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naît exclusivement d'un fait personnel à celui qui l'a causé (1). »

La conséquence en est que l'ouvrier, victime d'un accident, n'a droit à une indemnité qu'autant qu'il fait la preuve d'une faute, imprudence ou négligence, à la charge de son patron ou de personnes dont il répond aux termes de l'article 1384, ainsi que nous le verrons plus tard (2). Il doit supporter les conséquences de tout dommage dû à une cause inconnue, à un cas fortuit, à un de ces phénomènes que la science ne peut prévoir ni empêcher, ou provenant de sa faute exclusive (3).

8. Mais si la jurisprudence de notre pays maintient avec constance le principe de la responsabilité délictuelle, elle y apporte des tempéraments qui en atténuent sensiblement la portée. Sans doute, dit-elle, les articles 1382 et suivants sont les seuls applicables à notre matière, mais les rapports qui unissent le patron à ses ouvriers doivent faire apprécier plus strictement, avec plus de rigueur, les fautes qui lui sont imputables à leur égard que celles qu'il commettrait au préjudice d'une personne avec laquelle il ne serait lié par aucune convention. Le chef d'industrie assume envers son personnel les obligations les plus rigoureuses. Il doit « pourvoir complètement à la sûreté des ouvriers qu'il emploie, prendre toutes les précautions, toutes les mesures nécessaires et possibles pour les préserver de tous les accidents qui sont la conséquence du travail auquel ils sont occupés (4). »

J'ai tenté ailleurs une classification des fautes relevées par les arrêts à la charge des industriels (5) l'em

(1) Rennes, 20 mars 1893; S. 1894, I, 36; Cf. Bordeaux, 9 nov. 1892; S. 1893, II, 148, et les renvois. V. sur la jurisprudence antérieure, mon ouvrage sur les Assurances contre les Accidents du travail, p. 203 et suiv., et dans l'excellent Code annoté du Recueil général des lois et arrêts, le commentaire des art. 1382 et suiv., par M. A, Darras.

(2) Bordeaux, 9 nov. 1892, précité, et Rouen, 12 mars 1891 : S. 94, II, 243. (3) V. les arrêts cités dans mon ouvrage, nos 302 et 303, p. 206, et notes.

(4) V. les arrêts cités dans mon ouvrage, no 307, p. 208.

(5) Ib., no 312 et suiv., et Code annoté de Darras, art. 1382, 1383. no 1248 et suiv.

ploi fautif de telle au telle partie du personnel (ouvriers inexpérimentés ou en nombre insuffisant (1), femmes, enfants, envers qui ses devoirs sont plus étroits), mauvaise installation du matériel (fourniture d'outils insuffisants et de matériaux défectueux); exécution du travail dans des conditions dangereuses (2), résultant, soit de l'insuffisance des moyens de protection mis à la disposition des travailleurs, ou de la négligence à employer les précautions d'usage (3); absence ou insuffisance des règlements ou leur inapplication. La liste en est interminable, et la jurisprudence a montré, à l'égard des ouvriers, une sollicitude dont il convient de lui savoir gré et qu'on est trop porté à oublier aujourd'hui.

9. Doctrine de la faute contractuelle. - En somme, la jurisprudence reconnaît à la charge des chefs d'industries des devoirs très positifs; résultent-ils de l'article 1382 du Code civil qui n'est que la traduction du fameux précepte neminem lædas? Evidemment non. Cet article et les suivants n'ont, comme l'a très justement fait observer M. Sainctelette (4), de force que pour défendre, et n'ordonnent pas. Ils ne peuvent imposer au patron de plus amples obligations envers ses ouvriers qu'envers les tiers. Si de telles obligations existent, la source doit en être cherchée dans la convention même qui lie les parties en cause : le contrat de louage d'ouvrage. « Toute la théorie du fait d'autrui (art. 1384) se déduit de l'autorité attribuée au préposant sur le préposé par le fait de la préposition. Or, si le louage de services acquiert au préposant, pour tout ce qui touche à la préposition, une telle autorité sur le préposé, qu'il soit responsable vis-à-vis des tiers des suites des ordres qu'il a donnés et qu'il est censé avoir donnés, comment pour

(1) Grenoble, 20 déc. 1892; S. 94, II, 123; Cass., 7 mars 1893; S. 93, 1, 292.

(2) Grenoble, 6 fév. 1894; S. 95, II, 31.

(3) Cf. Trib. Fed. Suisse, 25 oct. 1893; S. 94, IV, 4.

(4) Responsabilité et garantie. V. pour la liste complète des ouvrages et articles de M. Sainetelette et de tous les arrêts pour ou contre la théorie, la bibliographie, à la fin du volume.

rait-on soutenir que, du préposant au préposé, il n'y ait, en ce qui concerne leurs rapports personnels, aucune autorité, aucune dépendance ? Comment un même rapport de droit peut-il être considéré comme existant entre les parties, au regard des tiers, mais comme s'évanouissant quand il ne s'agit plus que des parties entre elles? » Opposant à la responsabilité qui résulte du délit ou du quasi-délit la garantie d'essence contractuelle, l'auteur belge déclarait le chef d'entreprise garant de sécurité vis-à-vis des personnes qu'il emploie, et, pour l'étendue de cette garantie, il reproduisait la formule saisissante par laquelle, un an auparavant, dans un article de la Revue critique (août 1883), un agrégé de la Faculté de droit de Lyon, aujourd'hui député, synthétisait, en une généralisation hardie, les solutions de la jurisprudence. « Le patron, disait-il, doit veiller à la sécurité de l'ouvrier, le conserver sain et sauf au cours de l'exécution du travail dangereux qu'il lui confie et qu'il dirige; il doit, à chaque instant, pouvoir le restituer, le rendre à lui-même, valide comme il l'a reçu.»> 10. Conséquence de cette doctrine quant à la charge de la preuve. - Cette théorie nouvelle, qui considère l'obligation de réparer les accidents du travail comme n'étant pas délictuelle délictuelle mais contractuelle, entraîne une conséquence très importante, quant au fardeau de la preuve. Si la victime est réduite à invoquer l'article 1382 pour obtenir une indemnité, elle doit faire la preuve de la faute de son patron. Si on admet, au contraire, que ce dernier est garant de sûreté, les articles 1147, 1148, s'appliquent, c'est au débiteur à justifier du cas fortuit qui le libère. C'est à cette conclusion qu'aboutissent MM. Sauzet et Sainctelette. Ce dernier voulut la faire consacrer en un article de loi ainsi conçu : « Quiconque loue les services d'un domestique ou d'un ouvrier s'oblige à le tenir indemne des suites de tout accident du travail qu'il ne justifie pas provenir d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée (1). »

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(1) Proj. de loi. Bruxelles, 1886.

11.

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Ce renversement de la preuve est la raison d'être de la théorie nouvelle à laquelle il a donné son nom. Aussi a-t-il été très vivement contesté, non seulement par les auteurs qui en nient le point de départ, comme M. Desjardins (1), mais encore par ceux qui, comme MM. Glasson (2) et Planiol (3), admettent l'origine contractuelle de la responsabilité des accidents. Tous ces auteurs s'accordent pour soutenir que mettre la preuve à la charge du patrón, c'est faire peser sur lui une présomption de faute qui serait aussi injuste que contraire au droit commun. « De quel droit commun entend-on parler? avait répondu d'avance M. Saincte- lette. Il y a des règles générales communes aux lois d'ordre public, et d'autres règles communes aux contrats ; mais il n'y a pas de droit commun à la fois à la loi et au contrat. Le régime des lois d'ordre public est autre que le régime des contrats... Mais du moins il y a un droit commun de la preuve ! Cela me paraît tout aussi incorrect que de parler du droit commun des délits et des contrats. Que la chose à démontrer soit au fond la même, on peut l'admettre; mais le procédé est divers et les données à mettre en œuvre sont différentes. >> Comparant le rôle du demandeur, suivant qu'il intente l'action en garantie ou l'action en responsabilité, cet éminent jurisconsulte nous montre que, dans le second cas, il doit prouver : 4° qu'une loi d'ordre public existe défendant tel acte; 2° qu'elle a été enfreinte ; 3° que, de cette infraction, un dommage est né à son détriment particulier; 4o que l'auteur de cette infraction est bien la personne amenée par lui en justice. Dans le premier cas il établira: 1° qu'un contrat existe par lequel il a stipulé et l'adversaire a promis que telle chose ne serait pas faite; 2o que ce contrat n'a pas été exécuté ; 3° qu'un dommage résulte de cette inexécution. La preuve porte ainsi sur trois points au lieu de quatre: c'est que la

(1). Rev. des Deux Mondes, 15 mars 1888; Cf. Lefèvre, Rev. crit., 1886; Pirmez, de la Responsabilité, 1888.

(2) Le Code civil et la question ouvrière, 1886.

(3) Rev. crit., 1888, p. 279.

désignation individuelle de l'auteur du dommage est à faire au cas de délit, elle est faite d'emblée et de soi par le contrat ; ce n'est, ce ne peut être que le co-contractant. Le défendeur à l'action en responsabilité se borne à repousser les attaques, il n'a pas à prendre l'offensive. Poursuivi en garantie, au contraire, il doit sortir de la défensive et justifier que l'inexécution de son obligation provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée; il doit prouver l'extinction de sa dette, tandis que c'est au demandeur à établir l'existence de sa créance lorsqu'il invoque l'article 1382 du Code civil.

« Il n'y a donc, conclut M. Sainctelette, dans la preuve de l'inexécution de l'obligation contractuelle, aucun élément qui n'ait son corrélatif dans la preuve de l'inexécution des lois d'ordre public; il n'y a aucun facteur intrus, aucune volition propre du législateur, aucun commandement arbitraire, aucune fiction, et, pour tout dire en un mot, aucune présomption légale. » Sans nous arrêter à la bizarrerie du style, qui est le propre des jurisconsultes belges, nous reconnaîtrons la justesse des idées, et éliminerons de la théorie du contrat l'idée de faute supposée ou présumée, qui ne doit pas y intervenir.

Le système de M. Sainctelette a triomphé en partie devant la jurisprudence belge. Parmi les nombreux arrêts rendus dans ces dernières années, sans doute quelques-uns encore maintiennent l'ancien principe de la faute délictuelle dans toute sa rigueur (1); mais la plupart l'écartent. Il est vrai qu'il faut encore distinguer dans ces décisions judiciaires, entre celles qui, allant hardiment jusqu'au bout du système, mettent la preuve à la charge du patron (2), et celles qui, refusant de consacrer l'idée d'une garantie absolue de sécurité, obligent l'ouvrier, qui impute à son employeur

(1) Liège, 18 juin 1885; S. 85, IV, 25; Bruxelles, 2 et 12 nov. 1885; S. 87, IV, 21; Trib. Mons, 14 nov. 1885; S. 88, IV, 6.

(2) C. supr. just. Luxembourg, 27 nov. 1884; S. 85, IV, 25; Trib. civ. et comm. Bruxelles, 25 et 28 avr. 1885 (ibidem).

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