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rationnelles, une si incontestable supériorité. L'enseignement n'est point en Allemagne, comme il l'est dans d'autres pays, une pédagogie étroite et jalouse de la science. Les établissements d'instruction publique y sont aussi des établissements scientifiques, recevant l'impulsion non d'une administration centrale, d'ordinaire peu au courant des choses intellectuelles, et naturellement indifférente ou hostile à ce qu'elle ne comprend pas, mais de savants et de penseurs, prenant au sérieux les choses de l'esprit. De là un enseignement large, libre, plein d'initiative, représentant à chaque heure l'état de la science; si bien que le jeune homme qui l'a suivi aperçoit clairement dès ses débuts le point d'où il faut partir et la région qui promet de récompenser par des découvertes les efforts des travailleurs.

Je sais que je vous parle ici d'un idéal quelque peu éclipsé aujourd'hui. Selon moi, l'âge d'or de l'Allemagne, au moins sous le rapport des conditions extérieures de la vie intellectuelle, est passé. La réaction des dix dernières années a exercé sur ces belles études une influence fatale. L'enseignement de la théologie, autrefois si indépendant et si élevé, est devenu dans les pays protestants d'Allemagne presque aussi impossible que dans les pays catholiques. Or, qu'on ne s'y trompe pas, c'est l'enseignement de la théologie qui a été en Allemagne le point de départ du grand développement qu'ont pris les études philologiques, surtout orientales: les fondateurs de ces études, les Eichhorn, les Gesenius, étaient des théologiens. Cette ressource si précieuse pour le travail intellectuel est perdue peut-être sans retour. Les jeunes gens sérieux, qui autrefois trouvaient dans l'enseignement de la théologie ou le ministère pastoral un excellent moyen de mener une vie laborieuse, repoussés par les symboles inacceptables ou étroits qu'on leur impose, se rejettent sur les carrières purement scientifiques, qui sont nécessairement peu nombreuses. Tout cela se combinant avec le renchérissement de la vie matérielle, qui atteint même les villes d'Universités en Allemagne, a produit une misère sur laquelle nous n'insisterions pas, si elle n'avait pour la science les plus fâcheux résultats. En effet, une conséquence de cet état de gêne, ce sont les travaux hâtifs par lesquels une jeunesse intelligente, mais trop nombreuse et trop empressée, cherche à se frayer une route vers les fonctions salariées. Ce n'est jamais impunément qu'on met les découvertes aux enchères. Les travaux solides sont de tous les temps; mais les découvertes viennent à leur jour, et il ne faut pas les devancer. Le grand défaut de l'Allemagne est cet empressement fiévreux d'annoncer des résultats nouveaux et de dépasser les maîtres, qui produit un déluge de thèses hardies et de pa

radoxes. Ajoutez à cela les intrigues d'un parti religieux, mettant pour condition à ses faveurs tout autre chose que le mérite scientifique, et vous comprendrez les effets désastreux qu'ont pu produire sur des études aussi délicates que les nôtres quelques années d'un tel régime. Vous aurez le droit d'être sévères pour l'école superficielle, qui voudrait ainsi passer l'éponge sur le travail d'un demi-siècle, et enlever à l'Allemagne sa vraie couronne, celle de la science critique, saine et désintéressée.

Et puisque j'ai commencé à vous communiquer mes réflexions sur des points secondaires de votre plan, auxquels peut-être vous ne penseriez pas, j'oserai vous conseiller de ne pas chercher le développement de l'esprit allemand seulement en Allemagne. Je ne sais si je me trompe, mais je crois voir le moment approcher où les Allemands joueront le même rôle que ces Scots de la première moitié du moyen âge, qu'on trouve partout à l'état de missionnaires de la science et de grammairiens. Déjà presque tout le travail matériel de la philologie est supporté dans le monde par des Allemands. Ne négligez donc pas d'embrasser dans votre recueil ces nombreuses colonies où, grâce à sa puissance d'expansion, la race germanique porte son activité intellectuelle et son sérieux. Suivez-la dans l'Académie de Saint-Pétersbourg, où, malgré des susceptibilités assez naturelles, la science allemande s'est créé une importante succursale, peu inférieure à l'Académie de Berlin, surtout pour les sciences géographiques. Cherchez-la en Angleterre, à Oxford, à Londres, où vous rencontrerez à l'état d'exilés volontaires quelques-uns des meilleurs représentants de la nouvelle école, MM. Max Müller et Aufrecht. Ils écrivent en anglais; mais leur science, leur pensée sont allemandes: cela doit vous suffire. La Hollande mérite aussi que vous lui ouvriez votre recueil. L'Université de Leyde me paraît depuis quelques années dans une direction excellente : elle possède un grand enseignement historique, à la tête duquel est M. Dozy, et une solide école d'exégèse dirigée par M. Kuenen. En Suisse, vous trouverez l'Université de Zurich et le savoir un peu hasardeux de M. Hitzig. L'Asie et l'Afrique enfin vous offriront d'admirables missionnaires, tels que les Krapf, les Isenberg, et des voyageurs, tels que Barth et Overweg. Tandis que les missions catholiques, autrefois si fructueuses, ne rendent plus à la science que de médiocres services, à cause du peu d'instruction et de curiosité de la plupart de ceux qui s'y dévouent, les missions allemandes, anglaises, américaines, ont produit d'habiles explorateurs qui ouvrent devant nous des mondes inconnus, et prennent place parmi les fondateurs de la science critique de l'humanité.

N'oubliez pas les juifs allemands: ils sont une partie essentielle et pourtant distincte du mouvement qui doit vous occuper. C'est un monde fort mêlé, mais où se rencontrent encore des Mendelssohn et des Spinosa, et d'où sont sortis de bons auxiliaires du travail scientifique. Par une singulière destinée, la race juive se trouve de nos jours le meilleur interprète de certaines civilisations de l'Orient qui se sont trou vées, il y a deux ou trois mille ans, en contact avec elle, et dont les études bibliques et talmudiques la rapprochent à un degré surprenant. Enfin, cherchez aussi l'Allemagne en France. Nous possédons parmi nous une colonie allemande qui, en même temps qu'elle communique largement avec le centre des idées françaises, puise directement encore aux mamelles germaniques, dont elle n'est point détachée: c'est l'école de Strasbourg. Cette modeste et savante école, dont l'administration cen trale a parfois trop peu respecté l'individualité, est parmi nous le seul reste des anciennes institutions provinciales, qui avaient de si bons effets pour la culture intellectuelle. Vous connaissez sans doute la Revue de Théologie de M. Colani, excellent écho de ce qu'il y a de meilleur dans l'exégèse allemande. Les travaux de M. Reuss, de M. Bergmann, honoreraient une Université d'outre-Rhin; ils sont chez nous presque inconnus, et j'ignore si, en dehors de l'estime d'un petit nombre, ils ont jamais reçu le moindre encouragement de l'opinion.

Que votre Revue soit l'abrégé de ce vaste mouvement d'études. Dans ma pensée, elle doit représenter non-seulement l'Allemagne, mais tout ce dont l'Allemagne s'occupe, c'est-à-dire le monde entier. Croyez que son apparition ne sera saluée par personne avec plus de sympathie que par moi, et agréez, etc.

ERNEST RENAN.

HISTOIRE ROMAINE

DE

THÉODORE MOMMSEN'.

I.

La linguistique est à l'histoire des hommes ce que la géologie est à l'histoire du globe. La géologie a retenu la trace des révolutions physiques qui ont précédé l'humanité; la linguistique comparée éclaire des temps et ressuscite des races antérieures à tout historien. Nous devons à cette science la révélation du fait capital de l'histoire primitive, la grande migration des peuples indo-européens. L'étude du sanscrit, du grec, du latin, du celte et de la plupart des langues parlées dans l'Europe moderne a montré, à côté de différences caractéristiques, les indices incontestables d'une origine commune. Les similitudes indiquent les phases traversées en commun par la race primitive. Les différences marquent le moment où les ramifications se sont détachées de la souche pour se développer dans d'autres milieux.

C'est dans le bassin de l'Euphrate, à côté même de la race rivale des Sémites, que les conjectures les plus vraisemblables placent le berceau de la race indo-européenne. C'est de là que sont partis successivement les essaims d'hommes qui ont peuplé ou conquis la Perse, l'Inde et

' Deuxième édition, revue et complétée d'après des documents récemment découverts et édités par M. Pertz, 3 volumes. Berlin, Weidmann, 1857.

Le travail de M. Mommsen est le plus considérable qui ait été entrepris sur l'histoire romaine depuis Niebuhr. On en donne ici un résumé purement analytique, et, sans s'interdire la critique, c'est en général surtout par des analyses que la Revue s'appliquera à faire connaître les grands travaux de la science et de l'érudition allemandes. Les juger est le droit de tout homme compétent; mais les faire connaitre et surtout inspirer le désir de mieux les connaître encore est la mission spéciale de la Revue. (Note de la rédaction.)

l'Europe, où les populations antérieures ne se sont maintenues que dans quelques points isolés'. Avant de se ramifier, la race indo-européenne avait dépassé le premier degré de la civilisation, la vie de chasse et de pêche, et atteint la vie pastorale. On avait des cabanes, des canots, des barques, des vêtements. On connaissait l'usage du sel, du feu et de quelques métaux, car les mots qui expriment ces idées sont communs à toute la nombreuse famille des langues indo-européennes. La race primitive possédait aussi les premiers rudiments de la religion et de la science, c'est-à-dire de l'observation. On trouve dans le fonds commun non-seulement l'idée générale de divinité, mais beaucoup d'idées religieuses plus spéciales et plus concrètes. « Ainsi, » dit M. Mommsen, le ciel considéré comme père et la terre considérée » comme mère des êtres, l'existence des âmes à l'état d'ombre après la » mort, sont des pensées fondamentales de la théologie indienne aussi » bien que de la théologie grecque et romaine. Certains dieux révérés » sur les bords du Gange ressemblent jusque par le nom aux divinités » de l'Ilissus et de Tibre. L'Uranus des Grecs est Varunas; Zeus, Jupiter, » Diespiter est le Djaùs pitâ des Védas. Les mystérieuses figures des » vieilles Erynnies sont venues d'Orient. Le divin levrier Sarama qui » garde pour le maître des cieux le troupeau d'or des étoiles et des » rayons solaires, et lui amène les vaches célestes, les fécondes nuées, · » pour qu'elles lui donnent leur lait, est devenu chez les Grecs le fils » de Sarama, Sarameyas, Hermeyas, Hermès. L'énigmatique tradition du » vol des troupeaux du soleil, qui n'est elle-même pas sans analogie » avec la légende romaine de Cacus, est l'écho suprême et incompris » de cette antique poésie de la nature. »

Les premiers rudiments de la vie de famille appartiennent aussi à ces temps primitifs, mais l'organisation de la vie publique est postérieure à la séparation. L'état pastoral est impuissant à la développer, et on n'en était encore qu'aux plus faibles commencements de la vie agricole; les mots qui se rapportent à l'agriculture ne sont plus communs à toutes les langues indo-européennes, mais ils se retrouvent encore chez les Grecs, les Romains, les Germains, les Slaves, les Lithuaniens, et même les Celtes. Toute cette famille de peuples a donc traversé ensemble le phase agricole. La branche gréco-italique, considérée en particulier, a des caractères qui indiquent une séparation encore plus récente. Ce n'est plus seulement la culture des céréales, c'est aussi la viticulture qui est connue, et en général tout ce qui constitue les bases

' La Finlande, le pays basque et peut-être l'Étrurie.

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