latin, à la rue Saint-Jacques et à la rue des Postes 2. Je n'avais guère vu la campagne qu'au jardin du Luxembourg. Ma seule compagnie avait été mes livres et quelques élèves choisis de l'école normale, devenus aujourd'hui des hommes célèbres; mon unique satisfaction, de sentir croître un peu mon intelligence et se former autour de moi une école philosophique. » Va pour l'école philosophique, puisque M. Cousin y tient. < Enfin j'avais passé ces deux années comme Abailard raconte qu'il avait quelque temps vécu sur la montagne Sainte-Geneviève et au cloitre Notre-Dame, avant de rencontrer Héloïse. » Aujourd'hui que M. Cousin a rencontré son Héloïse, la ressemblance entre Abailard et lui ne laisse plus rien à désirer.

Un peu de repos m'était devenu nécessaire. Je résolus donc de donner congé à mon esprit, et d'employer mes vacances à courir le monde.

» Mais où aller? La délibération ne fut pas longue. Je voulais me divertir sans tout à fait perdre mon temps, et mettre encore à profit pour mes études cette course nécessaire à ma santé. » Déjà l'on peut voir poindre l'éclectisme dans cette ingénieuse combinaison. « Les arbres seuls et les montagnes, comme dit Platon, ne voulaient rien m'apprendre. Il me fallait des hommes et des philosophes. La belle Italie ne me suffisait donc pas, et je n'avais guère à choisir qu'entre l'Écosse et l'Allemagne. Mais entre Édimbourg et moi, il y avait l'Océan qui effrayait ma poitrine et ma mère, tandis que l'Allemagne était à ma porte. » Et pourtant si loin de M. Cousin!

« D'ailleurs, à parler franchement, j'en avais assez pour le moment de la philosophie écossaise. Après l'avoir étudiée sous M. Royer-Collard, je l'avais moi-même assez longtemps enseignée. » Il y avait bien en

Alors le siége de la faculté des lettres.

Ou se trouvait l'école normale, au séminaire du Saint-Esprit.

effet de quoi en dégoûter notre voyageur. Mais l'aveu n'est-il pas charmant et ne sied-il pas à merveille, avec sa grâce étourdie et un peu indiscrète, aux vingt-cinq ans de M. Cousin? Des personnes qui se disent bien informées affirment que M. Cousin a toujours eu vingtcinq ans.

Le spirituel voyageur part donc le 25 juillet au matin, et au bout de quatre mois rapporte à la France, comme étrennes de voyage, une gerbe d'idées de toutes nuances, assortie avec un art parfait, des << Fragments» de systèmes et aussi des fragments de philosophes.

Dans un avant-propos, l'auteur nous dit : « Ce sont des notes de voyage écrites chaque jour, sur les licux mêmes, » la troisième édition aussi? « et qui ont au moins le mérite de la plus parfaite exactitude. » Ce qui signifie sans doute que ces notes représentent avec la plus parfaite exactitude la manière dont les choses, les pensées et les hommes se sont peints dans l'imagination du jeune et brillant successeur de Royer-Collard. Les conversations, les dissertations et les portraits passent sous nos yeux comme les verres colorés d'une lanterne magique. Moitié ombre, moitié lumière, une lueur mobile anime toute cette collection de philosophes, de poëtes et d'érudits. « On y verra, nous dit l'auteur, les plus fameux représentants de la philosophie allemande interrogés sur les plus graves problèmes par un jeune Français décidé à ne se pas payer de mots, les forçant doucement à sortir de leurs nuages, et souvent à laisser paraître de tristes conclusions. » On ne saurait avec plus d'adresse piquer notre curiosité. M. Cousin montreur de métaphysiciens et dompteur de panthéistes, voilà certes un spectacle qui vaut son prix. Et puis le philosophe touriste, afin de protéger les lecteurs imprudents qui pourraient vouloir l'imiter et faire plus intime connaissance avec le monstre, « a pris soin, comme il le dit, dans une méditation dernière, de soulever les voiles qui couvraient encore en 1817 la philosophie allemande, et d'armer d'avance nos jeunes compatriotes contre les systèmes qui fermentaient alors sourdement, et qui depuis, surtout en 1848, ont éclaté au grand jour et déshonoré leurs principes par leurs conséquences. » Voilà qui est bien dit, et surtout voilà un don de seconde vue bien remarquable. Nous n'aurons garde de passer sous silence cette conclusion, qui nous apprendra combien il est regrettable que les Schelling et les Hegel n'aient point fait leur philosophie à la faculté des lettres de Paris.

Le jeune Français s'en allait donc, mettant l'Allemagne à la question et confessant de ci de là « ses plus fameux représentants ». Décidé qu'il était, comme il nous en informe, à ne pas se payer de mots, il

fait passer ses examens en conscience; et après avoir, avec tout l'esprit et toutes les grâces imaginables, fonctionné comme juge d'instruction, il s'institue d'office, dans sa méditation dernière, juge souverain de par l'éclectisme, et prononce sans appel la sentence de condamnation. Les Fragments et Souvenirs débutent par une étude sur les dernières années de Kant. M. Cousin n'ayant pu connaître personnellement le philosophe de Koenigsberg, a eu recours à MM. Haase et Wasiansky, l'un collègue et l'autre ami de Kant jusqu'à son lit de mort. L'étude qu'il fait d'après ces biographes est un tableau de genre, une peinture de chevalet. Ce n'est pas nous qui le disons, c'est lui-même : « Nous avons pensé qu'avec le goût du temps pour les détails historiques et pour les tableaux de chevalet en tout genre, le lecteur français voudrait bien nous suivre un moment à Konigsberg dans l'intérieur d'un grand homme qui finit, dans son cabinet d'étude, à sa table et à son lit de mort. A défaut de grandeur et d'un vif intérêt, nous promettons du moins une vérité parfaite. » C'est-à-dire que l'auteur va nous faire une peinture à la flamande. Il y a merveilleusement réussi, seulement on pourra s'étonner que le coryphée du spiritualisme français, car il n'y a d'autre spiritualisme possible en France que celui de M. Cousin, nous montre un pinceau aussi enclin aux détails matériels. On dîne beaucoup dans cet article, on y dort mieux encore, on s'y promène avec exactitude. Mais on y apprend aussi sur Kant des particularités fort curieuses et caractéristiques :

« Le diner durait d'une heure à trois, et quelquefois davantage. Après dîner, Kant s'était prescrit, comme une règle de santé, de se livrer à un exercice modéré. Il faisait donc chaque jour une petite promenade, et il la faisait toujours seul. Il avait pour cela deux raisons : d'abord il désirait penser à son aise et se délasser du commerce des hommes dans la libre et paisible contemplation de la nature, ensuite il voulait respirer seulement par le nez et sans ouvrir la bouche, pour que l'air eût le temps de s'adoucir avant d'arriver à ses poumons. C'était un conseil d'hygiène qu'il donnait à tous ses amis : il prétendait par là éviter l'enrouement, la toux, le rhume, et peut-être n'avait-il pas tort, car il avait très-rarement ces incommodités. » M. Cousin, qui est orateur, ne s'est peut-être pas accordé le loisir nécessaire pour mettre à l'épreuve ce moyen hygiénique qu'il recommande, et qui doit être excellent en effet; cependant il en existe un autre qui nous paraît encore plus infaillible, il consiste à posséder de bons poumons. Si ces poumons sont accompagnés d'un bon estomac et d'un bon sommeil, tout sera à merveille. Kant jouissait de tous ces priviléges, et c'est

peut-être aussi parce qu'il avait une santé parfaite qu'il se porta bien et vécut longtemps. De plus, ce qui n'y gâte rien, il était philosophe pour tout de bon.

« La faim, dit un proverbe allemand, est le meilleur cuisinier. » Sans doute, mais à la condițion qu'on en aura un autre. Kant connaissait le cuisinier dont parle le proverbe, il l'avait pris à gages et le garda jusqu'au bout. Son appétit fut toujours excellent : « Même dans les derniers temps, nous apprend M. Cousin, il avait tellement faim, qu'il pouvait à peine attendre le dernier convive. » Kant ne mangeait jamais seul, chaque jour il invitait quelque ami, ordinairement deux, quelquefois cinq. « Il mangeait assez bien, surtout du second plat, qui était toujours un de ses mets favoris. » Quel pouvait être ce second plat? Le biographe a oublié de nous l'apprendre, omission grave dans un traité d'hygiène. Par contre, revenant sur les principes que Kant vieillard suivait si bien, l'auteur nous dit : « Autant il était ennemi déclaré de toutes les petites délicatesses et des soins excessifs qu'on prend de soi-même, autant il était observateur scrupuleux des règles d'hygiène qu'il s'était prescrites. Ainsi, il portait toujours des bas de soie, qu'il ne liait pas autour de la jambe par des jarretières, mais qu'il soutenait par des cordes à boyaux, attachés à de petits ressorts élastiques qui étaient fixés dans deux petits goussets pratiqués tout exprès à côté de ses goussets de montre. Tout cet arrangement, aussi compliqué que celui d'un de ses traités de métaphysique, avait pour objet de maintenir la libre circulation du sang. » Le génie de l'homme est une grande chose. Dans ce système de bretelles qui ne sont pas des jarretières et de jarretières qui ne sont pas des bretelles, il y a un chef-d'œuvre d'éclectisme. On comprend donc qu'il ait séduit M. Cousin, lequel ayant bien voulu faire ailleurs quelques emprunts à la philosophie de Kant, n'aura sans doute pas négligé d'adopter cet ingénieux arrangement. Il est vrai que la fougue oratoire ne manquerait pas de réduire à néant cette théorie compliquée, mais incommode. Nous devons conclure plutôt que M. Cousin n'en a pas doté son école. Mais poursuivons :

«Kant, qui se servait si bien de sa plume, ne savait pas la tailler. » Son biographe français lui eût sans doute bien volontiers rendu ce léger service. Mais Kant n'eût pas écrit alors le traité de la Raison pure. La Providence a tout ordonné pour le mieux.

Autre détail éminemment caractéristique de l'homme et de sa doctrine:

«Kant se déshabillait seul, avec méthode, de manière à pouvoir se

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