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LA RÉGLEMENTATION

DU TRAVAIL

AVANT-PROPOS

On peut concevoir, dans les sociétés humaines, deux types bien distincts d'organisation. L'un est caractérisé par la réglementation minutieuse des rapports sociaux, par une excessive centralisation, et même par un ensemble de monopoles d'État qui constituent, sous un régime de contrainte sévère, ce que les disciples de Karl Marx appellent la « socialisation » des instruments de travail. L'autre type social se distingue par le respect des libertés individuelles, par une forte constitution de la famille, par de saines coutumes du travail, par la multiplicité des associations, par le développement de la vie communale et provinciale, enfin par un régime de décentralisation et de liberté. Les peuples du second type ont formé souvent de petits États; ils

RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.

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n'ont pas eu la renommée brillante des grandes na tions, mais ils donnaient satisfaction aux besoin primordiaux de l'existence; ils avaient la concord et la paix.

L'étude de la législation du travail permet de distinguer le double courant qui entraîne actuelle ment les esprits. Les uns restent fidèles à un idéa de liberté dont l'État moderne tend à s'éloigner de plus en plus, et ils ne réclament l'action législative que lorsque l'initiative privée, individuelle ou collec tive, ne peut ou ne veut pas agir. Les autres vont la centralisation, à l'unité, à l'omnipotence de l'État Ils estiment que lui seul, résumant l'ensemble des forces nationales, peut réaliser utilement les réfor mes sociales que trop longtemps l'ignorance e l'égoïsme des hommes ont ajournées. Ainsi raison nent les chefs de l'école socialiste; mais ils se di visent à leur tour.

Deux doctrines et deux tactiques de combat ca ractérisent, en effet, le socialisme européen. En Al lemagne, en Autriche, en Italie comme en France l'école communiste, fidèle à Karl Marx, poursuit s chimère du collectivisme intégral; elle aime les nuageuses formules; elle a ses rites et ses pontifes. Dédaigneuse des « partis bourgeois », elle demand à ses membres, elle les supplie de rester ce qu'il· sont: sint ut sunt aut non sint. C'est en vain. Auprès d'elle, à son ombre, a grandi une école ambitieuse et ardente qui a soif du pouvoir. Elle aussi se dit so cialiste; elle a ses tenants passionnés, elle montre avec orgueil ses chefs au Parlement, mais quelle dif férence de tactique! Négociations, transactions, con cessions, compromissions, rien ne l'effraie et rien ne la

rebute. Où les aînés distinguent un piège, les cadets ne voient que profit, et, pour eux, la moindre réforme obtenue signifie conquête et triomphe. Mais si le conflit des doctrines existe, si la tactique varie suivant les milieux populaires, ici légale et pacifique, là violente et révolutionnaire, il faut reconnaître, d'une part, que l'idéal internationaliste reste le même et que, d'autre part, la foi dans la toute-puissance de l'État et dans les réformes législatives reste entière. C'est ce qu'on appelle le socialisme réformiste.

On dit bien que la division des chefs menace la démocratie socialiste, mais la variété des écoles et la différence de tactique n'exclut ni l'unité du but, ni, au jour du combat, la communauté dans l'effort. Les divisions sont, du reste, plus apparentes que réelles; le bloc socialiste est fait aujourd'hui d'un triple ciment l'anticapitalisme, l'antimilitarisme, l'anticléricalisme. Les derniers congrès, que commente et illustre la presse socialiste, sont très suggestifs à cet égard. Tel fut notamment le congrès de Dresde qui réunissait, du 16 au 21 septembre 1903, trois cents représentants du socialisme allemand. On savait que la lutte devait être chaude entre partisans du socialisme intégral et partisans du socialisme réformiste ou révisionniste. Parmi les premiers, le député Bebel soutint la « thèse » du parti socialiste. Il rappela la période héroïque de ce parti, ses luttes, ses progrès, ses succès. Comment ceux-ci avaient-ils été obtenus? Par l'affirmation incessante d'un programme intégral, par le dédain des compromissions politiques, par la lutte à outrance contre le capitalisme bourgeois. Et c'est au lendemain de la victoire socialiste,

que des novateurs imprudents voudraient, à l'exemple de socialistes ministériels de France, une part dans le gouvernement et s'assurer ainsi les faveurs et les fonctions publiques? Pour lui, Bebel, qui, depuis quarante ans, luttait sans trêve pour la démocratie socialiste, il n'allait pas terminer sa carrière par un parjure. Lorsque le député bavarois de Vollmar lui répondit, en défendant «< l'hypothèse », c'est-à-dire les réformes immédiatement possibles et réalisables, on put croire que les deux chefs entraîneraient, chacun, une partie des troupes. Mais le vote réunit la plupart des congressistes et c'est par 288 voix contre 11 que l'accord parut encore une fois se réaliser. S'il est vrai que les intransigeants chantèrent victoire, on ne peut nier que, même en Allemagne, l'avenir reste aux socialistes « possibilistes ». Ils veulent des réformes immédiates et se contentent des plus minimes succès; les intransigeants se refusent au contraire aux concessions des partis bourgeois et dédaignent les profits immédiats.

Voilà bien, nettement posée, la « thèse » et l'« hypothèse », que l'on rencontre dans tous les milieux politiques, religieux ou sociaux. Des hommes ardents conçoivent un programme; ils s'y attachent; ils vouent à sa réalisation leurs efforts et leurs peines. Les années passent, et une nouvelle génération arrive, qui n'a pas connu les difficultés du début et qui a soif de réussite. Elle veut alléger le programme et faciliter la tâche. Mais les « anciens » se plaignent; ils ont peur des succès faciles, et gardant jalousement le programme du début, la «< thèse » élaborée aux heures confiantes

de la jeunesse, ils restent fidèles à l'idéal. Qui doit réussir? L'expérience répond que ce sont les tenants de l'« hypothèse », les hommes pratiques et décidés qui veulent les résultats immédiats et tangibles. C'est bien aussi la conclusion qui se dégage de la plupart des congrès socialistes. Ainsi se forme et se développe un socialisme mitigé et réformiste, qui a placé, comme premier article de son programme, la réglementation du travail.

D'autres et nombreux écrivains, hostiles au socialisme, mais non moins hostiles à la liberté absolue du travail, réclament la « protection légale » de l'ouvrier. L'idée, partie de l'Allemagne, a pénétré la France au lendemain de la guerre de 1870, puis la Belgique, l'Italie, l'Angleterre. Grâce à une propagande active dans les sociétés scientifiques, les syndicats, les cercles, les congrès, on a vu les tenants de la << protection légale » agir victorieusement sur l'opinion et obtenir des parlements des lois de plus en plus nombreuses sur le travail et les travailleurs. Que faut-il penser de cette réglementation?

On sait que la liberté du travail implique pour l'individu : 1o le droit de choisir sa profession; 2o le droit de fabriquer sans réglementation des procédés de travail; 3o le droit de vendre sans réglementation des prix. Nous sommes partisan de la liberté du travail ainsi entendue. Mais comprend-elle le droit pour un homme d'abuser des forces d'un autre homme et de lui imposer des conditions de travail contre lesquelles protestent l'hygiène et la morale? Enaucune façon. La liberté ne peut pas être la licence, et c'est parce que la grande industrie avait fait naître de criants abus que l'État moderne a dû inter

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