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tion historique, que de mettre dans la bouche d'un juifces. principes de tolérance, dont un de ses ancêtres avait eu la gloire d'être l'interprète au milieu d'un siècle de superstition et de fanatisme; et puisque le conte des Trois anneaux avait inspiré la pièce, qu'il en était le cœur, le centre d'attraction, il était légitime de laisser au juif la place d'honneur.

Cette découverte du savant critique confirme les observations par lesquelles Lessing avait cherché déjà à se justifier d'avoir transporté dans un siècle de fanatisme les maximes de tolérance que le XVIIIe siècle commençait à acclamer. « Du temps des croisades, les Juifs et les Musulmans étaient les seuls savants, et les maux qu'ont causés à l'humanité les religions révélées étaient plus évidents que jamais. On retrouve chez les historiens plus d'un indice qui nous montre qu'on avait bien pu rencontrer chez un sultan cette raison élevée. » Le docteur Strauss fait remarquer que les Sarrasins et les Croisés, comme les héros grecs et troyens dans Homère, tout en se portant des coups vigoureux, rivalisaient de courtoisie et de bons procédés. Ces rapports n'étaient pas sans influence sur les sentiments religieux des deux partis, et ce n'était pas un fait inouï de voir des hommes haut placés passer librement dans la religion et le parti contraires. Un templier d'Angleterre, Robert de Saint-Alban, se rangea sous l'étendard de Saladin, épousa une de ses parentes, et porta bientôt les armes contre les chrétiens. Le projet de mariage entre Melek, le frère de Saladin, et la sœur de Richard Coeur-de-Lion, dont il est question dans la première scène du deuxième acte, est un fait historique, bien qu'il n'ait eu aucune suite.

Le dépit seul de l'orthodoxie peut s'y tromper; la pièce est bien écrite pour glorifier le christianisme. Mendelssohn

n'a pas hésité à le proclamer, et il ajoute expressément « qu'un pareil personnage celui de Nathan - n'est possible que dans un milieu chrétien ». Peut-être, en prenant le juif pour son héros, l'auteur a-t-il voulu faire saillir sa thèse par le contraste. La tolérance du juif est inattendue, comme la fleur sur des ruines; le milieu dans lequel il s'est développé n'est pas favorable à l'éclosion de cet amour. Le peuple de Dieu, on ne peut le contester, est le plus étroit, le plus fanatique, le moins humain, et la tolérance de Nathan, ce respect si délicat des consciences, n'est pas un héritage de sa nation. C'est une conquête de son esprit.

Du reste, le scandale qu'a causé la distribution des caractères dans cette pièce disparaît si l'on accepte l'interprétation nouvelle que M. Kuno Fischer a proposée dans un charmant opuscule. Le célèbre historien de la philosophie estime que Lessing n'a jamais eu l'intention de mettre sur la scène une comparaison des trois religions, et encore moins est-il coupable du projet absurde de décerner la couronne à l'islamisme. En effet, les personnages ne sont pas l'incarnation fidèle de la religion dont ils portent le nom ou la livrée. Al-Hafi, avec ses sympathies pour les Perses, avec son désir de visiter les docteurs du Gange, n'est pas un type bien pur de l'Islam. Nathan, d'autre part, n'est pas un juif fort orthodoxe, et je doute que la synagogue l'eût jamais avoué, si elle ne l'avait pas excommunié. Nathan est resté juif, mais il n'est pas le type du juif. Comme chez Shylock le juif a tué l'homme, ici l'homme a tué le juif.

On n'a pas été mieux inspiré quand on a soutenu que Nathan était l'expression idéale du déisme, et que la pièce entière était une nouvelle édition, appropriée

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à la scène, de l'ouvrage de Reimarus. L'observateur impartial ne manquera pas de reconnaître qu'il n'a pas sous les yeux un tournoi théologique, un assaut de dogmatiques opposés. L'auteur nous élève au-dessus de ces misérables disputes, et il met dans la bouche de Recha ces paroles qui coupent court à toute récrimination théologique et nous livrent le secret de sa pensée : « la confiance en Dieu, la soumission à sa volonté, ne dépendent pas de notre manière de concevoir Dieu ». Non, le noble amant de la vérité n'a pas mis son génie au service de la thèse vulgaire de la religion de l'honnête homme. Résumer ce chef-d'œuvre dans ces paroles : « Que tu sois juif, turc, païen ou chrétien, peu importe, si tu es honnête homme », c'est le calomnier en lui prêtant une thèse sceptique contre laquelle tout son caractère proteste.

Quand on ne perd pas de vue le milieu dans lequel est né Nathan, et qu'on se rappelle les propos de Lessing que nous avons cités, on ne peut hésiter longtemps sur l'intention de cet ouvrage.

Un esprit pratique ne pouvait songer à détacher ses contemporains du christianisme pour les convertir à la religion de Mahomet; mais il était permis à une conscience sincère de s'indigner des lâchetés et des turpitudes qui s'étalaient à l'ombre de la théologie orthodoxe et de rappeler, par une peinture saisissante, quel est le vrai caractère de la religion. Lessing n'a pas prétendu établir une hiérarchie entre les trois religions qui sont représentées dans son drame; mais il a cherché à montrer les différents degrés par lesquels l'homme s'élève de l'égoïsme au vrai but de la religion, à ce complet renoncement, à ce dépouillement de soi-même qui constitue l'amour. C'est une étude de psychologie qu'il nous pro

pose; sous des noms et des personnages divers, il nous dénonce cet égoïsme qui est au fond de tous les caractères et qui s'allie, pour les appauvrir et les souiller, à toutes les vertus de l'homme.

Pour le succès de ce dessein, j'allais dire de cette prédication, tant je rencontre ici la préoccupation pratique du prédicateur, il fallait montrer l'égoïsme dans la société, dans l'Église à laquelle appartiennent les spectateurs, et dévoiler ainsi, par des traits empruntés à la réalité, combien l'égoïsme s'attache à la religion pour la flétrir et l'étouffer. C'est dans la religion triomphante, chez celle qui est le plus fortement organisée, qui est devenue une puissance extérieure, qui distribue à ses adhérents, à ses serviteurs, la fortune et le pouvoir, c'est chez elle que nous rencontrerons l'égoïsme le plus impudent, comme dans la secte la plus honnie, la plus écrasée, nous verrons fleurir ces vertus des petits, des pauvres, la bonté, l'humilité, la résignation, la douceur. On comprend dès lors pourquoi le patriarche est le type de la religion basse et égoïste, et le juif, persécuté, outragé pendant des siècles, le représen tant de la religion pure, idéale : les caractères commandaient ces situations. Ces situations sont imposées par l'histoire, elles ne trahissent pas les sentiments cachés du poëte. Lessing n'eût pas été moins sévère pour le juif rabbinique ou le musulman rigide, et de sa verve impitoyable il leur eût tissé cette tunique de Nessus du ridicule, que le patriarche traîne après lui, s'il avait cru utile de mettre en lumière les misères de ces deux religions. Mais il se propose ici d'agir sur les chrétiens, de leur inspirer une humilité salutaire, et il a pris sur le fait les trahisons de l'idée chrétienne, pour convaincre son peuple que la doctrine, la lettre tue, et que l'esprit moral seul

vivifie. Voilà quelles étaient ses visées, mais jamais il n'a songé à rabaisser le christianisme, jamais il n'a insinué que toutes les religions se valaient et que la religion chrétienne pouvait, moins qu'une autre, développer les énergies morales qui font l'homme. Il veut ramener l'attention absorbée par les disputes scolastiques sur la parole de Jésus « Vous les connaîtrez à leurs fruits », et montrer quel est le vrai critère de la bonne religion. Quant à savoir quelle est la religion qui produira les meilleurs fruits, ou bien quelle est la religion que professeront les hommes les plus moraux, c'est un problème qu'il ne soulève pas, et l'on conviendra que ce n'était pas sur la scène qu'on pouvait traiter un pareil sujet.

L'auteur du Laocoon, qui recommandait aux poëtes de faire agir leurs créations et de les caractériser par leur action, qui plaçait au premier rang la poésie dramatique, parce qu'elle nous fait saisir le monde intérieur dans l'action, n'a pas dû ignorer les critiques qu'on était en droit d'adresser à sa pièce au point de vue esthétique. «Si l'on » vient me dire qu'une pièce à tendance si accusée ne peut >> réunir tous les caractères de la beauté achevée, je >> garderai le silence, mais je ne serai pas confus. J'ai con>> science d'un but qu'on peut ne pas atteindre sans en >> rougir. >> S'il eût été moins jaloux d'enseigner son peuple, il eût donné libre carrière à son imagination, et plus désintéressé, il n'eût pas inventé des situations pour placer ses discours, ses dissertations sur les miracles et les anges, il eût laissé la logique des passions et des caractères créer les incidents et les complications et amener le dénoûment. Ainsi le patriarche qu'il nous a dépeint comme un homme d'action, que les délicatesses de conscience ne gênent guère, eût été plus fidèle à sa nature

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