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il a eu des vues supérieures, des résolutions persévérantes, et finalement il a laissé à sa patrie mutilée deux riches possessions, la Tunisie et l'Indo-Chine, qui ne doivent pas nous faire oublier ce qui est pour nous une question de vie ou de mort, mais qui ménagent à la France, dans les luttes et les conflits internationaux de l'avenir, un terrain d'action admirable, où elle pourra continuer de jouer son rôle et de prendre sa part dans l'œuvre commune de la civilisation.

La destinée de Jules Ferry, si traversée d'épreuves et de douleurs qu'elle ait été, reste donc très enviable. A l'époque où il était simple journaliste, où il écrivait d'une plume fière, acérée, satirique, les Comptes fantastiques d'Haussmann et les Bulletins du Temps, il ne prévoyait guère, ni ses amis non plus, l'étonnante envergure que son intelligence et son activité prendraient plus tard. Il s'est beaucoup modifié, mais il a singulièrement grandi. Un jour, à la tribune, il a osé parler de ses « opinions successives ». Les fanatiques de l'absolu ne comprirent rien ou plutôt ils affectèrent de ne rien comprendre à cette loyale déclaration d'un esprit qui s'était réduit et confiné lui-même dans l'observation des faits et dans l'étude des rapports des faits entre eux, c'est-à-dire qui se contentait des idées relatives. Jules Ferry méprisa les attaques dont il fut honoré à cette occasion, et ce ne fut pas une des moindres preuves de la fermeté de son intelligence, au moins égale à celle de son âme.

Il avait, en effet, tous les genres de courage, mais au plus haut degré le courage civique, le courage intellectuel. Au Sénat, il eut un jour à s'expliquer sur les changements profonds qui s'étaient faits dans son esprit. L'épisode est curieux à rappeler.

« M. Jules Ferry.

C'était alors l'époque où mon

cher et respecté maître, Jules Simon, inscrivait dans le programme du parti radical l'abolition des armées. permanentes (Rires).

« Une voix à droite. Vous l'avez, vous aussi, abandonné?

« M. Jules Ferry. Oui, mon cher collègue, j'ai abandonné au contact des faits, dans la pratique des affaires et du pouvoir, j'ai abandonné, je l'avoue, bien des utopies de ma jeunesse (Marques nombreuses d'assentiment). J'ai abandonné celle-là notamment. Je ne me reproche pas le temps où je la professais dans. l'innocence de mon cœur (Sourires); mais du moins aujourd'hui, j'ai ouvert les yeux, je vois clair, je comprends et j'apprécie la différence des époques, les nécessités nouvelles des choses.

« Je ne cherche pas à appliquer à une Europe comme celle d'aujourd'hui, enivrée pour ainsi dire de nationalité, ébranlée et travaillée jusque dans ses moelles par des pensées et des préoccupations guerrières, je ne cherche pas à lui appliquer le principe de notre innocente jeunesse. Nous vivons sous une loi de fer; s'il faut faire des lois de fer, nous savons les faire, et nous les avons faites (Approbation sur un grand nombre de bancs). »

Une telle déclaration honore Jules Ferry, autant que les clameurs qui ont accueilli son mot sur les << opinions successives »; on y sent un esprit sincère, une âme forte et élevée. Ce n'est pas là ce que l'on appelle un mea culpa. Jules Ferry ne renie rien, il ne s'accuse de rien. Il s'observe et il constate que, sous l'empire de la nécessité, instruit par l'expérience, ses vues ont changé, et que ses idées ne sont plus à soixante ans ce qu'elles étaient à trente : rien de plus simple, rien de plus naturel; mais les préjugés sur la

prétendue fidélité aux opinions sont tels qu'il faut une rare vigueur d'esprit et de cœur pour oser déchaîner contre soi les haines de l'impuissance jalouse, par de telles paroles, prononcées hardiment et devant des hommes peu préparés à les entendre. Mais ce n'est pas pour rien qu'on est un homme supérieur. Pour bien commander aux hommes, il est nécessaire dans notre vie démocratique de commencer par les bien instruire.

A cet égard, la vie publique de Jules Ferry est un modèle, et il y a plaisir autant que profit à voir, dans les Discours et Opinions, d'où il est parti comme journaliste pour arriver au point où il s'est élevé comme homme d'État.

FIN

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