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106. Mais si les Chambres interviennent, doiventelles borner leur intervention à une consécration législative des théories de MM. Sauzet, Sainctelette et Labbé ?

C'est la solution qui fut d'abord adoptée. Les deux propositions de M. Martin Nadaud rendaient les cmployeurs responsables de tous les accidents survenus dans le travail, à moins qu'ils ne fissent la preuve d'une faute commise par la victime (1), et la Chambre vota en première lecture, le 23 octobre 1884, une proposition qui consacrait, dans son titre premier, la même règle en la restreignant à certaines industries (2), et le renversement de la preuve comptait encore quelques partisans à la Chambre en 1888 et 1893, et au Sénat en 1890 et 1895 (3).

(1) 1r proj. (29 nov. 1880). Lorsqu'un homme, louant son travail à un autre homme, est blessé ou tué à son service, l'employeur sera, de plein droit, responsable, à moins qu'il ne prouve que l'accident a été le résultat d'une faute commise par la victime.

2o proj. (14 nov. 1881). Quiconque emploie les services d'autrui est tenu de le garantir contre les accidents résultant du travail, dans n'importe quel métier, comme aussi sur les chemins de fer de l'Etat et des compagnies, à moins que l'employeur ne prouve que les accidents sont dus à la faute de la victime.

(2) Art. 1er. Dans les usines, manufactures, fabriques, chantiers, et carrières, entreprises de transport, et en outre dans les autres exploitations de tous genres, où il est fait usage d'un outillage à moteur mécanique, le chef de l'entreprise est présumé responsable des accidents survenus dans le travail à ses ouvriers et préposés.

Mais cette présomption cesse lorsqu'il fournit la preuve ou bien que l'accident est arrivé par force majeure ou cas fortuit qui ne peuvent lui être imputés ni à lui ni aux personnes dont il doit répondre, ou bien que l'accident a pour cause exclusive la propre imprudence de la victime.

Le titre II établissait : « une responsabilité spéciale à raison du risque professionnel, » les deux responsabilités se superposant dans les mêmes industries.

Cette proposition a été reprise par MM. Lagrange, Ballue et autres, le 3 déc. 1885; D. P., no 157. Le projet Lockroy, 12 fév., reproduit dans son art. 1er l'art. 1er de la proposition Lagrange, mais établit l'assurance obligatoire dans son titre 2.

(3) Le contre-projet Bovier-Lapierre à la Chambre, 18 mai 1888, J. Off, p. 1443, est la reproduction de la proposition votée en 1884. Il en est de même du contre-projet Bardoux, Sen. 21 mars 1889, J. Off., p. 303. M. Julien Goujon se prononçait encore pour la consécration législative du même système, à la Chambre, en 1893 (18 mai, J. Off., p. 1442).

107. - Le législateur ne s'est pas arrêté longtemps à ce système; depuis de longues années il n'en est plus question au Parlement. L'ayant discuté quant à sa valeur doctrinale (1), je dois maintenant l'examiner au point de vue législatif.

Sans doute, il présente pour l'ouvrier, en le déchargeant du fardeau de la preuve, un avantage, une utilité très appréciable; ce serait au patron, réputé responsable en vertu d'une présomption légale, à établir son irresponsabilité, sous peine, s'il ne faisait pas cette preuve, à se voir condamner de plano (2).

108. Mais, si nous nous plaçons à un point de vue plus général, nous remarquons que retourner purement et simplement une situation qui soulève d'aussi justes critiques, ce n'est pas réellement y porter remède. On aggrave, plutôt qu'on n'atténue, le double inconvénient qui atteint aussi bien le patron que l'ouvrier et qui résulte de la multiplicité des procès, de leur longueur, ainsi que de l'indétermination des indemnités. « Loin de diminuer les actions judiciaires qui enveniment à un si haut point les rapports entre patrons et ouvriers, le système de l'interversion de la preuve les multipliera en raison directe des chances qu'il offre à la victime de réussir. Ne spéculera-t-elle pas sur la situation défavorable faite au maître ? N'intentera-t-elle pas des procès téméraires et vexatoires (3) ? »

109. D'autre part, le patron chercherait toujours à prouver que l'accident est dû, non à sa faute, mais à celle de l'ouvrier. «N'épuisera-t-il pas les degrés de juridiction en multipliant les enquêtes et les expertises (4) ? »

(1) M. Delsol (Sén., 21 mars 1889, J. Off., p. 306), déclare qu'il ne peut comprendre comment le principe que la preuve est à la charge de celui qui demande, pourrait être renversé sans que tout notre droit subit une atteinte profonde de cette violation de ses principes géné

raux. »

(2) M. Girard, Ch., 14 mai 1882, J. Off., p. 593. M. Delsol prétend même que le patron serait complètement désarmé en face de l'ouvrier. (3) Loc. cit., Dejace, rapp cité, p. 382.

(4) Dejace, loc. cit.; Peulevey, Ch., 14 mai 1882, J. Off., p. 590;

Félix Faure, ibid.,
P. 594.

« Dans ce système, le patron restant responsable des cas fortuits, serait entraîné fatalement à imposer des règlements d'atelier si détaillés, si rigoureux, que l'ouvrier pourrait toujours être accusé de faute, de négligence ou d'imprudence. »>

110. De plus, on peut prévoir dans la jurisprudence, aujourd'hui si favorable aux victimes, un revirement au profit des patrons devenus dignes d'intérêt à leur tour par suite de la charge qu'on leur aurait ainsi imposée. C'est qu'en effet, leur situation serait réellement effrayante, puisqu'ils pourraient être écrasés d'indemnités pour des accidents dont la cause demeurerait inconnue.

N'est-il pas à craindre que les tribunaux n'arrivent, par l'attribution d'indemnités dérisoires, à éluder la nouvelle loi ?

111. Enfin, et surtout il ne faut pas oublier que le système que nous étudions laisse à la charge de la victime les suites de l'événement fortuit ou de force majeure. Ce qui revient à maintenir la situation actuelle dans ce qu'elle a de plus critiquable (1).

Le seul résultat qu'on obtiendrait serait donc d'aggraver l'antagonisme qui n'existe déjà que trop entre les patrons et les ouvriers. Ainsi que le disait très bien M. de Mun (2): « Si la présomption de culpabilité attribuée à l'ouvrier est, dans beaucoup de cas, une injustice qui saute aux yeux, la culpabilité du patron, c'est une injustice d'autre sorte, qui place le chef d'industrie dans une situation blessante que rien ne justifie,

(1) Aussi M. Bardoux, en soutenant, devant le Sénat, le système du renversement de la preuve, le complétait par une disposition mettant à la charge du patron les accidents dus à un cas fortuit (Sén., 21 mars 1889, J. Off., p. 303). C'est au même résultat qu'aboutit le contreprojet de M. Bérenger au Sénat, séance du 28 janvier 1896, J. Off., p. 23. Comparer le projet adopté par la Commission belge du Travail, art. 13 Avant-projet d'une loi sur le contrat de louage des ouvriers et domestiques, in-4°. Bruxelles, 1892.

(2) Ch., 17 mai 1888, p. 1425. « On ne peut présumer le maître en faute, parce qu'il emploie des outils perfectionnés. » - Peulevey, Ch., 14 mai 1882, J. Off., p. 589; de Ramel, Ch., 18 mai 1893, J. Off., P. 1444.

et qui lui donne, vis-à-vis des ouvriers, une apparence de dûreté, de mauvais vouloir et de mépris de leurs intérêts. »

112. Ce qui montre d'ailleurs l'insuffisance du régime du renversement de la preuve, pour la solution du grave problème qui nous préoccupe, c'est l'exemple des pays voisins qui l'ont adopté pendant quelques années. Les Allemands n'hésitent pas à dire (1) que, si bonne qu'eut été l'intention du législateur, la loi sur la responsabilité civile avait un effet funeste sur la paix ⚫ sociale. >>>

Les divergences des arrêts judiciaires, rendant intolérable la situation des entrepreneurs très inégalement traités par les juges, écrasés sous des charges dont l'étendue se dérobait à toute prévision, étaient également très préjudiciables aux victimes. Il arrivait que, à conditions égales, un ouvrier obtenait une indemnité relativement élevée, tandis que l'autre était débouté de son action et jeté dans la misère. Et comme il est avéré que, sous l'empire de la loi sur la responsabilité civile, environ un quart seulement des accidents ont été indemnisés, on peut se figurer dans quelle mesure cette législation a contribué à augmenter l'effervescence des esprits parmi les ouvriers. >>

113. Aussi, la loi de 1871 n'a eu que quelques années d'application; de même on a pu juger les conséquences désastreuses de la loi suisse de 1881, qui rend le fabricant responsable de tous les accidents du travail, lors même qu'il n'y a pas faute de sa part, hormis le cas de force majeure. « Le système actuel, constate le conseiller national Forrer, n'a pas donné de résultats satisfaisants, quoiqu'on ait essayé loyalement de l'améliorer et de le rendre conforme aux besoins légitimes des ouvriers et des employeurs.»> On en demande l'abrogation et on étudie l'assurance obligatoire (2).

(1) V. le rapport de M. Van der Borght au Congrès de Milan, 1er vol., p. 797 et 798.

(2) V. Jay, Etude sur la question ouvrière en Suisse, in-18. Paris, Larose et Forcel, 1893, V. p. 143 et suiv.

114.- Système allemand de l'assurance obligatoire.

Aussi, beaucoup d'esprits, et non des moindres, pensent trouver la solution de notre question dans l'adoption d'un système analogue à celui qui est en vigueur en Allemagne depuis douze années déjà. C'est vers ce régime que semblent incliner les sympathies de beaucoup d'industriels (1).

Je ne puis aborder dans son ensemble la très grande question de l'assurance obligatoire qui m'entraînerait dans des développements hors de proportion avec la place dont je dispose.

Je me bornerai à mettre le lecteur en garde contre la tendance que nous avons en France à nous enthousiasmer pour ce qui nous vient de l'étranger. Or, rien n'est plus dangereux que de transplanter des institutions nées d'un certain milieu social et économique dans un terrain qui n'est peut-être pas préparé pour les recevoir. L'assurance obligatoire contre les accidents n'est pas, en Allemagne et en Autriche, une institution indépendante se suffisant à elle-même. Elle fait partie d'un tout, d'une trilogie, comme on dit, qui comprend les trois termes accident, maladie, invalidité ou vieillesse.

Il est impossible de disjoindre ces trois assurances et, de plus, elles se rattachent, en Allemagne, à un système d'assistance publique très différent du nôtre; en Autriche, à une organisation corporative de l'industrie qui, sans doute, compte en France des partisans éminents (2), mais qui ne sera certainement pas

(1) V. notamment les conclusions votées par l'Association des Industriels de France, déjà citée. V. aussi les discussions des divers congrès des accidents.

(2) V. notamment le très remarquable discours prononcé à la Chambre par M. de Mun (Ch., 29 mai 1888, J. Off., p. 1533 et s.) Il attaque vivement l'individualisme qui n'est qu'un conflit permanent entre les intérêts, une lutte ardente entre les forts et les faibles. Il s'élève contre la doctrine funeste, qui a prévalu depuis plus d'un siècle et qui est une des causes les plus profondes du mal social, celle qui assimile le travail à une marchandise qui se vend et s'achète comme sur le marché, en sorte que celui qui l'achète et celui qui la vend sont dégagés et quittes l'un envers l'autre lorsque l'un a payé et l'autre

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