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BULLETIN CRITIQUE.

Des méthodes gazOMÉTRIQUES, par Robert Bunsen, professeur de chimie à l'université 'd'Heidelberg. Brunswick, Fried. Vieweg et fils, 1857.

Ce livre, que l'on peut appeler classique dans son genre, traite en détail de l'ensemble des méthodes et procédés qu'on emploie dans l'eudiométrie actuelle,⚫ dont M. Bunsen doit, à juste titre, être considéré comme le principal créateur. Depuis Volta, l'inventeur de l'eudiomètre, jusqu'aux travaux de MM, Dumas et Boussingault sur la composition de l'air atmosphérique, plusieurs savants illustres, comme Saussure, Humboldt, Gay-Lussac, etc., se sont tour à tour occupés de l'analyse des gaz, mais en général les méthodes de ces chimistes sont restées bornées exclusivement à l'analyse de l'air atmosphérique. Depuis plusieurs années déjà, M. Bunsen a introduit dans l'eudiométrie tant de perfectionnements heureux, et a su éviter si habilement les erreurs inhérentes à la méthode de Volta, que cette partie de la science est arrivée entre ses mains à une précision qui n'est surpassée par aucun des procédés les plus exacts de l'analyse chimique. Malheureusement les publications de l'auteur, éparses çà et là dans les annales et journaux scientifiques, se sont vulgarisées avec peine dans les laboratoires. Pour remédier à cet inconvénient et pour donner à sa méthode une plus vaste portée, l'auteur a réuni ses recherches dans un livre qui porte le titre de Méthodes gazométriques. Dans cet ouvrage remarquable, où chaque méthode d'analyse est appuyée d'une série laborieuse de recherches expérimentales faites jusqu'en Islande, l'auteur fait connaître plusieurs procédés analytiques entièrement nouveaux et empreints au plus haut degré de ce cachet de précision et d'originalité qui caractérise les travaux de cet illustre chimiste. Telle est, par exemple, la méthode d'analyse à l'aide de la loi d'absorption par laquelle il parvient à faire l'analyse de mélanges gazeux par voie purement physique et sans aucune expérience chimique. C'est ainsi qu'en étendant considérablement le domaine autrefois si limité des moyens dont dispose l'analyse eudiométrique, M. Bunsen, le premier, est parvenu, par une heureuse combinaison des analyses par combustion avec l'emploi des réactifs absorbants, à analyser d'une manière aussi simple que facile jusqu'à un mélange de dix gaz dont sept sont combustibles.

M. Regnault, qui a doté la science de tant d'appareils ingénieux, a publié aussi, mais postérieurement à M. Bunsen, une méthode eudiométrique nouvelle. Ce n'est pas ici la place de tracer un parallèle entre son procédé et celui du chimiste allemand. Qu'il nous suffise d'indiquer que, si la méthode de M. Regnault donne des résultats d'une grande précision dans un temps très-court, elle présente d'autre part le grave inconvénient d'exiger l'emploi et le maniement d'un appareil très-compliqué, fragile et dispendieux. Aussi les chimistes allemands et anglais ont préféré adopter le système de M. Bunsen, méthode qui exige, il est

vrai, plus de temps pour l'exécution des analyses, mais qui présente des manipulations d'une facilité et d'une simplicité très-grandes.

Le livre de M. Bunsen s'adresse à la fois aux chimistes et aux physiciens. Ces derniers y trouvent les travaux importants de l'auteur sur les phénomènes d'absorption, de diffusion et de combustion des gaz. La loi d'absorption, reléguée au rang des hypothèses depuis qu'elle paraissait être en contradiction directe avec les expériences, a été démontrée expérimentalement par M. Bunsen à l'aide d'un appareil de son invention, et appliquée par lui avec un grand succès à l'analyse même des mélanges gazeux. Nous avons remarqué, en outre, dans cet ouvrage une méthode à la fois nouvelle et facile pour la détermination du poids spécifique des gaz, à l'aide d'un appareil construit par M. Bunsen, qui offre le plus grand intérêt pour les usages techniques, comme pour la détermination du poids spécifique des gaz d'éclairage, etc. Cette méthode, d'une simplicité extrême, se base sur la relation qui existe entre les poids spécifiques des gaz et leur vitesse d'écoulement à travers un orifice infiniment petit pratiqué en mince paroi.

L'ouvrage de M. Bunsen a été traduit déjà en anglais par un chimiste de Londres; nous ne tarderons pas à avoir une traduction française qui a été faite sous les yeux mêmes de l'auteur par un de ses élèves, M. Schneider de Strasbourg, licencié ès sciences physiques. Elle paraîtra chez Victor Masson. Nous avons eu l'occasion d'en voir les premières épreuves, et nous pouvons promettre à cette traduction habile et consciencieuse tout le succès que mérite l'œuvre de l'illustre chimiste allemand; elle est incontestablement supérieure à la traduction des Lettres sur la chimie de Liebig.

E. SRINGUERLET.

THEOGONIE d'après les sources de l'antiquité classique, hébraïque et chrétienne, par Louis Feuerbach. Leipzig, Otto Wigand.

Ce nouvel ouvrage du fondateur de l'humanisme est le dernier volume d'une édition complète qui vient de paraître à Leipzig, et, pour le dire tout de suite, cette édition atteste à la fois la popularité dont la philosophie continue à jouir en Allemagne et la fécondité de l'écrivain. Un philosophe français qui voudrait d'un seul coup présenter neuf volumes au public ne trouverait pas facilement un éditeur disposé à courir le risque de l'entreprise, et d'un autre côté, on n'en citerait pas beaucoup qui aient accumulé autant de travaux que M. Feuerbach, malgré l'intervalle assez long qui sépare son dernier ouvrage de ses aînés. Les autres volumes contiennent :

Essence du christianisme, troisième édition, refondue et augmentée.
Explications et additions à l'Essence du christianisme.

Critiques et principes philosophiques.

Pensées sur la mort et l'immortalité, deuxième édition, refondue et augmentée. Histoire de la philosophie moderne de Bacon de Verulam à Benoît Spinosa, deuxième édition, refondue et augmentée.

Exposition et critique de la philosophie de Leibnitz, deuxième édition, refondue et augmentée.

Pierre Bayle, pour servir à l'histoire de la philosophie et de l'humanité, deuxième édition, refondue et augmentée.

Cours sur l'essence de la religion, avec des notes et des compléments.

On devine que la théogonie de M. Feuerbach ne ressemble pas à celle d'Hésiode. Elle en est tout juste l'inverse. Hésiode avait fixé la mythologie, M. Feuerbach la dissout et la ramène à son principe psychologique. En d'autres termes, il recherche quelle a été dans l'homme la source du sentiment religieux, car pour lui toute théologie est anthropologie, et toutes les formes religieuses sont des anthropomorphismes. A un certain point de vue, cette doctrine ne sera contestée par personne. Schiller déjà avait dit : « L'homme se peint dans ses dieux, » et c'est un fait indéniable que les représentations religieuses portent l'empreinte du temps, des nations et des esprits où elles se réfléchissent. Le Jéhovah de l'Ancien Testament ne ressemble pas au Père du Nouveau; les dieux de la mythologie grecque n'ont rien de commun avec ceux des sauvages, et dans le sein même du christianisme, il y a incontestablement des conceptions populaires et naïves, et des conceptions plus philosophiques de la Divinité. Toute religion a donc son côté humain, mais M. Feuerbach affirme qu'elle n'a que celui-là, et il place dans l'esprit humain non-seulement le germe de la forme, mais aussi le principe du fond. Ici encore il ne rencontre point de contradicteurs pour une partie de sa thèse, car personne ne soutient que toutes les religions soient révélées; mais il n'excepte point le christianisme de ses conclusions, et c'est là qu'il se heurte contre les affirmations de la foi. M. Feuerbach n'admet point de révélation. Mais il est important de noter un point qui le distingue, lui et toute l'école dont il est sorti, de la plupart des penseurs incrédules des siècles précédents. Il ne voit pas, comme eux, dans les religions une invention des prêtres; et il les considère au contraire comme une manifestation inévitable, comme une phase nécessaire de la vie de l'esprit : « Avec la volonté qui se heurte » à chaque pas contre des obstacles et qui échoue contre les résistances du monde » extérieur, est donnée en même temps l'idée d'une volonté supérieure à toute >> limite et à tout obstacle, avec l'ignorance, l'idéal de la science que nous igno>> rons. Cette idée n'est pas une idée indifférente, ni frivole, ni inutile, comme » l'homme en a tant; elle est engendrée et fortifiée par la contradiction même de >> l'expérience quotidienne, identifiée à nos plus ardents désirs, chargée du poids » de nos intérêts les plus sacrés. Elle est produite, maintenue et animée par le » désir que nous avons de sa réalité. Son objet répond aussi bien à la nature » humaine que le retour à la nostalgie, la nourriture à la faim, la guérison à la >> maladie. C'est une idée fatale, indubitable, dispensée de toute preuve, se » suffisant à elle-même, et bienheureuse en elle-même.... Il y a eu des dieux » avant qu'il y eût des philosophes, et il y en a eu là où nul homme ne s'avisera >> de philosopher.

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M. Feuerbach considère donc la religion comme des manifestations spontanées et sincères de l'esprit. Leur principe, d'après lui, est le désir, aspiration née des bornes mêmes et des faiblesses de notre nature. L'homme ne peut faire tout ce qu'il veut; il cherche en dehors, au-dessus de lui, des auxiliaires à sa volonté : « Là où cesse l'action matérielle des sens, des mains et des pieds, là com» mence l'action immatérielle, divine, mais purement idéale du désir. » Voilà la thèse de M. Feuerbach, et cette thèse, il cherche à la prouver dans son dernier livre par l'analyse des principaux monuments religieux de l'antiquité, et surtout par celle des poëmes homériques. Cette analyse est fine et ingénieuse, parfois peut-être un peu subtile. Elle met en parfaite lumière un fait évident, important, mais auquel on ne s'arrête généralement pas assez.

On se représente assez volontiers les figures de la mythologie classique comme des types fixes et invariables. Il n'en est rien; ce sont des figures continuellement mobiles et changeantes, et dont les attributs et les fonctions varient suivant les Jieux et les circonstances, c'est-à-dire, dans le système de M. Feuerbach, selon la volonté de l'homme, les prières qu'on leur a adressées et les services qu'on leur a demandés. Zeus est bien toujours chez les Grecs le roi de l'Olympe, mais il remplit en même temps des fonctions bien diverses, et que souvent une autre divinité eut tout aussi bien remplies à sa place. Il est, d'après Pausanias, appelé libérateur, parce qu'une fois, à la prière d'Éaque, il a délivré la Grèce du fléau de la sécheresse; il porte à Ægium le titre de rassembleur, parce qu'Agamemnon y a réuni les principaux personnages de la Grèce pour délibérer sur la guerre de Troie; ailleurs, il est chasseur de mouches, pour avoir éloigné, à la prière d'Hercule, les mouches qui tourmentaient le héros pendant qu'il offrait un sacrifice; on pourrait citer vingt autres épithètes se rapportant toutes à des fonctions. Il est protecteur du foyer, des biens, de la maison, de l'amitié, des jeux, etc. Apollon est à Athènes chasseur de sauterelles; en Sicile, exterminateur des Libyens. A Sparte, Pallas est protectrice des yeux, parce qu'à la place où fut élevé son temple, Lycurgue avait miraculeusement conservé l'œil unique qui lui restait. Il y avait à Rome un dieu Rediculus, dieu du retour, et son temple s'élevait à la place où Annibal marchant sur Rome avait rebroussé chemin. Il y avait aussi un Jupiter pluvius, tandis qu'en Égypte, où le Nil pourvoit régulièrement à l'irrigation des terres, on cherche en vain une divinité de la pluie. La mort et la souffrance, l'erreur et les fautes, sont des maux dont l'homme voudrait être affranchi: il en affranchit ses dieux. « Les dieux sont les désirs humains affranchis des liens » de la nécessité. » Ils sont toujours gais, toujours sages, toujours bien portants et éternellement jeunes. Mais l'expérience a appris à l'homme qu'il est des choses qu'il est inutile de souhaiter, parce qu'elles ne peuvent pas être obtenues, et des lois générales auxquelles il est impossible de se soustraire. Les dieux eux-mêmes sont donc subordonnés au destin, dont le règne commence là où finit le leur. Il faut mourir, et tout ce que les dieux peuvent concéder comme faveur à ceux qu'ils aiment, c'est une durée plus qu'ordinaire de la vie; mais la perpétuité de l'existence n'a pas sa place dans le cercle des idées qui embrassent la vie terrestre, et la foi ne l'affirme qu'en la transportant dans un monde transcendant.

Telles sont en substance les principales idées que M. Feuerbach présente au public dans son nouveau volume. La foi religieuse ne les acceptera pas; mais si elle peut les condamner, elle ne peut pas utilement argumenter contre elles. Outre qu'elle ne discute pas, précisément parce qu'elle est la foi, il n'y a pas de rencontre, il n'y a pas d'entente possible dans le monde des esprits, quand le point de départ, quand les principes sont différents. On ne peut s'accorder que si, les principes étant les mêmes, une divergence s'est établie sur des points secondaires; mais ce sera toujours un débat plus brillant que fructueux que d'opposer système à système.

En se plaçant au point de vue de M. Feuerbach, la critique peut présenter diverses objections. Que le désir humain s'élance vers les dieux, c'est un fait incontestable et que manifestent toutes les religions; mais que les dieux soient sortis du désir comme de leur germe, M. Feuerbach l'affirme, il nous semble, sans le prouver. Il s'agit là d'un fait psychologique que les siècles dérobent à son contrôle, car les religions ne se sont pas formées sous ses yeux, et les premières

manifestations religieuses remontent certainement au delà des documents dans lesquels il puise ses citations et ses arguments. Il est possible que, dans l'Iliade, par exemple, les dieux ne se manifestent et n'agissent que comme les serviteurs et les instruments de la volonté humaine; mais cela ne suffit pas, et la thèse de M. Feuerbach réclamerait des preuves bien plus anciennes. Personne ne saura jamais de quelle manière l'esprit humain s'est manifesté dans sa première enfance, mais un sentiment de dépression est pius vraisemblable qu'un mouvement d'élan. Le progrès consiste précisément dans une série de victoires de l'homme sur les forces naturelles, et il reste encore des batailles à livrer. Le point de départ a donc été l'empire absolu de ces forces, et des générations ont peut-être disparu sans même avoir eu connaissance de leur oppression. A son premier éveil, l'esprit a dû se sentir dépendant de tout ce qui l'entourait, et c'est ce sentiment de dépendance dans lequel il faut voir, ce nous semble, la source religieuse primitive. M. Feuerbach n'a pu en faire tout à fait abstraction, mais il n'y veut voir que le terrain où le germe s'est développé. Il reconnaît aussi « que » les dieux, considérés dans leurs rapports avec la nature, reposent sur la loi de » causalité, c'est-à-dire sur l'invincible penchant de l'homme d'assigner une cause » à tout ce qui arrive; » et ici la contradiction nous paraît flagrante, car nous nous trouvons en présence de deux principes théogoniques différents. La faculté du désir est sans doute innée à l'homme comme le besoin de trouver les causes des effets, mais elle n'a dû s'éveiller que plus tard. La première manifestation de l'esprit a dû être de poser les causes comme nécessaires, et de créer ainsi de toutes pièces, quoique dans des formes assurément très-primitives, le monde supérieur des divinités. C'est quand les deux mondes se sont trouvés posés en face l'un de l'autre que la relation a pu s'établir par le désir. La tendance à l'idéal est sans doute fort ancienne, mais elle suppose néanmoins un certain degré de civilisation.

C'est ainsi du moins que les choses nous apparaissent; mais, en ces matières, toute opinion peut être soutenue, car, nous le répétons, les documents font absolument défaut. L'Iliade, le Pentateuque lui-même, n'ont qu'une antiquité relative, et sont, d'après toutes les apparences, plus rapprochés de nous que des commencements du genre humain.

L'usage que M. Feuerbach a fait de ces documents nous semble de plus impliquer un défaut de méthode. Son livre est une thèse philosophique étayée de preuves historiques. L'analyse psychologique y joue le rôle principal, et les documents le rôle accessoire. La méthode inverse eût été préférable. La théogonie, telle que l'entend M. Feuerbach, et dans les limites où elle peut se constituer, se dégagera naturellement de l'analyse comparée des monuments religieux de l'antiquité, à laquelle ont concouru et concourent tant d'esprits laborieux et distingués, mais qui n'est pas encore complète. En dehors de ce travail, il n'y a que des hypothèses qui ne s'imposent point, et que l'esprit peut accepter ou repousser. Celle de M. Feuerbach a le mérite d'être développée avec finesse et habileté, et aussi avec une loyale franchise.

A. VALLIER

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