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LA LOI

SUR LA

RESPONSABILITÉ DES ACCIDENTS

DONT LES OUVRIERS SONT VICTIMES DANS LEUR TRAVAIL

CHAPITRE PREMIER

LA RESPONSABILITÉ DES ACCIDENTS INDUSTRIELS, DANS LA JURISPRUDENCE ET LA DOCTRINE FRANÇAISES ET BELGES

1.- Origine romaine de l'art. 1382 du Code civil. La loi Aquilie. La réparation des accidents du travail a été rattachée par la jurisprudence française aux articles 1382 et 1384 du Code civil. L'article 1382 est ainsi conçu : « Tout fait de l'homme qui cause un dommage à autrui oblige celui par la faute de qui il est arrivé, à le réparer. » L'ampleur de cette formule, la plus large qu'il soit possible de donner du principe général de la responsabilité délictuelle, est remarquable, surtout lorsque nous nous rappelons son origine romaine, la Loi Aquilie. L'histoire de ce plébiscite, dont la date est incertaine (1), est un des exemples les plus frappants, que nous présente l'histoire du droit, de la manière dont se forment les institutions juridiques.

2. Je ne parlerai pas de la sanction de cette loi, de la manus injectio primitive, de l'actio legis Aquiliæ

(1) V. le Manuel élémentaire de Droit romain de M. Girard, Paris, Rousseau, 1896.

de l'époque classique, qui n'a pas d'intérêt pour mon sujet; je me bornerai à quelques mots sur l'étendue d'application primitive de la responsabilité aquilienne et ses extensions successives (1). Les cas de dommage prévus et réprimés par le plébiscite du tribun Aquilius sont très restreints: c'est d'abord la mort d'un esclave ou d'un animal faisant partie d'un troupeau, prévue par le premier chef de la loi: Qui servum servamve, alienum alienamve, quadrupedemve pecudem injuriâ occiderit quanti id in eo anno plurimi fecerit tantum æs domino dare damnas esto. Le second chef est plus général : Cæterarum rerum præter hominem et pecudem occisos si quis alteri damnum faxit quod usserit, fregerit injuriâ, quanti ea res erit in diebus triginta proximis, tantum os domino dare damnas esto. Ce texte limitait assez étroitement la nature des dommages pris en considération; il fallait qu'ils rentrassent dans l'une de ces trois expressions, urere, frangere, rumpere; la première signifie brûler; par exemple une personne a brûlé un esclave en approchant une torche de sa figure; frangere voulait dire probablement briser, déchirer, disjoindre il s'appliquait à l'effraction d'une porte; rumpere, pour M. Grueber, c'était écraser. Mais les jurisconsultes n'hésitèrent pas à étendre la portée de la loi, et, pour cela, ils considérèrent notamment le mot rumpere comme synonymie de corrumpere, corrompre, et ils donnèrent l'action dans les cas les plus différents et notamment contre quiconque vulneravit vel virgis, vel loris, vel pugnis cecidit vel telo, vel quo alio ut scinderet alicui corpus, vel tumorem fecerit. On voit combien on était loin du point de départ.

3. L'œuvre d'extension jurisprudentielle se poursuivait dans une autre direction. La loi exigeait une lésion matérielle d'une des choses de notre patrimoine,

(1) Cs. Grueber, The Roman Law of damage to property. Oxford, 1886; Tarbouriech, de la Responsabilité contractuelle et délictuelle en Droit romain, p. 27 et suiv.

et que cette lésion fût le résultat d'un contact également matériel de cette chose avec l'auteur du dommage, le damnum devait être corpore corpori datum. Les jurisconsultes étendirent, au moyen d'une modification de procédure, l'action de la loi Aquilie à la sage-femme qui laisse un poison à la portée de l'esclave qu'elle soigne et qui le boit d'elle-même, ainsi qu'à l'homme qui enferme un esclave et le laisse mourir de faim.

4. La loi Aquilie ne prévoyait pas le dommage causé à une personne libre; les jurisconsultes y pourvurent et donnèrent l'actio utilis à la victime. Si elle était alieni juris, son paterfamilias pouvait agir en son nom. Mais les textes ne statuent pas sur le cas de mort immédiate; rien ne nous permet de croire que les héritiers du défunt ou les membres de sa famille. pussent obtenir la réparation du tort souffert.

Sous cette réserve, nous pouvons affirmer que, à la fin de l'évolution du Droit romain, la responsabilité du dommage causé aux personnes était arrivée au point où nous la trouvons dans le Code civil.

C'est aux textes des jurisconsultes classiques que l'on doit remonter pour déterminer les caractères de la faute délictuelle que, par une habitude traditionnelle, nous qualifions encore d'aquilienne.

5. Les Romains se sont-ils occupés de la responsabilité des accidents du travail? Non, et la raison en est bien simple. Si la grande industrie existait et était mème fort développée à cette époque, elle reposait sur le travail servile, en sorte que les accidents qui atteignaient les ouvriers ne pouvaient pas plus leur donner un droit contre leur maître qu'ils n'en donnent aujourd'hui aux animaux domestiques. Aussi, n'avons-nous trouvé au titre ad Legem Aquiliam (IX, 2) qu'un seul texte qui puisse nous intéresser; c'est le fr. 5, § 3. Sutor, inquit Julianus puero discenti ingenuo filiofamilias, parum benefacienti quid demonstraverit, forma calcei cervicem percussit ut oculus puero perfunderetur: un cordonnier avait crevé un œil à son apprenti en lui frappant, par manière de correc

tion, la tête avec sa forme, Julien dit qu'il n'y a pas de doute que l'action ne puisse être intentée «sed lege Aquilia posse agi non dubito. » Ce texte suffit pour nous prouver que la loi Aquilie pouvait s'appliquer au travail libre, comme sous l'empire du Code civil auquel nous nous trouvons ainsi ramenés.

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6. Les articles 1382, 1383, 1384, Code civil, sont-ils, en principe, applicables aux accidents atteignant les ouvriers dans leur travail? (Jurisprudence française). Ayant ainsi retracé à grands traits l'histoire de la responsabilité aquilienne avant le Code civil, je dois insister sur l'évolution subie, depuis 1804, par la réparation des accidents de l'industrie. La première question qui se pose est celle de savoir si l'on doit appliquer à cette matière les articles 1382 et suivants du Code civil. La raison de douter réside en ceci que ces dispositions semblent supposer qu'il n'existe entre l'auteur du dommage et la victime aucun lien juridique` préexistant; que les deux parties en présence sont étrangères l'une à l'autre, tel est le cas, par exemple, d'un passant écrasé dans la rue par un fiacre.

Or, lorsque nous nous trouvons en présence d'un ouvrier victime de l'explosion du générateur qu'il dirige ou mutilé par un engrenage, la situation est toute différente la victime et le chef d'industrie, demandeur et défendeur à l'action en indemnité sont unis par un contrat, le contrat de louage d'ouvrage ou de services. Le régime juridique ne doit-il pas être différent dans

les deux cas?

7. Cette difficulté n'a pas été aperçue pendant longtemps, ni par la doctrine ni par la jurisprudence, et, encore aujourd'hui, les arrêts les plus récents posent en principe que « la règle de l'article 1382 est générale et absolue, applicable dans tous les cas, que le dommage ait été causé au cours de l'exécution d'un contrat quelconque à l'un des contractants par son co-contractant, ou qu'il soit le fait d'un tiers juridiquement étranger à la personne lésée; que, dans le premier cas comme dans le second, l'obligation de réparer le dommage

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