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boîte où fourmillaient des vers de terre qu'ils allaient chercher dans les moments où le poisson boudait à l'hameçon. Les gens de la campagne passaient avec leurs voitures et leurs troupeaux sans faire attention aux pêcheurs, et les bateliers sur la rivière ne les regardaient pas non plus, tandis que les pêcheurs murmuraient tout bas contre les bateaux qui chassaient le poisson.

Si quelqu'un avait annoncé à Manz dix ans auparavant, lorsqu'il labourait avec un bel attelage son champ sur la colline au delà de la rivière, qu'il grossirait un jour le nombre des pêcheurs déconfits, il lui aurait craché au visage. Aussi se hâtait-il de passer derrière le dos de ses confrères actuels, remontant le courant comme une ombre maudite de l'enfer qui se cherche une place solitaire le long des eaux sombres. Pour rester la ligne à la main, lui et son fils n'avaient pas assez de patience, et ils se souvenaient de différentes autres manières dont les paysans prennent quelquefois le poisson. C'est pourquoi ils ne prenaient les lignes que pour la montre, et ils remontaient les ruisseaux qu'ils savaient contenir de bonnes truites.

Pour Marti, qui était resté à la campagne, ses affaires allaient pendant ce temps-là de mal en pis, et de plus il s'ennuyait beaucoup, en sorte qu'au lieu de travailler à son champ, il finit aussi par pêcher et barboter dans l'eau des jours entiers. Véronique était tenue de ne pas s'éloigner de son côté, et il lui fallait porter le seau et les autres ustensiles à travers d'humides prairies, des ruisseaux et des flaques d'eau de toute espèce, à la pluie et au soleil, tandis qu'elle laissait à la maison les choses les plus nécessaires. Marti ne possédait plus que quelques acres de terrain, qu'il cultivait assez mal ou plutôt qu'il ne cultivait pas du tout.

Il arriva done, un soir qu'il côtoyait un ruisseau assez profond et rapide, où nombre de truites sautaient à la surface, le ciel étant couvert de nuages orageux, qu'il rencontra tout d'un coup son ennemi Manz qui arrivait de l'autre côté. Sitôt qu'il le vit une rage terrible s'empara de lui. Il y avait des années qu'ils ne s'étaient trouvés si près l'un de l'autre, si ce n'est à la barre du tribunal, où ils ne pouvaient se dire des sottises. Marti s'écria alors plein de fureur :

<< Chien, que viens-tu faire ici? Ne peux-tu pas rester dans ton taudis? misérable gueux!

-Tu nous arriveras au premier jour, drôle! répondit Manz. Tu commences déjà à pêcher; tu as donc du temps de reste?

- Tais-toi, chien de potence, dit Marti en élevant la voix; c'est toi qui m'as mis dans le malheur. »

Et comme le vent se mit à agiter les saules du ruisseau, Manz fut obligé de crier encore plus fort:

<< Ah! si c'était vrai, je m'en réjouirais, misérable benêt!

-Chien!» riposta Marti.

Et, courant comme un tigre le long du ruisseau, Marti chercha à passer de l'autre côté.

Manz aussi marchait fort exalté sur l'autre rive; il était suivi de son fils, qui, au lieu d'écouter cette mauvaise querelle, regardait avec curiosité et avec surprise Véronique, marchant derrière son père, et baissant la tête de honte, de sorte que ses boucles brunes lui couvraient la figure. Elle portait d'une main un seau de bois, de l'autre elle tenait ses souliers et ses bas. Elle avait retroussé sa robe à cause de l'humidité. Mais depuis qu'elle avait aperçu Sali de l'autre côté, elle l'avait baissée pudiquement, et elle se trouvait triplement chargée et tourmentée, car elle avait à porter tout l'attirail, à tenir sa robe, et elle était fort chagrine de la querelle. Si elle eût levé les yeux et regardé Sali, elle aurait remarqué qu'il n'avait plus l'air imposant ni fier, et qu'il était lui-même aussi bien affligé.

Pendant que Véronique, toute honteuse et confuse, regardait à terre, et que Sali n'avait des yeux que pour cette apparition si svelte et si gracieuse encore dans sa misère, elle n'avait pas pris garde que leurs pères s'étaient tus, mais qu'avec une fureur redoublée ils s'étaient précipités vers un petit pont de bois qui traversait le ruisseau et qu'ils venaient de découvrir à une certaine distance. Un orage qui couvait au ciel depuis le matin éclatait en ce moment. Soudain des éclairs, accompagnés de sourds roulements, vinrent répandre une lumière fantastique sur le sombre paysage, enveloppé de nuages noirs; de grosses gouttes de pluie tombèrent quand les deux hommes furieux s'élancèrent en même temps sur le pont étroit, se saisirent l'un l'autre, et, tremblants de colère, consumés par le chagrin qui les débordait, se frappèrent du poing dans les figures pâles et amaigries. Quand ils se furent donné un ou deux coups, ils s'arrêtèrent, puis ils restèrent sans parler en gémissant et en grinçant les dents; l'un cherchait à jeter l'autre dans l'eau par-dessus le garde-fou tremblant sous leurs efforts. Sali et Véronique arrivaient. A la vue de cette scène déchirante, Sali d'un bond fut à côté de son père. Mais Véronique aussi, jetant tout ce qu'elle tenait, s'élança en poussant un long cri auprès du sien, l'étreignit comme pour le défendre, mais ne fit que le gêner et empêcher ses mouvements. Des larmes abondantes coulèrent de ses yeux, et elle regarda en suppliant Sali, qui se disposait également à saisir Marti et à le terrasser. Invo

lontairement il porta la main sur son propre père, et d'un bras ferme chercha à le détacher de l'adversaire et à le calmer. Tout le groupe, s'agitant de côté et d'autre, ne parvenait pas à se séparer. Les jeunes gens, s'efforçant toujours d'intervenir entre leurs pères, avaient fini par se rapprocher l'un de l'autre. Un sillon de lumière, parti de la nue, vint à éclairer la figure de Véronique, et Sali put voir cette figure qui lui était si connue, mais qui avait bien changé depuis, et s'était singulièrement embellie.

Malgré son effroi, Véronique, s'étant aperçue de la surprise de Sali, leva sur lui rapidement ses yeux mouillés de larmes et lui sourit.

Sali, excité de son côté par les efforts que faisait son père pour se dégager de ses bras, finit, grâce à sa fermeté et à ses paroles insinuantes, par lui faire lâcher prise. Les deux vieux compagnons respirèrent alors fortement, et se détournant l'un de l'autre, recommencèrent à gronder et à crier, tandis que leurs pauvres enfants gardèrent un silence de mort; mais en se quittant, et sans être vus de leurs parents, ils se serrèrent promptement les mains humides et refroidies par l'eau et la pêche.

Tandis que les deux adversaires irrités s'en retournaient chez eux, les nuages se resserrèrent, le jour devint de plus en plus sombre, et enfin la pluie tomba à torrents. Manz marchait devant sur le chemin noir et humide, courbé, les deux mains dans ses poches, les traits du visage contractés et claquant des dents, pendant que des larmes silencieuses inondaient sa barbe sans qu'il les essuyât, de peur de se trahir. D'ailleurs, son fils n'avait rien observé, perdu qu'il était dans de ravissantes pensées. Il ne remarquait ni pluie, ni ouragan, ni obscurité, ni misère; il était léger, plein de chaleur et de lumière, et se sentait aussi riche et assuré qu'un prince. Il voyait sans cesse le sourire fugitif du joli visage qu'il avait senti si près de lui, et y répondait à présent seulement, une bonne demi-heure après. Ces traits charmants le poursuivaient au milieu de la nuit et de la tempête, il riait à travers le tonnerre, et il était convaincu que Véronique le voyait et entendait son rire.

Traduit de l'allemand de M. Gottfried Keller.

(La fin au prochain numéro.)

TOME I.

23

BULLETIN CRITIQUE.

UN HOMME D'ÉTAT RUSSE. — MÉMOIRES DU COMTE JACQUES-JEAN SIEVERS POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE RUSSIE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE, par Charles-Louis Blum. - Leipzig et Heidelberg, 1857-58, 3 vol. in-12 (l'ouvrage en aura 4).

Qui est-ce qui parle de Sievers? Qui est-ce qui connaît les travaux immortels de cet homme extraordinaire? s'écrie M. Blum en commençant l'histoire, j'allais dire le panégyrique, — du comte Sievers. En effet, si on en parle, on n'en parle guère, et ses travaux ne sont peut-être pas tellement immortels, puisqu'ils sont si peu connus; ils méritaient, toutefois, d'être rappelés, et M. Blum a entrepris cette tâche avec une sagacité et un zèle dont la Russie doit particulièrement lui tenir compte. Il a beau, pourtant, intituler son livre : Un homme d'État russe, on sent que c'est surtout le sang germanique, qui coule dans ses propres veines, qu'il cherche à y exalter au détriment de quelque peu de sang slave.

Né en 1731 à Wesenberg, Jacques-Jean Sievers perfectionna son éducation à l'étranger, montra de la capacité et de la valeur au service militaire, et ne tarda pas à être distingué par Catherine II, Il n'avait que trente-trois ans lorsqu'elle lui confia, à son avénement au trône, le gouvernement de Novogorod; bientôt après, elle le nomma son lieutenant général de Tver, Novogorod et Pskof, et quand elle eut besoin l'an 1789 d'envoyer en Pologne un exécuteur fidèle de se volontés, c'est Sievers qu'elle choisit. Quoique luthérien, Sievers sut, de concert avec le prince Repnin, de funeste mémoire, arracher au faible cabinet de Varsovie plus que des priviléges en faveur des Grecs désunis, auxquels l'impératrice incrédule s'intéressait alors si vivement. Quoique individuellement intègre et loyal, il prépara habilement la chute du royaume de Jagellon en faisant accepter à Ozarowski une pension de 2,000 ducats, à Raczynski une autre de 1,500 ducats, et en promettant au roi lui-même de payer ses dettes, montant à 34 millions de florins 1. C'est Sievers qui] fut l'âme de la diète de Grodno (17 juin 1793). Cette diète, on le sait, augmenta de trois millions la population de la Russie, mais lui apporta peut-être plus de trois millions d'embarras. Ce succès valut à l'homme d'État le cordon de Saint-André. De retour à Saint-Pétersbourg, on lui donna, comme sinécure, la haute direction des établissements des enfants trouvés, administration trop importante en Russie, et il y mourut à soixante-dix-sept ans

en 1808.

Les événements auxquels le comte Sievers participa en homme de bon lieu,

Voyez les Pièces justificatives du 3o vol., parmi lesquelles nous signalerons spécialement la correspondance de Poniatowski avec l'ambassadeur russe.

formé aux affaires sérieuses; la confiance que lui témoigna constamment sa souveraine, avec laquelle il se maintint toujours sur un grand pied de considération, donnent à ces Mémoires un intérêt réel et authentique; son laborieux biographe aurait pu cependant en sacrifier plus d'un détail inutile et condenser davantage son travail, que devront désormais attentivement consulter ceux qui désireront avoir une idée exacte de la société très-intelligente, mais très-corrompue de l'amie des encyclopédistes.

La famille du comte Sievers est encore nombreuse en Russie : qu'il nous soit permis de prédire ici qu'un descendant du plénipotentiaire russe, le comte Emmanuel Sievers, occupant déjà un rang élevé et difficile dans la hiérarchie civile de Saint-Pétersbourg, semble destiné à continuer, sinon à éclipser, la bonne renommée de son ancêtre.

A. G.

Mannheim, 1857.

LE SYSTÈME DES DYNAMIDES, par Redtenbacher.

Depuis les commencements de ce siècle, les sciences physiques ont fait des progrès énormes. Nous n'avons pas la prétention de vouloir en donner ici une esquisse générale, nous voulons rappeler seulement que si, d'un côté, des expériences aussi belles que variées ont fait découvrir de nouvelles parties dans une science dont on croyait auparavant connaître au moins les confins, d'un autre côté le maniement des mathématiques supérieures rapproche de plus en plus la science de ce but final que Newton le premier a indiqué dans son ouvrage immortel des Principes. En effet, c'est là qu'il pose comme les deux règles à suivre par excellence: 1o qu'il ne faut admettre de causes que celles qui sont nécessaires pour expliquer les phénomènes; 2o que les effets du même genre doivent toujours être attribués, autant qu'il est possible, à la même cause. Et c'est aussi la question qui aujourd'hui occupe le plus les physiciens géomètres, en leur faisant faire des recherches sur la constitution moléculaire des corps pour en déduire tous les faits connus par l'expérience. Mais ces faits sont d'une diversité presque infinie, tandis que le trait caractéristique qui signale la majorité des héros de la science sont au contraire une spécialisation profonde, dont nous n'avons pas ici à rechercher les motifs; il s'ensuit que chacun ne voulant expliquer que les phénomènes qu'il a devant soi, les hypothèses sur la constitution des corps fourmillent, et comme les jours qui les virent naître, se suivent et ne se ressemblent pas.

C'est ainsi que Dalton en 1808 a posé les principes d'une juxtaposition d'atomes entourés d'une sphère calorique, mais sans faire mention des forces qui interviennent. Navier, en suivant les idées dynamiques des philosophes allemands, de Kant, de Schelling et de Hégel, a recherché aussi les conditions de l'élasticité et du mouvement des corps, et il a cru qu'elles consistaient en des atomes dont le contact intime n'était interrompu d'aucune manière, mais qui pourtant agissaient les uns sur les autres par des pressions tantôt normales (pour les fluides), tantôt obliques. Poisson, en 1831, est revenu aux idées atomistiques. D'après lui, les dernières parties des corps sont séparées, il est vrai, mais par des distances

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