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79. J'ai dit également comment, en 1884, les compagnies se formèrent en un syndicat pour l'étude en commun des questions contentieuses, administratives et financières qui intéressent l'industrie des assurances, l'organisation de statistiques sur un plan uniforme et la représentation des compagnies adhérentes auprès des pouvoirs publics. Ce syndicat aboutit à l'établissement de tarifs communs, les adhérents s'engageant, sous peine d'amende et d'exclusion, à ne pas consentir à des taux inférieurs.

Enfin nous verrons que ces compagnies ont formé un comité de défense, que l'on désigne usuellement sous le nom de comité des Dix, et qui a pour but de suivre la discussion des projets de loi sur la question des accidents, et de transmettre aux Chambres les doléances et desiderata de cette importante industrie.

Je n'insiste pas davantage sur l'assurance par les compagnies, à laquelle j'aurai à faire, chemin faisant, de nombreuses allusions. Je me borne à renvoyer au traité que j'ai consacré à l'assurance collective et de responsabilité civile.

CHAPITRE III

NÉCESSITÉ D'UNE RÉFORME LÉGISLATIVE

80.

Importance de la question.

Depuis de longues années déjà, l'opinion publique s'est émue du triste sort des ouvriers qui sont, au cours de leur travail, victimes d'accidents.

Un ouvrier est précipité du haut d'un échafaudage ou pris dans l'engrenage d'une machine: s'il est blessé, peut-il demander au patron de lui tenir compte des dépenses de médecin et de médicaments que nécessite sa guérison? S'il est devenu infirme pour le reste de ses jours, peut-il réclamer une rente qui l'aidera à vivre? S'il est mort, sa veuve a-t-elle droit à un petit capital qui remplacera dans une mesure, si faible soitelle, le salaire qui la faisait subsister elle et ses enfants? Voilà le douloureux problème qui se pose chaque jour pour ceux que l'on appelle les soldats de l'industrie.

81.

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Rappel de la jurisprudence. - Charge de la preuve. J'ai déjà dit quelle solution la jurisprudence tire des textes de notre Code encore en vigueur.

L'ouvrier ou ses ayants droit ne peuvent prétendre à une indemnité qu'autant que l'accident est dû soit à la faute directe du patron, soit à une faute commise par l'une des personnes dont il répond contremaîtres, camarades d'atelier, etc. La jurisprudence, ces trente dernières années, s'est montrée très favorable aux ouvriers quant à l'appréciation des fautes pouvant donner droit à une indemnité; néanmoins, elle a strictement maintenu le principe que c'est à la victime à faire la preuve de ces fautes. Or, que de fois ne lui est-il pas, en

fait, absolument impossible d'administrer cette preuve ? «La victime d'un accident industriel, qui cherche à obtenir la réparation du tort subi, doit d'abord articuler des faits précis, pertinents et admissibles, selon les termes de la procédure, c'est-à-dire tendant à établir soit un outillage défectueux, une installation dangereuse, une absence de précautions, en un mot, un fait quelconque, qui sera réputé illicite ou pourra constituer une faute imputable au patron ou à ses préposés. Puis, l'articulation formulée, il reste à prouver la vérité des faits, soit au moyen de procès-verbaux, s'il y en a et s'ils sont suffisamment explicites, soit par une enquête testimoniale. On voit immédiatement l'extrême inégalité qui existe entre celui qui cause et celui qui subit un dommage.

82. «Voilà un homme qui tombe blessé sans connaissance. Le plus souvent, il ne sait pas comment il a été frappé. Lorsqu'après sa guérison il cherche à rassembler des preuves et à fixer la cause de l'accident, il se heurte à des difficultés presque insurmontables l'état des lieux a été changé, les constatations matérielles sont devenues impossibles. Il cherche des témoins mais il se peut que l'accident n'ait pas eu de témoins, et, s'il y en a eu, leurs souvenirs sont devenus confus. Parfois aussi ces témoins resteront obstinément muets compagnons de l'ouvrier blessé, ils ont une part de responsabilité dans l'accident et sont exposés, de ce chef, à une poursuite pénale, ou bien, pères de famille, ils craignent de compromettre leur position et de perdre leur gagne-pain en venant déposer contre le patron qui les emploie. Heureux encore le blessé quand ne s'élèvent pas contre lui les préjugés considérables d'un procès-verbal de police administrative dressé à la hate, non contradictoirement, et classé au parquet « sans suite (1). »

(1) Seul, de tous les juristes qui ont traité de la question, M. Delsol a soutenu qu'il est plus facile à l'ouvrier de faire la preuve de la faute du patron qu'à ce dernier d'établir celle de la victime. « La faute de l'industriel est, dit-il, un fait antérieur au sinistre, qui a toujours une

83. Lenteurs de procédure.

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« A ces difficultés se joignent les embarras et les lenteurs de l'action judiciaire. Qui commencera, qui suivra, pour le malheureux blessé, la lutte qui va s'engager? S'il est mort, quels vont être les embarras de la veuve, des enfants ou de tous les autres membres de la famille. Ils ne connaissent rien à la procédure, forcément ils s'adresseront à un homme de loi. Celui-ci ne peut travailler pour rien et, partant, il faut verser une certaine somme pour les premiers frais. On n'a pas cet argent. Ici, nouvel embarras pour la victime de l'accident ou les siens; on leur conseille de s'adresser à l'assistance judiciaire. C'est une période indéfinie de remises qui commence. Les dossiers rouges de l'assistance (on leur donne cette couleur pour les distinguer des dossiers payants, qui sont sur papier blanc) sont toujours volumineux.

>> Qui fera pour l'ouvrier les démarches préparatoires? Qui visitera l'avoué et l'avocat désignés? Naturellement, ce sera la veuve ou les enfants, car la loi leur impose, comme à leur auteur, la charge de la preuve. 84. Enfin, les malheureux plaignants se présentent à l'audience. Anxieux, ils attendent qu'on appelle leur cause. L'audience finit et on ne l'appelle pas ils s'en retournent le cœur navré pour revenir subir, pendant de longues semaines, les mèmes péripéties. Et pendant ce temps, la misère étreint de plus en plus la famille (1). » Ce tableau si triste n'est pas trop chargé;

certaine notoriété dans l'établissement; au contraire, il est souvent difficile de saisir, sur le fait, l'imprudence, la négligence qui a causé l'accident c'est une maladresse, un faux mouvement que personne n'a vu, dont nul ne se souvient. (Sénat, 21 mars 1889, J. Off., p. 306.) (1) Vavasseur, le Droit du 20 mai 1880; Ch. Dejace, La Responsabilité du travail et le Risque professionnel. Rapp. au 1er Congrès des Accidents du travail, t. I, p. 359; Tolain, rapp. au Sénat, no 9 (ann. à la séance du 24 janvier 1889, p. 3) V. encore le discours de M. Girard, rapp. à la Chambre, séance du 14 mai 1882, J. Off., p. 592, et celui de M. Maruéjouls, rapp. Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1456. Pour 230 actions de cette nature, jugées par le tribunal d'une même ville industrielle, la durée minima du procès a été de dix mois et vingt-cinq jours, la durée maxima de trois ans dix mois et vingt-cinq jours.

les auteurs que je cite n'insistent pas assez sur l'influence néfaste de ces agents d'affaires qui « absorbent, dès le début, les économies de la victime pour, en cas de succès, partager avec elle l'indemnité qu'elle peut obtenir (1) », se faisant ainsi grassement rémunérer pour des services illusoires et des déboursés infimes sinon nuls (2).

85. Aussi pouvons-nous répéter ce que Jules Favre disait, il y a vingt-huit ans, à la tribune du Corps législatif « Celui qui souffre le mal est quelquefois, alors même que son droit est incontestable, dans l'impossibilité de l'établir et dès lors, aux termes de notre loi, il est condamné à une souffrance sans réparation et sans remèdes (3). »

Il est souvent impossible, en effet, de déterminer le fait générateur de l'accident. Tant pis pour la victime, car toute obscurité profite à celui qui peut le mieux faire la lumière contre ceux qui n'ont aucune ressource pour formuler une imputation raisonnée.

86. Il se peut aussi que l'accident n'engage en rien la responsabilité de l'industriel. C'est un cas fortuit, un cas de force majeure. Aucune réparation, aucune indemnité pécuniaire n'est due, d'après le droit commun, à l'ouvrier (4),

Une statistique traditionnelle (5) incontestée, quoique l'origine en soit incertaine, classe ainsi les accidents quant à leurs causes cas fortuits et de force majeure, 68 0/0 accidents dus à la faute de l'ouvrier, 20 0/0; accidents dus à la faute du patron, 12 0/0.

Ainsi, l'ouvrier supporterait dans 88 cas sur 100 (les statistiques suisses des mines disent 90 0/0) la charge exclusive de l'accident. «Ne peuvent-ils pas se

(1) Félix Faure, Ch., séance du 9 mars 1883, J. Off., p. 525.

2 V. Tarbouriech, des Assurances contre les Accidents du travail, p. 233.

(3) Discours au Corps Lég., séance du 30 mai 1868 (Ann. du Sen. et du C. Lég., t. X, p. 127).

(4) Dejace, loc. cit.

(5) Tolain, loc. cit.

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