Page images
PDF
EPUB

1893, ce qui fut fait. Le texte présenté par la commission, le 2 mars 1896, énumérait également, ainsi que je l'ai dit, les industries soumises au Risque Professionnel, et il en est de même de la rédaction adoptée. Le Sénat refusa, d'accord avec sa commission, de prendre en considération un amendement de M. Tillaye, qui préconisait encore le renvoi au Conseil d'Etat et qui, en outre, établissait un conseil supérieur des accidents du travail (1). Il me semble préférable de donner dans la loi une énumération, vaille que vaille, plutôt que d'en subordonner l'application à de nouveaux retards.

353.

Etat, départements, etc.

Remarquons, en passant, que tous les projets ont soin d'étendre le Risque Professionnel aux entreprises et exploitations de l'Etat et des départements, des communes et des établissements publics. Il n'est pas nécessaire d'insister sur cette disposition qui n'a jamais soulevé de difficultés.

[ocr errors]

354. Petite industrie. Un des arguments les plus fréquemment répétés en faveur d'une énumération limitative des industries rentrant sous le nouveau régime légal, a été tiré de l'importance qu'a encore, dans notre pays, la petite industrie. « Elle représente, dit M. Blavier, 60 0 0 de la somme totale du travail national (2). Si elle existait seule, il n'eût pas été besoin de modifier le Code Civil (3). C'est le développement de la grande industrie qui a provoqué le mouvement réformateur, et elle supporte, dès à présent, des charges équivalentes à celles qui résulteront de la nouvelle loi (4). « Aussi, disait M. Bérenger (5), se résignera-t-elle, à condition que les tarifs soient peu élevés, la moyenne industrie éprouvera de sérieuses inquiétudes, mais, pour la petite industrie, quel écrasement !»>

[blocks in formation]

(3) Blavier, Sén., 25 mars 1890, J. Off., p. 341. V. aussi, p. 326.

(4) Blavier, Sen., 8 mars 1889, J. Off., p. 198 à 200.

(5) Sén., 14 mars 1889, J. Off., p. 251.

On répéta à l'envi cette expression d'écrasement (1). La nouvelle loi fut présentée « comme contraire à l'intérêt matériel de six millions de petits ouvriers qui travaillent à leur compte, et de petits commerçants et patrons qui ne peuvent payer les primes ni surveiller leurs ouvriers (2). » Et combien cela est injuste (3). « Ces petits industriels, dit M. Frédéric Passy, que vous mettez dans l'impossibilité d'exister, vous devriez les favoriser; ne sont-ils pas les pères de leurs ouvriers (4)! » « Dans la plupart des petits ateliers, le patron n'est qu'un ouvrier plus intelligent que ses camarades, qui est parvenu à se créer un léger capital, à force d'épargne, et qui a pu alors se faire aider dans son travail par deux ou trois compagnons. Comme patron, il devient responsable, aux termes du projet de loi, de tous les accidents qui pourront se produire dans son petit chantier, mème par la faute de ses aides, et ce sera pour lui la ruine inévitable (5). »

Sur son triste sort, on a vu pleurer même les économistes qui, très satisfaits, en général, de la disparition des petits métiers, ne s'en affligent que le jour où elle semble devoir être la conséquence d'une législation favorable aux classes ouvrières. Ecoutez plutôt M. Léon Say: « Le petit industriel s'empressera de décliner la charge que vous prétendez lui imposer; il abandonnera ses affaires, il entrera comme contremaître dans la grande industrie; ainsi, vous aurez accéléré le mouvement que je trouve naturel à la condition qu'il soit libre, de concentration, dans les grands magasins ou ateliers, de toutes les industries (6). »

(1) Graux, Ch., 14 mars 1883, J. Off., p. 543; J. Piou, Ch., 19 mai 1888, J. Off., p. 1547; Bernard Lavergne, Ch., 23 juin 1888, J. Off., p. 1870; René Laffon, Ch., 26 juin 1888, J. Off., p. 1901; Delsol, 21 mars 1889, J. Off., p. 309; Cordier, Sén., 8 mars 1889, J. Off., p. 204.

(2) Graux, Ch., 11 mars 1883, J. Off., p. 549.

(3) Pouyer-Quertier, Sen., 21 mars 1889, J. Off., p. 309.

(4) Ch., 13 mars 1883, J. Off., p. 566.

(5) Blavier, Sén., 8 mars 1889, J. Off., p. 200.

(6) Sén., 12 mars 1889, J. Off., p. 234, et Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1452.

Voilà des lamentations qui m'ont toujours laissé froid. 355. Je me bornerai à répondre avec M. Bardoux en 1890 que ce serait manquer au but d'apaisement poursuivi, si l'on distinguait l'ouvrier travaillant sous les ordres d'un petit patron, de celui qui appartient, par exemple, à une compagnie de chemin de fer et que, partout où il y a égalité dans la souffrance, il faut qu'il y ait égalité dans le droit (1). Je n'insisterai pas non plus sur ce fait, mis en relief par M. Poirrier, rapporteur en 1895 au Sénat, qu'il y a, dans la plus petite industrie, des travaux très dangereux. (Il citait l'opération du dégorgeage des bouteilles de vin de Champagne (2).)

[ocr errors]

356. Je tiens, au contraire, à démasquer l'équivoque, toujours la même, sur laquelle reposent ces pronostics de malheur. Ils supposent que la loi, par cela seul qu'elle est favorable aux ouvriers, sera désastreuse pour les patrons. Or, il n'est pas d'erreur plus grave. J'ai maintes fois insisté sur le caractère de la législation nouvelle, qui, tenant la balance égale entre les deux intérêts, en présence, s'efforce de les concilier dans une sorte de cote mal taillée (3).

Cette situation dangereuse, effrayante, que vous nous montrez comme devant résulter, pour la petite industrie, du Risque Professionnel, elle existe dès maintenant, et loin d'être aggravée, elle sera plutôt atténuée. Ce sont, en effet, les petits patrons qui se plaignent, bien plus encore que les grands, du système de la responsabilité délictuelle, aujourd'hui en vigueur (4). Non seulement, en effet, les articles 1382 et suivants du Code Civil leur sont applicables (5); mais, en fait, leur responsabilité sera plus fréquemment engagée. D'abord,

(1) Sėn., 27 mars 1890, J. Off., p. 354. (2) Sén., 4 juillet 1895, J. Off., p. 724.

(3) André Lebon, min. du comm., Sén., 4 juillet 1895, J. Off., p. 731. (4) Bardoux, rapp. Sén., 27 mars 1890, J. Off., p. 354.

(5) Tolain, rapp., Sén., 25 mars 1889, J. Off., p. 338; Bardoux, rapp., Sén., 24 mars 1890, J. Off., p. 329; André Lebon, ministre du commerce, 13 juin 1895, J. Off., p. 607.

étant en contact plus direct avec leur personnel, ils se verront souvent imputer des faits de négligence ou d'imprudence; de plus, leur outillage est moins bien entretenu, moins perfectionné, plus dangereux par conséquent, que celui des grandes exploitations (1). Enfin, les indemnités, même modérées, qu'arbitrera le tribunal, seront forcément pour eux une lourde charge, le moindre accident une catastrophe. Par conséquent, leur étendre la législation nouvelle est non pas un acte d'hostilité, mais de bienveillance, une véritable faveur.

Il ne faut pas oublier que si les victimes d'accidents ont toujours droit à une indemnité, elle est absolument limitée, et le chef de l'entreprise, s'il supporte en plus qu'aujourd'hui la charge des cas fortuits et de la faute des victimes, peut s'exonérer facilement par l'assurance. En supposant la prime de 2 0/0 du salaire, le petit artisan, qui emploie un compagnon, paiera par an une somme égale à celle que lui coûte en impôt son chien et sa bicyclette.

357. Quoi qu'il en soit, admettons que l'on veuille exclure du Risque Professionnel les petits industriels, comment y parvenir? Ce ne sera pas, quoi qu'on en pense généralement, par une énumération des industries. C'est qu'en effet beaucoup d'entre elles peuvent s'exercer sur une grande ou une petite échelle. Le bâtiment, notamment, comprend des entreprises minuscules et de puissantes sociétés. Aussi, lorsqu'on prend les énumérations des différents textes, on s'aperçoit vite qu'elles embrassent aussi bien la grande que la petite industrie. N'est-ce pas évident avec des expressions comme celles-ci: « usines, fabriques, manufactures. >> C'est ce qu'on a observé également en ce qui concerne les carrières, qui sont très souvent exploitées par de petits entrepreneurs ou tâcherons (2).

Aussi, a-t-on compris que la seule manière possible de soustraire cette classe d'employeurs au nouveau

(1) Poirrier, rapp. supplémentaire, p. 9.

(2) Blavier, Sén., 8 mars 1889, J. Off., p. 198.

régime, devait consister dans une exclusion des exploitations employant un nombre d'ouvriers inférieur à un minimum légalement fixé.

S'inspirant de cette idée, M. Blavier proposa au Sénat un amendement ainsi conçu : « Le principe posé au paragraphe 1er ne sera pas applicable aux chantiers et ateliers dans lesquels le patron travaille lui-même avec l'aide de trois ouvriers au plus. » Combattu par le rapporteur, M. Bardoux, comme arbitraire (1), il fut repris par M. Poirrier, dans son rapport supplémentaire (p. 5) et nous lisons dans le texte voté le 5 décembre 1885, le paragraphe suivant : « Elle n'est pas non plus applicable aux patrons qui, pendant la période de la plus grande activité de leur industrie, n'emploient pas plus de cinq ouvriers (2).

[ocr errors]

358. Cette restriction me paraît absolument inadmissible (3), car ce sont justement les ouvriers de la petite industrie qui sont le plus intéressants, étant ceux qui, à raison de l'insolvabilité de leurs patrons, souffrent le plus du régime actuel. Ils ont droit, plus que tous autres, aux garanties que la nouvelle législation établira pour le paiement des indemnités. Aussi ne puis-je qu'approuver la commission d'avoir écarté cette regrettable disposition du texte qu'elle proposa en 1896, aux délibérations du Sénat, et cette assemblée d'avoir refusé de la rétablir, comme le demandait M. Blavier. Malheureusement, elle crut devoir adopter un amendement de M. Baudens, inspiré par le même esprit : « Les ouvriers qui travaillent seuls d'ordinaire ne pourront être assujettis à la présente loi par le fait d'une collaboration accidentelle avec un ou plusieurs camarades (4). 359. Accidents survenus aux petits entrepre

(1) Sén., 27 mai 1890, J. Off., p. 354.

(2) M. Poirrier avait adopté le chiffre de 3, qui fut critiqué par M. Perras et par M. Baudens qui propose celui de 10. Le Sénat vota celui de 5 sur la demande de M. Maxime Lecomte (Sén., 4 juillet 1895, J. Off., p. 733 et 735).

(3) Elle est repoussée notamment par les chambres de commerce de Beauvais et Troyes.

(4) Sén., 20 mars 1896, J. Off., p. 285 et 286.

« PreviousContinue »