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donna pour se rallier (1) à l'amendement de M. Bérenger; or, celui-ci revenait par un deuxième revirement, à sa première conception, c'est-à-dire l'arbitraire du tribunal. Après tout, cela ne valait-il pas mieux que de confier au Conseil d'Etat une tâche à laquelle il ne pourrait évidemment suffire? Le rapporteur, M. Poirrier, et le ministre du commerce, M. André Lebon, avaient insisté sur les inconvénients que présente, pour le Parlement, une délégation aussi complète de ses pouvoirs législatifs (2). Nos représentants consentiraient difficilement à abandonner, soit aux tribunaux, soit à un conseil administratif, le sort d'une législation ouvrière qui leur tenait tant à cœur. Mais le système de M. Bérenger ne s'est pas heurté seulement à cette répugnance, en somme assez naturelle.

324. On a contesté, à juste raison, le principe sur lequel il reposait. « Il faut s'attacher au travail lui-même d'où est né l'accident, car c'est lui seul qui est le principe de la réparation (3). » Il y'a là une erreur évidente. Ce n'est pas le danger du travail qui a engendré la responsabilité (4). « L'indemnité, disait très justement M. Lacombe, est la réparation, non pas du risque, mais du préjudice subi; la distinction que vous voulez établir, vous ne la ferez comprendre à personne, vous ne la ferez pas comprendre, surtout, à la victime. Qu'est-ce que cela fera à l'ouvrier, s'il a été blessé d'une façon grave, d'avoir encouru, pendant le temps

lage mécanique, les accidents survenus aux ouvriers ou employés de l'entreprise, dans l'accomplissement d'un travail dangereux, donnent droit, au profit de la victime ou de ses représentants, aux réparations fixées par la présente loi.

» Un décret, rendu en la forme prescrite par l'article 41, dressera la liste des travaux dangereux visés par la présente loi. »>

Il n'est pas possible d'imaginer une combinaison plus étrange de tous les systèmes proposés : énumération des industries, limitation du Risque Professionnel au travail dangereux et renvoi au Conseil d'Etat. C'est un des plus mauvais textes que l'on rencontre au cours de cette élaboration législative, qui en a tant compté.

(1) Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 609.
(2) Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 609.
(3) Sén., 1er avril 1889, J. Off., p. 381.
(4) Delsol, 21 mars 1889, J. Off., p. 307.

qu'il travaillait, une chance moindre de l'accident qu'il a subi en réalité ? »

325. — M. Bérenger fait remarquer qu'il se peut parfaitement que sur cinq cents ou mille ouvriers travaillant dans une usine à vapeur, il y en ait une douzaine seulement qui soient exposés au danger; le reste est occupé à des travaux sans rapport avec la direction et le maniement des machines dont ils sont peut-être très éloignés. Puisqu'ils ne courent aucun risque, pour quelle raison voulez-vous leur accorder le même privilège qu'à ceux qui sont à toute heure menacés (1)? »

Ge raisonnement ne résiste pas à un examen un peu sérieux et il a été facile à réfuter pour M. Poirrier (2).

De deux choses l'une ou il s'agit d'une occupation qui ne présente pas de danger, et alors il n'en résultera jamais aucun accident. A quoi bon la déclarer exclue du Risque Professionnel puisque, même si elle s'y étendait théoriquement, la nouvelle législation ne recevrait en fait aucune application pratique.

Ou bien, au contraire, des accidents se produisent et ils doivent être réparés. Vous ne pouvez dire à la victime que le genre de travail auquel elle se livrait n'était pas dangereux, elle vous répondra naturellement la preuve qu'il l'était c'est ma blessure même (3). Un travail dangereux est celui qui donne lieu, sans qu'il y ait faute au moins grave de l'ouvrier ou du chef d'entreprise, à des accidents. Sans doute ils peuvent être plus ou moins fréquents, plus ou moins graves, en raison de la nature de l'industrie, mais cette circonstance suffit-elle à justifier l'établissement d'un régime différent, auquel seraient soumises les victimes pareillement atteintes ? Peut-on laisser les unes sans indemnité en leur disant :

(1) Sén., 9 mars 1889, J. Off., p. 214.

(2) V. Lacombe, loc. cit.; Poirrier, rapp. supplément. du 28 juin 1895; Doc. Parl., no 146, p. 4 et suiv. Ce rapport a été fait aprè le renvoi à la commission de l'amendement Bérenger.

(3) Mesureur, min. du commerce (Sén., 19 mars 1896, J. Off., p. 270); Ricard, ministre de la justice (Sén., 30 janvier 1896, J. Off., p. 34 ou

les accidents sont généralement rares dans l'emploi que vous occupiez, et réserver aux autres toutes nos faveurs, sous prétexte que de fréquents sinistres ont été constatés pour les ouvriers de la même catégorie. Une pareille différence de traitement se conçoit-elle entre deux travailleurs de la même usine?

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326. Non, évidemment; car elle constituerait une double injustice non seulement à l'égard des ouvriers blessés ou de leurs ayants droit, mais encore à l'égard du patron, ce que l'on ne remarque pas assez. D'une part, le contraste serait choquant entre le mécanicien ou le chauffeur de l'atelier indemnisé pour la plus légère blessure, et l'homme de peine qui, devenu totalement incapable de gagner son pain, tomberait avec sa famille dans la plus noire misère.

Mais la question doit être envisagée aussi du côté de l'industriel. Il ne faut par perdre de vue que, toutes les fois que l'on écarte l'application du Risque Professionnel, le droit commun reprend ipso facto son empire. Supposons donc un accident survenu par suite de la faute légère du patron et faisant deux victimes aussi gravement atteintes l'une que l'autre. La première, étant occupée à des travaux dangereux, ne pourra réclamer que les indemnités limitées établies par la loi nouvelle. La seconde se trouve trop heureuse d'échapper à la restriction qui résulterait du Risque Professionnel et peut prétendre, sans être exposée à une fin de non recevoir, à une réparation intégrale du préjudice souffert.

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327. D'ailleurs c'est une grave erreur de croire qu'il soit possible de distinguer, dans le personnel d'une usine, plusieurs catégories d'ouvriers, dont les uns courraient des dangers et les autres ne seraient pas exposés.

L'exemple donné par M. Bérenger montre parfaitement le point faible de son argumentation. « J'admets, a-t-il dit, que vous indemnisiez le mécanicien ou le chauffeur chargé de la direction et de l'entretien de la machine à vapeur, non l'homme de peine qui l'alimente d'eau et de charbon. » M. Poirrier répondit très justement,

dans son rapport supplémentaire. que tous les deux sont exposés de même à être tués en cas d'explosion. M. Bérenger ne voulut pas reconnaitre l'erreur manifeste commise et atténua les paroles qu'il avait ainsi prononcées à la légère, mais que l'Officiel nous a conservées 1 : « Je n'ai pas parlé, dit-il, de l'homme de peine spécialement attaché à la machine. mais de celui qui, accidentellement, y aurait apporté de l'eau ou du combustible.» « Peu importe. a répliqué le rapporteur, qu'il ne se soit approché du générateur qu'une fois dans sa vie s'il le fit juste à l'instant où il sautait. » Il faut même aller plus loin. Supposons un ouvrier travaillant dans une autre pièce à une besogne inoffensive. à faire des paquets. si l'on veut. à l'abri de tout péril, ne peut-il pas être blessé ou tué si une chaudière faisant explosion, ses débris traversent les murs ou les font écrouler sur lui: le cas s'est présenté plus d'une fois, et on a cité, au Sénat, l'exemple d'un tonnelier ainsi tué dans la cave où il mettait en bouteille du vin ou des spiritueux. Un employé aux écritures peut de même être tué à son bureau ou en traversant l'atelier pour transmettre un ordre; un faux pas ou un mouvement maladroit peut le faire saisir par un engrenage ou une courroie de transmission; il en sera de même du surveillant qui n'a qu'à circuler et regarder, ce qui, en soi, n'est certainement pas dangereux.

328. Le Risque Professionnel résulte du milieu où vit l'ouvrier. - Emploi des machines et utilisation du travail dangereux. Si peu qu'on ait l'expérience des conditions dans lesquelles fonctionne l'industrie. on comprendra que ce qui constitue le Risque Professionnel pour l'ouvrier. c'est bien moins le danger présenté par le travail auquel il se consacre spécialement, que le danger du milieu dans lequel il se trouve obligé de vivre. C'est à cette idée de milieu 2

(1) Sėn., 13 juin 1895, J. Off., på 609.

(2) L'expression se trouve dans le projet Rouvier, article 2.

qu'il convient de s'attacher pour déterminer l'étendue d'application du Risque Professionnel. C'est cette idée qui a inspiré les divers textes votés au Parlement depuis 1884.

329. Nous avons vu qu'on a rattaché notre nouveau principe à la transformation du travail industriel dans notre siècle, à sa concentration et au développement du machinisme (1).

De là l'idée très simple de restreindre la portée de la nouvelle législation à la grande industrie et aux usines qui emploient des machines, des moteurs inanimés, qui utilisent les forces naturelles ou élémentaires, la vapeur, l'eau, l'air chaud et comprimé, le gaz, l'électricité et utilisent ou fabriquent des substances explosibles; le système restrictif a été défendu, notamment par MM. Graux (2), Ribot et Camescasse (3), Thellier de Poncheville (4), Félix Martin (5), Teisserenc de Bort (6),

(1) V. plus haut, no 20 et suiv., p. 88.

(2) M. Graux (Ch., 11 mars 1888, J. Off., p. 513) proposa de restreindre le Risque Professionnel aux fabriques employant une force motrice.

(3) « Dans tout travail où il est fait usage d'un moteur mécanique (Ch., 19 mai 1888, J. Off., p. 1458.

(4) Ch., 25 juin 1888, J. Off., p. 1889 et 1891 « Tout accident survenu aux ouvriers, au cours de leur travail industriel, dans les manufactures et usines à moteurs mécaniques ou à feu continu, mines, minières, carrières; tout accident causé par l'emploi d'un moteur mécanique ou par l'outillage qu'il commande; tout accident causé par la fabrication ou l'emploi des matières explosibles, donne droit... >>

(5) Contre-projet annexe au rapport Tolain: « Dans tout travail où il est fait usage de moteurs mécaniques, fourneaux et appareils de chauffe ou de fusion, éléments toxiques, explosifs ou fulgurants, grues et monte charges, échafaudages de construction et d'entretien, voies ferrées, puits ou galeries d'extraction, le patron est responsable du Risque Professionnel qui comprend les accidents survenus à ceux qu'il emploie à ce travail, par causes inconnues, imprudences légères, cas fortuits ou de force majeure. » (Art. 1.)

(6) Sén., 4 juillet 1895, J. Off., p. 722: « Toutes blessures ou décès occasionnés dans un travail quelconque par l'emploi d'une force élémentaire, telle que vapeur, chutes et cours d'eau, air chaud ou comprimé, gaz d'éclairage, électricité, par les dégagements de gaz, les éboulements et inondations dans les mines, la fabrication ou l'usage de matières explosibles, donnera droit à la victime ou à ses représentants, contre celui qui l'aura employé, aux réparations prévues et réglées par la présente loi... >>

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