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jours en réalité d'une exhibition de son savoir-faire. Aussi ne s'inquiète-t-il que des beautés de son style; il le cisèle, le polit, le pomponne, le brillante; son élégance à outrance rappelle ces parures monstrueuses, tout enguirlandées de fausses fleurs et de pierreries, que l'on donnerait si volontiers pour un peignoir de mousseline et une fleur des champs. En place de sentiments, il y a des métaphores excessives qui se coudoient, et le plus souvent créent elles-mêmes ce qu'elles expriment. Les idées les plus simples s'évanouissent dans l'éclat des allégories chargées de les faire valoir, comme ces édifices trop brillamment illuminés dont les contours disparaissent noyés dans la lumière. La pensée de l'homme est si absente de cette rhétorique à jet continu, que, tout ébloui, on se demande parfois s'il y a eu vraiment un poëte, et si les beaux esprits de Bagdad n'auraient pas imaginé aussi quelque ingénieuse machine à la Jacquart où la poésie se fabriquait toute seule, pourvu qu'un ouvrier en style eût chargé le métier et renouât les fils. Pour rattacher, même indirectement, les romances moresques à la littérature arabe, il faudrait donc supposer l'existence d'une autre poésie plus simple, plus historique, plus humble, qu'aucun témoignage n'eût jamais mentionnée, et cette bénévole hypothèse s'accorderait aussi mal avec le caractère de la civilisation orientale qu'avec la nature de sa poésie. La basse classe n'y connaît point d'autres plaisirs littéraires que ces improvisations de café dont les contes des Mille et une Nuits ort réalisé l'idéal, et il n'y a rien de sérieux ni dans les sentiments ni dans les idées. L'auditoire entend garder une demi-somnolence d'imagination que rien n'inquiète, et le conteur s'arrange en conséquence : il n'imagine que de frivoles aventures qu'on peut écouter sans penser, comme on regarde la fumée de son chibouque monter en spirale et disparaître. A la différence des romances moresques, les soldats ne jouent habituellement dans ces récits que des rôles de comparses et ne deviennent jamais le centre d'aucune sympathie : au lieu d'y exciter l'enthousiasme et de réveiller énergiquement les âmes endormies comme une fanfare de trompettes, la guerre n'y est représentée qu'à l'état de violence; elle n'y apporte que la désolation et ne laisse après elle que la ruine et des malédictions'.

Dans ces romances, le poëte n'était donc pas dominé par une tradition qui le fit son esclave et lái dictât ses moindres idées; il disposait

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Quoique la croyance à l'influence littéraire des Arabes soit aujourd'hui à peu près abandonnée, nous croyons devoir indiquer l'excellent résumé que M. de Circourt a donné de la question dans un ouvrage dont le mérite est bien supérieur à sa renommée; Histoire des Mores Mudejarcs, t. III, p. 302-332.

TOME I.

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vraiment de son sujet, le complétait, y ajoutait des circonstances qui en augmentaient l'intérêt, et se permettait de penser et de sentir avec une sorte d'indépendance. Le style n'était plus abandonné à la grâce de Dieu et à l'inspiration du moment; il devenait plus soutenu, plus vigoureux, plus constamment harmonieux, et n'évitait plus des images et des comparaisons, appartenant réellement au poëte, qui lui donnaient un caractère moins général et une vie moins indéterminée. Mais les romances moresques n'avaient acquis cet esprit littéraire qu'en perdant les plus précieuses qualités du genre: la naïveté et souvent la sincérité de l'inspiration. Ce n'était déjà plus de la poésie populaire et purement naturelle, comme disait Montaigne, et cependant le poëte n'y était pas encore tout à fait libre, ni surtout suffisamment personnel c'était un simple conteur, qui, même en inventant, affectait de n'être qu'un écho et de répéter, sans y rien changer, les rumeurs de l'histoire. L'esprit de ces romances les empêchait d'ailleurs de trouver une faveur générale dans les masses: leurs peintures séduisantes des mécréants blessaient directement la foi de quelques vieux chrétiens et semblaient à beaucoup d'autres un scandale public et une injure. Il y eut même des poètes qui reprochèrent vertement à leurs malencontreux confrères d'avoir voué, comme des renégats, leur talent au culte de Mahomet, et quelques-uns, ne prenant conseil que de leur fanatisme, donnèrent brutalement tous les Mores de la poésie au diable". Rien d'intime ni de senti ne recommandait d'ailleurs ces romances: elles n'évoquaient aucun souvenir de gloire, ne réveillaient ni n'endormaient aucune souffrance; leur frivole succès n'avait que la raison d'une mode et n'en eut que la durée. Mais la verve poétique des civilisations commençantes entrait dans sa période de réflexion, et le peuple était désormais trop complexe, trop divisé par les intérêts divers des

1 Ainsi, par exemple, il est dit de Gazul dans la belle romance Sale la estrella de Venus:

2 Essais, l. 1, ch. 54.

3

Y con ella un fuerte Moro
Semejante á Rodomonte;

dans Duran, t. I, p. 14.

Renegaron de su ley

Los romancistas de España,

Y ofrecieron á Mahoma

Las primicias de sus gracias;

Tanta Zaida y Adalifa; dans Duran, t. I. p. 128.

¡Valga al diablo tantos Moros!

dans Duran, t. I, p. 135.

provinces et les habitudes des différentes classes, pour qu'on remplaçât les romances surannées par de plus jeunes et de plus vivantes. La poésie populaire était tarie au lieu de romances nationales, il y eut des complaintes locales et des chansons personnelles, et quand les passions politiques ne s'en firent pas un signe de ralliement ou un appel aux armes, comme il est encore arrivé de nos jours pour l'Hymne de Riego et la Tragala, elles n'obtinrent qu'une popularité bien restreinte et bien éphémère. La poésie de pur instinct avait fait son temps; il fallait que ces vieilles histoires, si dénuées jusqu'alors d'invention, fussent renouvelées par le sentiment et la pensée, que ces humbles chants des temps primitifs prissent une forme moins simple et moins brève, qu'à une versification approximative succédât un rhythme à la fois plus accentué et moins monotone. Les poëtes s'adressaient à des imaginations plus actives et plus rebelles; ils devaient satisfaire des curiosités plus réfléchies, des goûts plus exigeants et devenus plus lettrés. Ce fut cette œuvre difficile que le théâtre tenta au seizième siècle, et du sentiment populaire, élevé et fécondé par l'esprit littéraire, sortit le drame de Lope de Vega et de Calderon.

ÉDÉLESTAND DU MÉRIL.

UNE PAGE

DE LA VIE LITTÉRAIRE ET SOCIALE

DE L'ALLEMAGNE.

Correspondance de Herder avec sa fiancée, avec Goethe, Klopstock, Jean Paul, Lavater, Jacobi, etc. Publiée par H. Düntzer et F. G. de Herder1.

Il s'attache un charme particulier à la correspondance des hommes célèbres. Elle nous fait éprouver, ce nous semble, un plaisir comparable à celui que nous ressentons en pénétrant dans les coulisses d'un théâtre, ou quand on nous explique les rouages d'un mécanisme dont les effets nous ont étonnés, plaisir parfois un peu désenchantant, mais le plus avidement recherché par l'insatiable curiosité de notre esprit. Si, dans les œuvres des grands écrivains,, nous admirons les splendides créations de leur esprit, nous voyons dans leur correspondance cet esprit lui-même avec ses élans et ses doutes, son audace et ses faiblesses. Nous y trouvons de plus de précieux documents pour la connaissance de l'époque à laquelle ils ont appartenu. La correspondance de Voltaire est à la fois l'histoire psychologique d'un incomparable esprit, et l'histoire littéraire du dix-huitième siècle tout entier. Celle de Schiller et de Goethe, sans ouvrir des horizons aussi multiples, n'est pas moins faite pour passionner le lecteur bien né, par le divin spectacle de deux puissants génies complétement isolés du monde extérieur, uniquement préoccupés des intérêts éternels de l'esprit, se fortifiant par un échange fécond de critiques et d'idées, et s'élevant à l'idéal par un effort consciencieux et continu. La correspondance dont nous allons rendre compte, sans atteindre à la valeur de ces monu

1 Francfort, Meidinger fils et Cie, 3 volumes. 1858.

ments uniques, a néanmoins une grande importance, tant pour la connaissance de l'histoire littéraire que pour celle de la vie sociale de l'Allemagne de 1770 à 1800. Elle nous fournit une occasion que nous saisirons toujours avec empressement, celle de revenir sur cette époque si brillante de l'esprit germanique où les jeunes renommées de Goethe, de Schiller, de Herder et plus tard de Jean-Paul, s'élèvent et se placent à côté des gloires déjà consacrées de Klopstock et de Lessing. La littérature allemande a déjà une tradition, et elle déborde encore de jeunesse et de séve. C'est son plus beau moment, et on n'en trouve de plus beau chez aucun peuple.

Avant d'analyser la correspondance, nous devons dire un mot du personnage autour duquel elle se groupe. Herder est surtout connu à l'étranger par sa philosophie de l'histoire, et cette philosophie de l'histoire est en effet la meilleure qui pût être faite dans un temps où la géologie et la philologie comparée étaient encore bien loin du développement et de la certitude qu'elles ont acquis de nos jours. Mais Herder n'a pas été seulement l'auteur des Idées; il a été en même temps un des agents les plus actifs de la rénovation littéraire en Allemagne. Il a été poëte et critique aussi bien que philosophe alliance impossible aux époques de poésie naïve et spontanée, mais naturelle dans les civilisations avancées, où la poésie elle-même devient un produit de la réflexion, et fréquente surtout dans la littérature allemande, sortie tout entière d'un mouvement critique. Dans l'Allemagne moderne, le poétique a précédé la poésie, ou plutôt ce sont les poëtes eux-mêmes qui se la sont faite, et qui l'ont pratiquée après l'avoir faite. Qu'est-ce que Lessing? Un critique qui compose des drames pour appuyer sa théorie par des exemples. Herder nous apparaît par bien des côtés, mais non par tous, comme son héritier et son continuateur. Personne n'a eu de plus grandes facultés critiques, ni un sentiment plus juste et plus profond de la poésie. Il a été un des ápôtres de Shakspeare, il a traduit le Romancero, il a le premier reconnu le Cantique des cantiques pour ce qu'il est réellement, une idylle orientale, un chef-d'œuvre de poésie naïve et enivrante. Il a donc été pour l'esprit allemand un initiateur, comme Lessing. Mais la nature de celui-ci est plus forte et plus une; celle de Herder, plus riche et moins équilibrée. Il ne faut, chez lui, s'étonner d'aucune dissonance. Il est à la fois libéral et intolérant, confiant et soupçonneux, généreux et malveillant, ouvert et hypocondriaque; et si on voulait le définir d'un mot, il faudrait dire que ç'a été un très-grand esprit, très-difficile à vivre. Libre penseur autant qu'on peut l'être, il persécute Fichte, et après avoir recom

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