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la plus faible, et je rappelle combien est difficile à préciser en pratique cette notion si vague de la faute lourde (1). Mais je dois reconnaître que le régime que je combats compte de nombreux défenseurs dans nos assemblées et qu'il a été consacré à plusieurs reprises, notamment en 1888, 1893, 1895 et 1896. Je dois examiner de plus près les différentes combinaisons qui ont été adoptées. Elles se ramènent à deux types.

302. — La première consiste à ne pas faire la moindre mention de la faute ni lourde ni légère, mais de décider que l'indemnité sera fixée par le tribunal statuant librement entre un maximum et un minimum. Il est bien certain que la pensée du législateur est de permettre au juge de tenir compte de la responsabilité encourue par l'un ou l'autre des parties en cause, et de la doser pour ainsi dire. C'est le système admis en 1888. L'article 2 débutait ainsi : « Lorsque l'accident aura occasionné une incapacité permanente absolue de travail, la victime aura droit à une pension viagère dont le montant pourra varier suivant les circonstances. Cette pension ne pourra être inférieure au tiers de son salaire moyen annuel, ni supérieure aux deux tiers... » Cette variabilité ne s'appliquait qu'en cas d'une incapacité permanente absolue et je crois aussi partielle, car nous lisons dans l'article 3: « Si l'accident n'a occasionné qu'une incapacité permanente partielle de tra

(1) V. outre toutes les références aux nos 188 et suiv., le discours de M. Tolain, rapp., 25 mars 1889, J. Off., p. 337. V. en outre les articles additionnels proposés à la Chambre, 10 juill. 1888 (J. Off., p. 2076 et 2078), par MM. Dugué de la Fauconnerie et Sevaistre. Le premier était ainsi conçu: «Dans aucun cas, la loi ne pourra être appliquée qu'à la suite d'un jugement du tribunal, qui est toujours le maître d'en atténuer les dispositions suivant les circonstances dans lesquelles se sera produit l'accident. » On ne pouvait trouver une rédaction plus défectueuse, puisqu'elle rendait nécessaire en tout cas l'intervention de la justice. M. Sevaistre la corrigea sans la rendre plus acceptable par l'amendement suivant : « S'il n'est pas intervenu de transaction amiable entre le patron et l'ouvrier ou ses ayants droit, le tribunal sera toujours le maître d'atténuer les dispositions de la présente loi, suivant les circonstances dans lesquelles se serait produit l'accident. >>

vail, la pension attribuée à la victime par l'article précédent, c'est-à-dire variant dans les limites indiquées, sera diminuée dans la proportion de la capacité de travail restante.» En tout cas il faut remarquer que les indemnités en cas de mort et de chômage temporaire sont établies d'une façon précise sans laisser au juge d'appréciation.

303. Dans le second type, il convient de ranger tous les projets qui, attribuant aux victimes des indemnités en principe fixées, permettent au tribunal de les majorer ou diminuer en cas de faute lourde. On peut décider, par exemple, que si l'accident est dû à la faute lourde de la victime, elle recevra une indemnité réduite de moitié, telle était la solution préconisée par M. Vincens au Congrès de Milan, ou bien que le tribunal ne pourra lui accorder au maximum que la moitié de ce à quoi elle aurait droit (amendement de M. Cordelet (1), ou encore que la réduction devra être d'un tiers au moins et de moitié au plus. C'est ce que proposait MM. Maxime Lecomte et Bernard (2) qui, en cas de faute du patron, le punissaient d'une majoration fixée dans les mêmes limites. Le projet présenté en 1893 permettait même de refuser à la victime, en cas de faute lourde, toute indemnité (3); mais la Chambre refusa d'aller aussi loin et vota l'article 28 ainsi conçu : « Le tribunal a le droit, s'il est prouvé par le patron... que l'accident est dû à une faute lourde de l'ouvrier, de diminuer la pension allouée à la victime ou à ses représentants. » Ce texte a été repris par le Sénat en 1895, qui reproduisit également le texte relatif à la faute lourde du patron. « S'il est prouvé par la victime ou ses ayants droit que l'accident est dû à la faute lourde du chef de l'entre

(1) Sén., 25 nov. 1895, J. Off., p. 955. « S'il est prouvé que l'accident est dû à une faute lourde de l'ouvrier, le tribunal pourra néanmoins accorder à la victime ou à ses ayants droit le bénéfice des dispositions des articles 3, 4, 5, sans toutefois que les allocations et pensions puissent, en aucun cas, excéder la moitié des chiffres prévus auxdits articles. >>

(2) V. plus haut, no 196, p. 148, note 3.

(3) En ce sens, la Ch. de comm. de Beauvais, 1895.

prise ou de l'un de ceux qu'il a préposés à la direction ou à la surveillance des travaux, les indemnités du titre premier pourront être majorées par le tribunal arbitral, sans toutefois que la rente viagère ou le total des rentes viagères allouées puisse, en aucun cas, dépasser le montant du salaire annuel. » (Art. 18.) Cette restriction résultait de l'adoption, par la Chambre, d'un amendement de M. Tellier de Poncheville (1). On voit que le pouvoir de la commission arbitrale s'étend à toutes les indemnités (mort, incapacité permanente ou temporaire).

304. Entre ces deux types est venu se placer le système consacré par le Sénat en 1896. Il est tout à fait critiquable, puisque, d'une part, il prive l'ouvrier de tout droit à indemnité, quand il a commis une faute lourde, et que, d'autre part, même au cas d'imprudence très légère, il permet au tribunal de faire varier les allocations entre un maximum et un minimum. Il est vrai que cela vaut mieux encore que le système présenté par la commission et qui ne comportait qu'une limite maxima.

305. - Détermination du salaire moyen. - Nous avons vu que les indemnités sont établies en fonction du salaire de la victime. Comment établir ce salaire? M. Félix Faure avait compris la nécessité de fournir au juge des bases pour son calcul (art. 2), et le projet voté en 1888 contenait un article 13 assez bien rédigé, que M. Félix Martin critiqua au Sénat très vivement dans son ensemble et dans ses détails (2), et la nouvelle commission fit disparaître du texte qu'elle rapporta le 27 janvier 1890 toute détermination légale du salaire. Le rapporteur exposa (3) que, d'une part, on avait voulu alléger une loi beaucoup trop lourde, et ensuite qu'il est impossible d'aboutir à une rédaction satisfai

sante.

(1) Ch., 10 juin 1893, J. Off., p. 1016. (2) Sén., 2 juill. 1889, J. Off., p. 856. (3) Sén., 12 mai 1890, J. Off., p. 412.

Il vaut mieux laisser aux tribunaux le soin de résoudre, dans chaque cas, les difficultés innombrables que l'on ne peut prévoir et trancher à l'avance. « Prendra-t-on le salaire payé à la victime le jour de l'accident et le multipliera-t-on par le nombre de jours de présence, sans tenir compte des variations, de ce nombre, suivant qu'il s'agit d'industrie où l'on travaille même les dimanches et fêtes, ou de métiers soumis à de mortes saisons (1)? Relèvera-t-on le salaire des années précédentes, sauf à faire peser sur la victime les charges des chômages ou des maladies qui auraient déprimé anormalement son salaire, ou la faire bénéficier de circonstances exceptionnellement favorables? Ferat-on entrer, dans le calcul, les heures supplémentaires, les subventions en nature? Pour l'ouvrier nomade se résignera-t-on à prendre le salaire moyen d'ouvriers exerçant la même profession dans le même lieu? »>

« Vous assimilerez le doyen de l'atelier au vagabond employé par hasard (2)? » Que ferez-vous pour l'ouvrier qui ne travaille que quelques heures (3)? » Comment tenir compte des crises commerciales commerciales et indus

trielles (4)? »

306. Mais l'opinion contraire prévalut au Sénat. Beaucoup d'orateurs, MM. Tolain (5), Trarieux (6, Blavier, Bozérian (8) insistèrent pour qu'on fournît au tribunal une base d'appréciation, « sinon, dit-on, de beaux jours commenceront pour les avocats. » La commission rédigea et fit adopter un article 3 dont il convient de rapprocher les articles 13 du projet de 1888, 11 de celui de 1893 et 9 du texte adopté par le Sénat

(1) Cuvinot, 12 mai 1890, J. Off., p. 414.

(2) Graux, Ch., 11 mars 1883, J. Off., p. 543.

(3) Delattre, Ch., 5 juillet 1888, J. Off., p. 2000. Il se demande ce qu'on fera pour l'ancien élève de l'Ecole Polytechnique qui fait quelque temps fonction de mécanicien.

(4) Bardoux, rapp., 7 février 1890, J. Off., (5) Sén., 7 février 1890, J. Off., p. 84.

(6) Sén., 27 mars 1890, J. Off., p. 367.

(7) Sén., 12 mai 1890, J. Off., p. 412. (8) Sén., ibid., p. 414.

p. 84.

en 1895. Je dois comparer, en les analysant, ces différentes formules et rappeler sommairement les discussions dont elles ont été l'objet.

307. Elles nous présentent la plus singulière évolution, ayant traversé trois phases successives. Dans la première, on décida de calculer le salaire annuel de la victime en prenant pour base son gain quotidien.

Dans la seconde, on procéda d'une façon absolument inverse, le salaire journalier devant être déduit du revenu annuel de l'ouvrier. Et, enfin, dans la troisième, on adopta un mode de calcul différent pour l'un et pour l'autre de ces deux éléments de l'indemnité.

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308. Dans les plus anciennes propositions, l'année était calculée à trois cents jours de salaire quotidien, 50 ou 52 semaines de salaire hebdomadaire, 24 ou 26 quinzaines de salaire bi-mensuel ou à douze mois de salaire mensuel. (Proposition Félix Faure, art. 2 et 3; proposition Blavier, art. 2.) C'était encore le même système que consacrait, en le précisant, le projet de 1888. « Le salaire moyen annuel s'entend de trois cents fois le gain quotidien moyen des jours de travail compris dans les douze mois qui ont précédé l'accident... >>

Un très grave défaut de tous ces projets, c'est qu'ils ne donnaient aucune règle pour le calcul du salaire quotidien moyen, qui devait servir de base au calcul du gain annuel.

309. Aussi, l'idée se fit jour au Sénat de procéder, d'une façon toute contraire; au lieu d'établir le revenu annuel de l'ouvrier en multipliant, par un coefficient le salaire quotidien, n'était-il pas préférable et d'un résultat plus sûr d'obtenir ce dernier chiffre en divisant par le nombre de jours de travail l'ensemble des gains réalisés par la victime pendant l'année précédant le sinistre. Tel fut le système proposé par M. Blavier dont l'amendement était ainsi conçu: « Le salaire quotidien moyen, au sens de la présente loi, s'entend du gain total de l'ouvrier, soit en argent, soit en nature, pendant les douze mois écoulés avant l'accident ou pendant

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