Page images
PDF
EPUB

24.

Ainsi donc la responsabilité du commettant repose sur une présomption de faute (1). Or, il est de principe qu'il n'y a pas de présomption sans texte et que les présomptions établies par un texte ne peuvent être étendues à des cas non prévus par ce texte, fût-ce par voie d'analogie. Il faut donc appliquer à l'article 1384 les règles d'une interprétation d'autant plus étroite qu'il établit une présomption de faute, et une présomption juris et de jure, pour me servir d'une vieille expression barbare mais commode. La présomption de faute qui pèse sur le commettant n'est pas, en effet, susceptible de preuve contraire le commettant ne peut être admis à prouver qu'il n'a commis aucune faute et qu'il n'était pas en son pouvoir d'empècher son préposé de commettre le fait dommageable à raison duquel on le poursuit.

Il y a là une solution extrêmement rigoureuse et très critiquable au point de vue législatif. Peut-être pourrat-on, dans une refonte de notre Code, la modifier, mais elle est pour le moment hors de conteste. Elle n'a jamais fait difficulté en jurisprudence (2). Elle résulte avec évidence du texte rapproché des précédents et des travaux préparatoires. Du texte d'abord. En effet, l'ar

(1) Telle est la théorie courante. On a donné cependant de l'article 1384, d'autres justifications. On a dit (Pothier, Toullier, Larombière) que cet article établissait un cautionnement légal et forcé. V. pour la réfutation de ce système, M. Fromageot, De la faute comme source de la responsabilité, p. 139. Cet auteur réfute également la théorie de l'imputation, d'après laquelle l'acte du subordonné est par fiction réputé acte du maitre, le subordonné étant assimilé à une machine. Warthon, A treatise on the law of negligence. Philadelphia, 1878.

Me sera-t-il permis de hasarder une nouvelle explication bien plus simple et peut-être préférable à l'idée de faute présumée : le commettant doit supporter les conséquences dommageables du travail de son patron, par la raison qu'il bénéficie des résultats de ce travail; ubi emolumentum ibi onus. Mais cette idée ne semble pas avoir été aperçue par les rédacteurs du Code civil.

(2) Cass. crim., 25 nov. 1815 et 11 juin 1836. (D. A., Vo Responsabilité, no 695, 1o); Paris, 15 mai 1852, D. 1852, V, 241; Cass., 3 avril 1860; S. 60, I, 1013; Dijon, 23 avril 1869; S. 69, II, 148; Trib. Moulins, 8 janv. 1887; S. 87, I, 173; Cass., 19 avril 1887; S. 87, I, 217; Paris, corr., 18 avril 1889; J. la Loi, 27 sept.; Trib. Emp. All., 11 déc. 1885; S. 87, IV, 18.

ticle 1384, après avoir établi la responsabilité civile des parents commettants, instituteurs et artisans, ajoute dans son dernier paragraphe : « La responsabilité cidessus a lieu à moins que les père et mère, instituteurs et artisans ne prouvent qu'ils n'ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité. » On voit que la preuve contraire est ouverte aux parents, instituteurs et artisans, mais non aux commettants. Cet argument tiré du silence du texte, devient décisif quand on le rapproche de Pothier, où nous lisons que les maîtres sont responsables du tort causé par leurs serviteurs et ouvriers dans le cas même où il n'aurait pas été en leur pouvoir d'empêcher le délit ou quasi-délit. (Obligations, no 121.)

Le rapporteur au Tribunat, Bertrand de Greuille, nous dit que « les commettants et maîtres ne peuvent, dans aucun cas, argumenter de l'impossibilité où ils prétendaient avoir été d'empêcher le dommage causé par leurs domestiques ou préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés; le projet les assujettit toujours à la responsabilité la plus entière et la moins équi

voque. »

La solution est donc certaine, la présomption de faute pesant sur le commettant ne peut tomber devant aucune preuve contraire.

25. Fondement de cette présomption. - Quelle peut être la raison d'être d'une pareille responsabilité et le fondement d'une présomption aussi rigoureuse? La question est très vivement discutée en doctrine, bien qu'elle soit depuis longtemps tranchée en jurisprudence.

Beaucoup d'auteurs, et des plus éminents (1), posent en principe que le fondement de la responsabilité civile du commettant repose dans l'idée que ce dernier a le choix de son préposé. Lorsque ce préposé cause un dommage à un tiers, son maître est présumé avoir fait

(1) Demolombe, t. XXXI, p. 530, no 610; Colmet de Santerre, t. V, p. 663, no 365 bis ; VII.

un mauvais choix. C'était déjà la théorie de Pothier. « Cela a été établi, dit-il, pour rendre les maîtres attentifs à ne se servir que de bons domestiques (1). » « Le commettant n'a-t-il pas, dit Bertrand de Greuille (2) dans son rapport au Tribunat, à se reprocher d'avoir donné sa confiance à des hommes méchants, maladroits et imprudents.

26. Quelque concluants que semblent ces arguments, je ne crois pas que la responsabilité civile du commettant ait sa base dans l'idée qu'il choisit librement ses préposés. Il est préférable, à mon avis, de s'attacher à une autre idée que je trouve indiquée dans les travaux préparatoires avec plus de netteté encore. « Les père et mère, instituteurs et artisans, maîtres et commettants sont investis, nous dit le tribun Tarrible (3), d'une autorité suffisante pour contenir leurs subordonnés dans les limites du devoir et du respect dû aux propriétés d'autrui. Si les subordonnés les franchissent, ces écarts sont attribués avec raison au relâchement de la discipline domestique qui est dans la main du père, de la mère, du commettant, de l'instituteur et de l'artisan. Ce relâchement est une faute, etc. » Ainsi donc la responsabilité civile du commettant a la même base que la responsabilité du père, pour laquelle l'idée de choix n'intervient en aucune façon; elle repose donc de même sur celle d'autorité! Le maître ou commettant a autorité sur son préposé, a le droit de lui donner des ordres et des instructions relativement au travail dont il le charge; il a le droit de le surveiller dans l'exécution de ce travail.

Il n'en a pas seulement le droit, mais le devoir. Si un dommage est causé par le préposé dans l'exercice de ses fonctions, on présume que le maître a manqué à son devoir, que sa surveillance n'a été ni assez étroite,

(1) Pothier, Traité des obligations, no 121.

(2) Locré, t. VI, p. 280.

(3) Fenet, XIII, p. 483.

ni suffisamment intelligente, que ses ordres ont été défectueux, ses instructions incomplètes.

La jurisprudence est depuis longtemps fixée, en ce sens que la responsabilité du commettant à raison des dommages causés par son préposé dérive, ce sont les expressions mêmes d'un arrêt (1), de la dépendance et de la soumission du préposé à la volonté du

commettant.

Ainsi donc l'article 1384 établit à la charge du commettant une responsabilité du fait d'autrui, qui repose sur une présomption de faute; cette présomption, qui n'est pas susceptible de preuve contraire, a son fondement dans l'autorité exercée par le commettant sur le préposé. Voilà une triple idée à laquelle nous nous attacherons pour résoudre toutes les difficultés. que soulève l'étendue de cette responsabilité.

27.

Etendue de la responsabilité civile du commettant. Que doit-on entendre par préposé? — La première question qui se pose est de savoir quel sens il faut attribuer exactement aux expressions <«< maître » et «< domestique, » « préposé » et « commettant, » que nous trouvons dans l'article 1384.

Le mot domestique, bien que difficile à définir, est très clair par lui-même. D'ailleurs, les domestiques n'étant qu'une variété de préposés, c'est à cette expression générale que nous devons nous attacher. Le plus souvent, les tribunaux n'éprouvent aucune hésitation à voir, dans l'auteur de tel délit, le préposé d'une autre personne. C'est ainsi qu'ils considèrent sans difficulté comme des préposés du chef d'industrie ses ingénieurs, contremaîtres et ouvriers. Mais, dans bien des cas, la question est délicate. A quel critérium recourir?

-

28. La responsabilité de l'article 1384 suppose une personne employée par une autre à un service quel

(1) Toulouse, 10 janv. 1876; D. 77, II, 41; Cf. Cass. crim., 30 déc. 1875; D. 76, I, 415; Cass. Req., 4 fév. 1880; D. 80, I, 392; Cass., 25 oct. 1886; S. 87, (I, 457; D. 87 I, 225; Poitiers, 1er mars 1888; D. 88, II, 310.

conque. Faut-il donc nous attacher à la nature du contrat unissant ces deux personnes? Non... Que ce contrat constitue un louage de service ou un mandat, peu importe. Nous avons dit que le fondement de la responsabilité civile du commettant se trouve dans l'autorité qu'il a sur le préposé. Cette idée nous fournit un critérium à la fois très simple et très net. Nous dirons Il y a relations de préposé à commettant, au sens de l'article 1384, seulement dans les cas où une personne ayant confié à une autre l'exécution d'un travail, l'accomplissement d'un mandat ou l'exercice d'une fonction, a autorité sur elle, c'est-à-dire lorsqu'elle a le droit, à l'occasion de ce mandat, de ce travail ou de cette fonction, de la surveiller, de lui donner des ordres ou des instructions. Peu importe que celui qui exerce l'autorité ait choisi plus ou moins librement celui qui y est soumis ou même qu'il ne l'ait pas choisi du tout.

29. Ainsi, les agents assermentés des compagnies de chemins de fer, en tant qu'officiers de police judiciaire, dépendent du commissaire de surveillance administrative, ils ne sont pas des préposés de la compagnie, qui, cependant, les a choisis (1).

Les religieux, administrant un séminaire placé sous l'autorité de l'évêque, sont ses préposés, non les préposés de la congrégation qui les a délégués (2).

Une grue est louée avec le mécanicien qui la manoeuvre habituellement, c'est le locataire qui répondra des dommages causés par le mécanicien (3).

Le propriétaire ne joue pas le rôle de commettant vis-à-vis de ses fermiers, métayers (4) ou colons partiaires (5) qui ne sont pas soumis à son autorité dans l'exploitation des terres qu'il leur a louées.

(1) Cass., 24 juin 1890; S. 91, I, 541.

(2) Toulouse, 10 janv. 1876; D. 77, II, 41; Cf. Cass., 25 oct. 1886; D. 87, I, 225.

(3) Poitiers, 19 mars 1888; D. 88, II, 310; Cf. pour le cas où une compagnie loue des chevaux qui passent sous la surveillance des employés de la gare. Douai, 14 mars 1879; S. 80, II, 290.

(4) Bordeaux, 10 mars 1874; S. 74, II, 252 ; D. 75, II, 67. (5) Bourges, 7 déc. 1885; S. 86, I, 107.

« PreviousContinue »