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contraire, d'une juridiction composée de personnes appartenant à l'industrie, dont l'intérêt est de trancher rapidement les litiges qui leur seront soumis (1).

486. On a répondu d'abord que la véritable cause des retards qu'ils subissent aujourd'hui est bien moins dans un vice de l'organisation judiciaire et dans la négligence des magistrats ou de leurs auxiliaires que dans les mesures d'instruction auxquelles les tribunaux sont obligés de recourir. Ces retards seront donc bien. diminués par le fait même que la nouvelle loi organisera une enquête faite immédiatement après l'accident (2).

Qui nous garantit, d'ailleurs, qu'ils ne se reproduiront pas devant le tribunal arbitral, et que ce tribunal tiendra compte des délais que nous lui imposerons, plus que ne le font les juridictions ordinaires pour les délais du Code de Procédure Civile (3). Les jurés, en outre, ne siégeront pas en permanence. Ils ne seront réunis qu'à des intervalles variant dans chaque arrondissement suivant le nombre des affaires, et celles qui ne seront pas instruites pour une session seront renvoyées à la session suivante, trois mois plus tard. Le tribunal arbitral ne présente-t-il pas une grave infériorité de ce chef par rapport à la juridiction de droit commun qui reste d'une façon continue à la disposition du justiciable (4).

487. Lui est-il supérieur au point de vue des frais? C'est ce que M. Ricard a soutenu (5). Mais ses affirmations, sur ce point, ont été très contestées. Les plaideurs seront amenés à accumuler les pièces, à étendre le débat par l'inexpérience des jurés (6), et ceux-ci rece

(1) M. de Mun, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1624; Maruéjouls, rapp., ibid.

(2) Milliard, Sén., 8 nov. 1895, J. Off., p. 894.

(3) Frédéric Grousset, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1624.

(4) Frédéric Grousset, loc. cit; Godin, Milliard, Sén., 7 et 8 nov. 1895, J. Off., p. 888 et 894.

(5 Sén., 7 nov. 1895, J. Off., p. 891.

(6) Godin, Sén., 7 nov. 1895, J. Off., p. 883.

vront une indemnité qui constituera pour le Trésor (1) une lourde charge (2).

488. Multiplication des juridictions. Les adversaires du tribunal arbitral ne se sont pas bornés à des critiques de détail, ils ont invoqué des arguments d'un ordre plus général. Ils ont d'abord insisté sur les inconvénients qui résultent de la multiplicité des juridictions. Nous en avons déjà trop; en établir une nouvelle c'est créer une source de conflits et de difficultés (3). Un même accident donnerait lieu à des instances devant le juge de paix, le tribunal arbitral et même le tribunal civil (4).

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489. Principes de l'unité de juridiction. sait le goût regrettable de nos représentants pour les discussions purement théoriques. Les orateurs qui combattaient le Risque Professionnel, comme une atteinte aux principes de 1789, devaient les invoquer encore pour repousser le tribunal arbitral. On a maintes fois opposé à ses défenseurs le principe de l'unité

(1) Un débat s'est élevé à ce sujet au Sénat (7 nov. 1895, J. Off., p. 894). M. Ricard a soutenu que cette indemnité serait à la charge de la partie qui aurait succombé. C'est ce que disait expressément l'ancien article 41: l'article 26 nouveau étant muet sur la question, M. Milliard a soutenu qu'un règlement d'administration publique ne saurait imposer cette charge aux chefs d'industrie. Ce serait, disait M. Buflet, contraire au principe de la gratuité de la justice, d'après lequel les justiciables ne paient pas les juges.

(2) M. Fr. Grousset, parlant d'une indemnité journalière de 10 francs, soit 120 fr. par chaque jour de session, le rapporteur répondit que c'était le chiffre alloué pour les magistrats, que les jurés ne recevraient qu'une indemnité de 2 fr. 50 par jour. En tenant compte, en outre, des frais de déplacement, à raison de 2 fr. par myriamètre, on arriverait à une dépense totale de 150 à 200 fr. par session. (Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1627 et 1630, et Sén., 7 nov. 1895, J. Off., p. 891.)

(3) Frédéric Grousset, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1626 et 1627; Guérin, ibid. p. 1623.

(4) M. Fernand de Ramel a répondu que ce ne sont pas trois juridictions auxquelles il faudrait avoir successivement recours, qu'elles se rapportent à des situations bien différentes : l'une est compétente pour les frais médicaux et les allocations quotidiennes, l'autre pour l'invalidité. (Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1445. Cf. Ricard garde des sceaux, Sén., 7 nov. 1895, J. Off., p. 889). Et quant au tribunal civil, s'il doit être saisi par les ouvriers gagnant plus de 2.000 fr., c'est parce que la loi cesse de s'appliquer au delà de ce chiffre, et non pas par méfiance pour le tribunal arbitral.

de juridiction « un des plus beaux fleurons de la Révolution. Il n'est pas indifférent de laisser au frontispice de notre législation cette déclaration tous les Français sont égaux devant la loi, ils sont soumis aux mêmes lois, ils sont jugés par les mêmes juges (1). » « Il semble, disait M. Guérin, que nous faisons tous nos efforts pour détruire l'œuvre de la Révolution pièce par pièce et que nous tàchions de relever les barrières qu'elle avait abaissées, de reconstituer les classes et corporations qu'elle avait fait disparaître (2). » Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit de l'œuvre révolutionnaire et de l'abolition des privilèges (V. plus haut, n° 133 et suiv.). J'ai montré comment notre droit a perdu le caractère d'unité et d'abstraction que la philosophie du siècle dernier lui avait imprimé. Peut-être existe-il un rapport nécessaire entre les législations spéciales et les juridictions également spéciales chargées de les appliquer. Ceci expliquerait le rétablissement simultané des unes et des autres depuis la Révolution. Ainsi qu'on l'a constaté, en effet (3), le principe de l'unité de juridiction a subi de nombreuses atteintes.

Comment le concilier avec l'existence des divers. tribunaux d'exception, comme les tribunaux consulaires, administratifs, militaires, etc. On s'est vainement efforcé de justifier chacun d'eux par des raisons spéciales qui, disait-on, n'existent pas en notre matière (4). Il faut bien reconnaître que l'organisation de l'industrie paraît devoir amener la création de juridictions professionnelles; il en existe déjà, comme les prud'hommes, et en dehors même de la question des accidents; il s'en établira certainement d'autres, les conseils perma

(1) Chovet, Sén., 8 nov. 1895, J. Off., p. 896. Nous avons fait une révolution pour établir l'unité de juridiction, disait M. Frédéric Grousset (Ch., 3 juin 1893, J. Off., p. 1584).

(2) Guérin, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1623. Cf. Milliard, Sén., 14 mars 1889, J. Off., p. 254, et Julien Goujon, Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1443. (3) Jourde, Ricard, de Mun, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1623, 1624, 1630.

(4) Guérin, Sén., 7 nov. 1895, J. Off., p. 885.

nents de conciliation et d'arbitrage par exemple (1). 490. Compétence du tribunal civil. Quoi que nous puissions penser du principe de l'unité de juridiction, il faut constater qu'il est respecté par tous les projets votés au Parlement, sauf celui de 1893 2). On ne pouvait néanmoins, en laissant les procès d'accidents aux tribunaux civils, oublier les lenteurs qu'on leur avait si justement reprochées. M. Léon Say n'y voyait de remède que dans la réforme générale de la procédure (3). Il serait réellement cruel de renvoyer les malheureuses victimes à l'époque si éloignée où cette réforme aboutira. Pour améliorer dès maintenant leur situation, les plus ardents défenseurs du droit commun offrirent d'y apporter quelques dérogations de détail, la dispense du ministère d'avoué (4), le droit pour le tribunal correctionnel, en acquittant l'auteur de l'accident, de prononcer contre lui une condamnation civile (5).

L'innovation admise par tous les projets (6) a consisté à faire instruire et juger comme en matière sommaire (7) tous les litiges relatifs à l'application du Risque Professionnel; on n'a pas voulu, en général, soustraire aux

(1) V. le projet de loi déposé par M. André Lebon, ministre du commerce, Ch., 8 juill. 1895, Doc. Parl., no 1465.

(2) Les Chambres de commerce d'Arras. 1895, d'Alençon, 1896, se sont prononcées en faveur de la juridiction de droit commun; la première demandait la procédure sommaire ou commerciale. La Chambre de commerce de Beauvais demandait l'adjonction au tribunal civil de quatre experts: deux patrons et deux ouvriers avec voix consultative seulement.

(3) Ricard et Leydet, Ch, 6 juin 1893, J. Off., p. 1628 et 1629. (4) Guérin, garde des sceaux, et Frédéric Grousset (Ch. ibid. p. 1623 et 1627).

(5) Guérin, ibid.

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(6) Projet de 1888, article 18: adoption de l'amendement Remoiville (Ch., 7 juill. 1888, J. Off., p. 2021); projet de 1890, article 11; projet de 1895, article 15; projet de 1896, article 8; amendement Frédéric Grousset à la Chambre, 6 juin 1893, J. Off., p. 1632. « Lorsque les parties ne s'entendent pas, le président dresse procès-verbal de leurs demandes et renvoie l'affaire à l'audience. Le tribunal est tenu de statuer sans délai. Le ministère des avoués n'est pas obligatoire; mais si la victime ou ses ayants droit le demandent, il leur sera désigné un avocat ou un avoué avec tous les avantages de l'assistance judiciaire.» (7) M. Bardoux (amend. du 27 mai 1895, voulait que la demande füt jugée « à une audience spéciale, dans un délai de quinzaine. >>

règles ordinaires de compétence et de procédure les actions dirigées en vertu de l'article 1382, soit contre des tiers, soit contre le patron, mais en dehors des termes de la loi nouvelle (1). Pour réagir contre l'inertie des tribunaux, la Chambre, en 1888 (art. 22), avait imaginé d'imposer aux présidents l'établissement, tous les deux mois, « d'un tableau constatant l'état d'avancement des affaires en cours. »

La commission du Sénat proposa, dans le texte qu'elle présenta le 20 janvier 1896, pour la deuxième délibération, de laisser le demandeur libre de poursuivre à son choix le chef d'industrie devant le tribunal de son domicile ou celui du lieu de l'accident.

491. Une amélioration plus sensible résultait des dispositions des divers projets, qui réduisent à huit jours le délai d'opposition (2), à quinze jours les délais d'appel (3) et de cassation, la Chambre civile, saisie directement, devant statuer dans le mois (4), ordonnent l'exécution provisoire des jugements, nonobstant appel ou opposition et sur simple extrait (5), et enfin permet

(1) Cependant, la Chambre avait, en 1888, adopté l'article 18 in fine ainsi conçu : « Toute action intentée en dehors des prévisions de la présente loi, mais relative à la responsabilité des accidents, sera instruite et jugée comme en matière sommaire » Cette disposition a été reprise par M. Cordelet au Sénat, le 12 mai 1890 (J. Off., p. 428).

En 1895, la Chambre avait adopté la disposition suivante, fort critiquable. Article 35: « Les victimes d'accident dont le salaire est supérieur à 2.000 francs, peuvent porter leur demande en indemnité contre le chef d'entreprise, soit devant le tribunal arbitral, dans la mesure fixée par l'article 2, soit devant toute autre juridiction, conformément aux règles du droit commun. Toutefois, quand une juridiction a été compétemment saisie, ils ne sont plus recevables à en saisir une autre.»> Au Sénat, M. Milliard (8 nov. 1895, J. Off., p. 894, faisait remarquer que l'ouvrier, actionnant à la fois son patron et un tiers, serait, avec le système de la Chambre, obligé de les assigner devant deux juridictions différentes; ce serait, disait-il, une raison suffisante pour abandonner le tribunal arbitral.

(2) Projet présenté le 20 janvier 1896, article 15.

(3) Proj. de 1888, article 20; Ch., 7 juill. 1888, p. 2021; proj. de 1890, article 11; proj. du 20 janv. 1896, article 15.

(4) Proj. du 20 janvier 1896, article 15; amend. Bardoux.

(5) Projets de 1888, article 20; de 1890, article 13; de 1895, article 15; du 20 janvier 1896, article 15; amend. Bardoux; projet du 24 mars 1896, article 8.

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