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UN POETE PATOIS

AU XVIII SIÈCLE

L'ABBÉ FAVRE (1)

IL n'est pas de poëte patois plus populaire en Languedoc que l'abbé Favre. C'est le grand poëte comique de la contrée. Un admirateur enthousiaste et fana

(1) Nous maintenons pour aujourd'hui et jusqu'à nouvel ordre l'orthographe et la prononciation du nom de l'abbé Favre, adoptées par tous ses derniers éditeurs; mais il nous est bien permis d'annoncer dès ce jour une prochaine révolution sur ce point: un poëte provençal, M. Placide Cappeau, de Roquemaure, qui a traduit en vers français les principales œuvres de l'abbé Favre, et qui est sur le point de publier ses poétiques traductions, a eu le premier l'idée de faire rechercher à Sommière l'extrait de baptême de son poëte favori ce document, qu'on lira dans l'excellente notice de M. Cappeau en tête de son recueil, fixe toutes les incertitudes au sujet du lieu de naissance de l'abbé Favre, et donne la

tique de ses œuvres disait: Sa gaîté ferait rire un mort. » Les Languedociens l'aiment et l'admirent, et rient de confiance à son seul

signature de son père, sur le nom duquel il ne saurait plus désormais subsister aucun doute. Le père du célèbre curé-poëte, régent des écoles de Sommière, signait Fabre par un b bien lisible : les propres signatures du joyeux auteur du Siége de Caderousse, qu'on a, avec sa correspondance manuscrite, à la Bibliothèque de Montpellier, ont pu depuis prêter à la conjecture, sur la forme de la lettre en litige et la faire passer pour un v, bien que le b soit très-nettement accusé dans une de ces signatures (au bas de la lettre du 19 juin 1775); mais les paysans du Midi prononçaient autrefois l'abbé Fabre, dans les localités dont il avait été curé; les plus anciennes éditions de ses œuvres, plus rapprochées, par conséquent, de la vérité ou de la tradition orale, portaient également l'abbé Fabre. Ce n'est qu'à partir de 1839 que le changement du ben va prévalu. Nous craignons que les éditeurs de ce temps-là, en l'adoptant, n'aient obéi à un scrupule que n'admet pas la critique, et qu'ils n'aient voulu tout simplement éviter une confusion locale avec le célèbre peintre Fabre, à qui la ville de Montpellier est redevable de tant de richesses artistiques et littéraires. Cette discussion, que nous ne faisons qu'annoncer, et qui est sur le point d'éclater, nous en rappelle une autre qui s'est élevée, il y a quelques années, au sujet du nom de Virgile: l'épigraphie antique veut qu'on prononce Vergile; un grand critique français s'est rangé de cette opinion, mais il a maintenu dans ses œuvres la vieille orthographe par habitude.

nom, comme les Espagnols au nom de Cervantes. Les vieilles femmes, dans le Midi, lisent l'abbé Favre sans lunettes: elles le savent par cœur. Il entre dans l'éducation de l'enfance bien avant La Fontaine. On connaît à Montpellier un père qui réveillait tous les matins son fils, un enfant de six ans, en lui récitant la fameuse tirade du Sermon de M. Sistre. C'était un procédé de réveillematin renouvelé, sans qu'on s'en doutât, du père de Montaigne: on sait que pour maintenir son fils en bonne humeur le reste du jour, ce dernier s'arrangeait pour que l'enfant (le petit Montaigne) eût le rire à la bouche à son réveil. La gloire de l'abbé Favre dure depuis près de cent ans dans le Midi et n'est pas près de s'éteindre: chacune des éditions de ses œuvres est enlevée comme du pain après une disette; on le réimprime encore en ce moment même à grands frais à Montpellier, et un très-habile artiste, M. Édouard Marsal, s'est chargé de le couvrir de dessins qui parlent aux yeux et rappellent aussitôt le texte.

Cette popularité immense de l'abbé Favre, dont on ne cite pas deux exemples dans le Midi, et qui va toujours croissant

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d'une génération à l'autre, est due surtout à l'expression réelle et sincère de l'esprit local et méridional qui se retrouve dans ses vers, et qui les grave dans toutes les mémoires. Il a parlé la vraie langue du peuple, celle des paysans, non pas un patois savant et distingué, mais celui que tout le monde comprend encore de nos jours. Sa malice s'exerce sur tout ce qui l'entoure et lui tombe sous la main : il n'épargne rien de ce qui prête à rire. Il est le véritable interprète des mœurs et des passions de clocher qui s'agitent dans le petit monde où il vit. Son champ d'observation n'est pas trèsétendu, mais il s'y tient comme un vrai moraliste, et il n'en laisse rien perdre. Le cœur des paysans se montre à lui à nu, et il lit dedans comme dans un livre. Deux petites comédies sur l'amour et la cupidité à la campagne, le Trésor de Substantion et l'Opéra d'Aubais, sont deux chefs-d'œuvre d'esprit et de malice. Son Histoire de Jeanl'an-près (Histoire de Jean-l'ont-pris), un conte à titre bizarre, mais qui s'explique à la lecture, est un récit à mourir de rire, dans lequel un rustre s'ouvre à son seigneur de toutes les turpitudes dont sont capables les gens de campagne. Et le

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