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que le travail le plus dangereux est celui du charretier conduisant plusieurs chevaux, pour lequel les assureurs demandent une prime de 400,/00, de beaucoup supérieure à celle qu'ils exigent pour le travail des minės (1).

123.

D'autre part, même en ce qui concerne la grande industrie, on a pu affirmer sans invraisemblance que le développement du machinisme a eu pour résultat d'en diminuer les dangers. Les hauts fourneaux existaient au temps d'Henri IV et c'est à cette époque que remonte l'exploitation des premières houillères françaises. Peut-on soutenir que les accidents sont plus fréquents à Anzin de nos jours, que du temps où les petites herscheuses de treize ans remontaient du carreau de la mine à la surface le long d'échelles pourries, portant un sac de charbon sur la tête. Relisez l'émouvante page de Zola, dans Germinal, et ce que les voyageurs et les écrivains socialistes racontent de l'exploitation des soufrières de Sicile, qui est aussi rudimentaire et aussi dépourvue de moteurs ou de machines qu'elle aurait pu l'ètre avant les inventions de Watt.

Pour nous en tenir à cet exemple des mines, M. Morisseaux démontrait au Congrès de Paris, en 1889 2, que l'introduction des machines, dans l'industrie minière notamment, n'a pas eu pour conséquence un accroissement des accidents, leur nombre ayant diminué de moitié depuis 1830. « On dirait à vous entendre, que les hommes qui ont imaginé des procédés nouveaux de production sont des espèces de malfaiteurs et que les Denis Papin, les Stephenson, les Jacquard, ces génies. ces gloires de l'humanité, ont vidé la boîte de

(1) Il convient, cependant, de remarquer que, toutes choses égales, d'ailleurs, dans une même industrie, l'emploi d'un outillage mécanique entraine une aggravation du risque, qui se traduit par une élévation de la prime exigée par les compagnies d'assurances. Voici les chiffres cités par M. Tolain (Sén., 12 mars 1889, J. Off., p. 239): briqueterie, 1,75 et 2,50 % charronnage, 1,35 et 1,50; menuiserie, 2 et 2,25, la scierie mécanique exigeant une prime de 7,50 %.

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(2) Congrès de Paris, II, p. 241.

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Pandore en inventant leurs admirables machines (1). » 124. La vérité, c'est que la concentration de l'industrie rend les accidents plus frappants pour notre imagination, en les groupant en d'effroyables catastrophes que la presse porte à la connaissance de tous avec des amplifications lamentables.

Qu'importe qu'il y ait plus de charretiers tués par leurs chevaux que de mineurs victimes du grisou? La pitié générale va à ces derniers, elle ignore les autres.

125. En outre, et ceci est très important, la grande industrie, à raison du nombre d'ouvriers que réunit chaque usine et des capitaux énormes qu'elle nécessite, peut plus facilement supporter les charges qu'entraînera la réparation des accidents et se prète beaucoup mieux à cette réparation. Nous ne devons pas perdre de vue cette considération quand nous étudierons la question de l'application immédiate du risque professionnel aux diverses industries.

126. Ce qui est vrai surtout, c'est que notre conscience devient plus délicate; ainsi que le dit très bien M. de Mun (2), la question des accidents s'impose par le sentiment de jour en jour plus profond des devoirs et des obligations qui résultent, pour les patrons comme pour les ouvriers, des relations que forme entre eux le contrat du travail.

La pitié s'éveille chez les riches et chez les intellectuels pour les « misères d'en bas; » d'un autre côté, ceux qui souffrent sont moins qu'autrefois disposés à la résignation. Les révolutions ont donné le pouvoir au nombre, il est naturel que les représentants de la classe ouvrière prennent en main ses intérêts et insistent pour faire aboutir des réformes dont les élus censitaires d'avant 1848 se gardaient bien de parler. Il y a même quelque peu d'enfantillage dans le reproche, souvent. adressé à nos législateurs : « par révérence pour le

(1) Ibid., p. 242. Cf. la réponse de M. Dejace, ibid., p. 244; le discours de M. Morisseaux, ibid., p. 259, et celui de M. Ricard, ibid., p. 252. · (2) Ch., 17 mai 1888, p. 1425.

suffrage universel, ils favorisent les gros bataillons au point de vue électoral. » Les ouvriers ne peuvent-ils pas être tentés de dire aux patrons comme le jardinier Antonio au comte Almaviva : « Il y a, pardienne, une bonne providence; vous avez tant fait dans le pays qu'il est bien juste qu'à votre tour............. >>>

Somme toute, peu importe que le milieu économique soit non identique à ce qu'il était au commencement du siècle, puisqu'il en est tout autrement du milieu moral. Il faut que le droit soit mis en harmonie avec l'état social transformé et dont il a cessé d'être le reflet fidèle.

CHAPITRE IV

THÉORIE JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE DU RISQUE PROFESSIONNEL

127.

Opposition des juristes à toute législation spéciale qu'ils considèrent comme portant atteinte aux principes du Code civil. La seule pensée de modifier en quoi que ce soit les règles du Code civil sur la responsabilité a fait reculer d'horreur certains jurisconsultes. « Il n'y a pas un mot de ce projet, s'écriait M. Peulevey (1) qui ne soit une violation révoltante du droit, du droit bourgeois, du droit économique, du droit qui sert de base à la société. » Pour M. Flamand (2), << toute législation a sa partie immuable et sa partie contingente; celle-ci se compose de vérités éternelles dont les textes de lois ne doivent être que l'expression. >> Toucher à l'article 1382, c'est, pour lui, sacrifier ce qui est immuable et éternel à ce qui n'est qu'accessoire et contingent. C'est s'attaquer à l'âme mème de la loi, et toutes les fois qu'on agit ainsi, on fait, non pas seulement une œuvre inféconde, mais une œuvre dangereuse (3). » De mème, M. Bardoux s'élève vivement au Sénat (4) contre ce qu'il appelle « une méconnaissance profonde de ce qu'il y a d'élevé et de durable dans notre Code qui s'est inspiré des notions impérissables de bon sens et de justice que lui avaient léguées d'illustres devanciers. » L'objection s'adresse non pas à tel ou tel système déterminé, mais à toute tentative de réforme, aussi bien à l'assurance obligatoire qu'à

(1) Ch., 9 mars 1883, J. Off., p. 521.

(2) Congrès de Milan, II, p. 247.

(3) Cf. Lenoel, Sén., 1er avril 1889, J. Off., p. 382. (4) Sén., 21 mars 1889, J. Off., p. 303.

la théorie du Risque Professionnel; si on la formule en termes plus mesurés, en se dégageant des exagérations de langage, de nature à faire impression sur les personnes qui ne sont pas juristes de métier, cette objection se résume en ceci Toute législation spéciale sur la question des accidents du travail constitue une violation des principes du Code.

128. Voilà, certes, une considération qui n'est pas de nature à nous arrèter. Je ne répondrai pas que le législateur qui a fait le Code peut le défaire, car, prouvant trop, ce raisonnement ne prouverait rien. Les lois valent beaucoup moins par la contrainte dont dispose l'Etat que par leur valeur propre, morale ou sociale. Je dirai simplement qu'il ne faut pas identifier le droit avec tel ou tel texte écrit, que, mème dans les pays et dans les temps où la législation se présente à nous comme codifiée, elle se transforme néanmoins sous la poussée des nécessités de la pratique. Réglant les rapports des hommes entre eux, le droit se modifie avec ces rapports (1).

J'ai montré comment la jurisprudence a déformé l'article 1382 du Code Civil en prétendant l'appliquer aux accidents industriels. Aux juristes qui nous reprochent de violer ce Code, nous répondrons ce que Bonaparte répondait à ceux qui le rappelaient à l'observation de la Constitution de l'An III: « Et vousmêmes, l'avez-vous donc respectée! » A chercher ainsi contre des réformes généreuses un abri dans les textes vieux d'un siècle (2) « des textes morts et inanimés, qui

(1) De Lamarzelle, Ch., 18 mai 1888, J. Off., p. 1438; Cf. Fernand de Ramel, Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1444. « Le législateur a pour mission de suivre le mouvement, non seulement des idées, mais des faits économiques. Souvent il précède le mouvement des idées, et il a tort; souvent, aussi, il le suit trop tardivement, et c'est encore un tort; mais ce qu'il doit toujours faire, c'est se conformer aux évolutions économiques qui se traduisent par des faits et qui constituent évidemment, par voie de conséquence, une modification de l'état social. >>

(2) Tolain, Sén., 19 mars 1889, J. Off., p. 286.

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