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477. Le tribunal arbitral et la paix sociale. «La loi que nous faisons, continuait M. de Mun, n'est pas simplement une loi de juridiction, c'est, avant tout, une loi sociale dont l'effet doit être, en supprimant les procès, non seulement de donner la justice aux victimes, mais de faire disparaître, entre les maîtres et les ouvriers, les occasions de conflit, de discorde et de division. >> La juridiction arbitrale a été présentée comme une institution devant avoir les plus heureux effets au point de vue social (1). « C'est dans l'isolement, l'éloignement où les laisse notre état économique, que les partis-pris se développent dans l'esprit des patrons et des ouvriers'; je crois que c'est à force de ne pas se voir, de ne pas se rencontrer, qu'ils en arrivent à la méfiance, quelquefois à la haine et à des passions qui deviennent facilement irréductibles. » Pour faire cesser cet antagonisme, il n'est pas de meilleur moyen que de réunir face à face les patrons et les ouvriers pour discuter, non des thèses économiques ou politiques, sur lesquelles l'entente n'est pas possible, mais des questions pratiques, comme la gravité d'une blessure ou le chiffre du salaire; des explications tranquillement, amicalement échangées entre les représentants du capital et du travail, les amèneront à se comprendre, à s'estimer réciproquement. « L'occasion n'est-elle pas propice, disait M. de Mun, de faire entrer dans la pratique l'idée d'arbitrage, si juste, si féconde qui, depuis quelques années, a fait tant de chemin dans les esprits, sous l'empire des événements, et qui, maintenant, apparaît à tout le monde comme le seul moyen de résoudre pacifiquement les conflits qui s'agitent dans le monde du travail... Sans le tribunal arbitral, la loi n'a plus de caractère social. » «Il est, disaient MM. Ricard et Guieysse, la conséquence forcée de la loi qui, sans lui, disparaît comme par enchantement. » M. Ricard invoquait, outre le pré

(1) V. outre le discours de M. de Mun, ceux de MM. Laroche-Joubert et Ricard (Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1623, 1625 et 1631); de Ramel (Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1447). Cf. Maruéjouls, rapp., ibid., p. 1456 et

cédent de la loi de 1868 (1), l'exemple des pays voisins. « Il n'y a pas, disait-il, une seule législation étrangère dans laquelle on ait ou résolu ou discuté la question des accidents du travail et des risques professionnels, sans qu'on ait fait intervenir l'organisation d'un tribunal arbitral.

>>> Ce tribunal est différemment composé, en Allemagne et en Autriche, et sera autrement constitué en Suisse et dans les pays scandinaves, mais toujours, dans tous ces pays, on a, comme conséquence du principe du Risque Professionnel, décidé que les contestations, nées à l'occasion de ce principe, devaient être soumises à une juridiction spéciale, qu'on a appelée les tribunaux arbitraux (2). >>

478. L'idée de composer les jurys d'accidents, moitié de patrons et moitié d'ouvriers, est repoussée par le parti guesdiste, qui demande que les jurés soient pris dans la corporation.» «Aucune fraction de la bourgeoisie, disent MM. Lafargue et Guesde, c'està-dire de la classe qui ne risque que l'existence des autres, n'a qualité pour évaluer le dommage subi et le réparer dans la mesure du possible. Les seuls à savoir les prix d'un bras, d'une jambe ou d'une vie d'ouvrier, ce sont les ouvriers euxmêmes. >>

479. L'influence pacificatrice, attribuée au tribunal arbitral par ses défenseurs, a été très vivement contestée. M. Frédéric Grousset y voyait une innovation anti-démocratique (3).

Les patrons, disait-il avec M. Bovier-Lapierre, seront juges dans leur propre cause: ils n'auront qu'une pensée, donner toujours tort à l'ouvrier. La circonscription offrira encore moins de garantie que le chef d'entreprise, parce que l'individu, quand il est réduit à

(1) V. plus haut, no 191, p. 142, note 2.

(2) Sén., 7 nov. 1895, J. Off., p. 889 et 891, et Ch., juin 1893, J. Off., p. 1631.

(3) Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1625, 1626 et 1628. V. la réponse de M. Ricard, ibid., et p. 1631.

lui-même, se garde bien d'assumer la responsabilité de l'action ou de la résistance, car c'est sa propre personnalité qui est en cause. Il peut avoir du sentiment, du cœur, mais l'anonyme n'a ni l'un ni l'autre. La mutualité aura un contentieux bien organisé, dont toute la préoccupation sera de mettre en échec la victime qui, réduite à ses propres forces, sera nécessairement écrasée. « Votre système aboutira, disait M. Frédéric Grousset, à la main-mise par le capital sur la justice. » Ces paroles ont soulevé les protestations de MM. Ricard, Laroche-Joubert et de Mun. Vous portez, ont-ils répondu, contre les patrons, une accusation gratuite et imméritée. Peut-on suspecter leur droiture et leur loyauté, au point de les croire capables de refuser toute indemnité à de malheureuses victimes, uniquement par intérêt de classe : l'intérêt personnel des jurés ne serait pas directement engagé dans les affaires sur lesquelles ils statueraient, et les indemnités n'auraient sur eux qu'une répercussion infime, s'ils étaient groupés en corporations obligatoires.

480. Quelque opinion que l'on ait sur les sentiments qui animent les patrons, il ne faut pas oublier qu'ils ne composent pas, à eux seuls, le tribunal arbitral, et leur mauvais vouloir ne serait-il pas contrebalancé par l'influence des ouvriers qui siégeraient à côté d'eux? Non, a soutenu M. Frédéric Grousset, ces derniers seront placés entre leur devoir et leurs intérêts; le souci de leur pain quotidien les empêchera de défendre la victime. Raisonner ainsi, c'est méconnaître les sentiments d'indépendance qui animent les employés par rapport à leurs employeurs, et, à dire vrai, le danger contraire est bien plus à craindre. Les jurés ouvriers ne seront-ils pas tentés. par esprit de solidarité, de prendre, contre toute raison et toute justice, le parti de leur camarade?

481. Ne verrons-nous pas le tribunal arbitral divisé de la même façon dans tous les procès trois membres étant systématiquement acquis aux prétentions, quelles qu'elles soient, du demandeur; trois autres les repous

sant d'avance (1). Comment sortira-t-on de cette impasse? C'est le président qui départagera ses assesseurs. le Président qui sera, disait-on, sous l'influence des industriels, et qui a déjà fait connaître son opinion dans la procédure de conciliation qui ouvre l'instance (2). Vous aboutissez à ce résultat inattendu et grave de conséquences le juge unique (3).

482. On a également objecté que le justiciable n'aurait aucune protection contre la partialité de chaque juré, individuellement considéré. Ils ont, répondit M. Ricard (4), la garantie que le Code d'Instruction criminelle assure aux accusés devant la Cour d'Assises, c'est-à-dire le droit de récusation.

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483. Garanties d'aptitudes spéciales. mission, composée de patrons et d'ouvriers, présentet-elle, en matière d'accidents industriels, plus ou moins de garanties de capacité que les tribunaux ordinaires ?

La question a été très vivement discutée. Les uns ont soutenu, comme M. Chovet (5), que les affaires de cette nature sont très difficiles à juger; les magistrats professionnels ont seuls l'expérience suffisante pour former leur conviction sur des dépositions contradictoires. Mais, répondait-on, le Risque Professionnel ne suscitera que peu de procès 6), le juge verra ses pouvoirs très restreints, par le forfait légal qui doit l'enchaîner (7); il n'aura pas à trancher des questions juridiques, mais des difficultés d'ordre purement pratique (8) et professionnel (9). « Qui sera plus compétent, disait M. de Mun, que ces hommes de métier, pour rechercher,

4) Guérin, garde des sceaux, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1623, Milliard, Blavier et Grivart, Sén., 8 nov. 1895, J. Off., p. 895. (2) Lacombe, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1631, 1633.

(3) Guérin et Milliard, loc. cit.

(1) Ricard, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1629 et 1631.

(5) Sen., 8 nov. 1895, J. Off., p. 896.

(6) Ricard, Ch., 6 juin 1893, J Off., p. 1628.

(7) Ricard, Sén., 7 nov. 1895, J. Off.,

(8) Ibid., p. 889.

p. 888.

(9) Fernand de Ramel, Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1444.

guidés par leur expérience personnelle, les causes matérielles d'un accident, pour évaluer le salaire moyen de la victime ou le degré d'une incapacité de travail... Quand il s'agit de questions de fait de cette nature, comment les tribunaux civils peuvent-ils former leur opinion, sinon en appelant devant eux des experts (1). » Les jurés seront de véritables experts, comme en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique.

484. Cette compétence spéciale, que vous attribuez au tribunal arbitral, répondirent MM. Guérin et Frédéric Grousset, est une pure illusion. Les ouvriers et les patrons, appelés à juger telle ou telle affaire d'accident, n'appartiennent pas au métier dans lequel la victime a été atteinte. Les jurés auraient pu se dire spécialistes, si la Chambre avait adopté l'amendement de M. de Mun, mais il en serait autrement avec le système qui a triomphé en 1893, et qui groupait sur la même liste toutes les industries sans exception. Le maçon ou le charpentier aurait-il des connaissances spéciales nécessaires pour apprécier les sinistres survenus dans les mines ou les verreries. Le filateur ou le tisserand peut-il se prétendre compétent pour les accidents atteignant les forgerons ou les ouvriers des usines de produits chimiques (2).

485. Rapidité de la procédure.

Un des argu

ments les plus saisissants, invoqués en faveur du tribunal arbitral, a été tiré des lenteurs réellement scandaleuses et désormais légendaires de la procédure devant les tribunaux civils (V. plus haut, no 84, p. 68, note 1).

Ces lenteurs, a-t-on dit (3), vous ne les éviterez pas en faisant juger les procès d'accidents comme matières sommaires. Elles ne sont pas à craindre, au

(1) Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1624. Cf. Ricard, ibid., p. 1628. (2) Guérin, garde des sceaux, Ch., 6 juin 1893, J. Off., p. 1622; Frédéric Grousset, ibid., p. 1626; Guérin, Sén., 8 nov. 1895, J. Off., p. 884; Milliard, ibid., p. 895.

(3) Ricard, Ch., 6 juin, 1893, J. Off., p. 1629.

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