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sa pension jusqu'à la mort. Nous aurons à revenir sur ces deux points.

278. En somme, l'idée à laquelle s'est arrêtée le Parlement est très simple. Il considère la rente d'incapacité permanente comme une limite vers laquelle tendraient, sans jamais l'atteindre, les droits reconnus en cas de décès aux différents membres de la famille. Sans doute on fait varier les obligations du patron en raison du nombre et de la quantité des ayants droit, mais non pas pour les augmenter, pour les atténuer au contraire. Je puis appliquer à la tarification que je défends une terminologie employée en matière d'impôts, je dirai qu'elle est non pas progressive mais dégressive.

Les adversaires ne se sont tant acharnés contre elle que parce qu'ils se rattachaient à une conception de la nature du droit à l'indemnité, toute différente de celle que nous venons d'exposer et qui n'est, je le répète, que la consécration, par le nouveau régime législatif, des principes admis sous l'empire des articles 1382 et suivants. Or, ces principes ont été contestés. D'après la jurisprudence, si une veuve et des enfants poursuivent l'auteur responsable de l'accident qui les a privés de leur mari ou de leur père, ils exercent proprio nomine une action qui naît directement en leur personne du préjudice qu'ils ont personnellement souffert ; ils l'exercent, qu'ils soient ou non héritiers du défunt et, s'ils sont héritiers, qu'ils aient ou non accepté sa succession. Cette action est exclusivement attachée à leur personne, et leurs créanciers ne peuvent l'intenter à leur place.

279. Ne peut-on pas au contraire, a dit notre regretté maître Labbé (1), envisager l'accident qui a amené la mort de la victime, comme lui causant à ellemême un préjudice d'où naît une action en indemnité qui fait partie du patrimoine du défunt, est le gage de ses créanciers et se transmet à ses héritiers, en leur qua

(1) Dans une note sous un arrêt de Besançon, Sirey, II, p. 21. V. les arrêts cités dans mon ouvrage sur l'assurance contre les accidents du travail, p. 225, no 334 et suiv.

lité d'héritiers, indépendamment de tout préjudice personnel. « Un délit, dit-il, a pour effet d'accabler la personne d'infirmités telles qu'elle est rendue incapable de tout travail, de toute occupation, de toute volonté. Elle a peut-être de quoi vivre. Elle verra ses plaies se cicatriser, ses douleurs physiques s'éteindre. Elle est néanmoins et demeure lésée, notamment en ce que son activité ne peut plus se développer, son patrimoine ne peut plus s'accroître. Elle a droit à des dommages et intérèts, non seulement à raison des souffrances physiques et morales qu'elle endure, mais encore à raison de ce que tout essor dans le champ de l'activité humaine lui est désormais impossible. Un délit a pour effet de terminer immédiatement la vie de la victime. Le même tort est causé en ce que le développement du patrimoine est arrêté, les entreprises desquelles la personne espérait la fortune sont interrompues et réduites à l'avortement. Le dommage fait au patrimoine est le même. Une réparation est-elle due ? Mème faute, même dommage, en partie, que dans l'hypothèse précédente.

>> Pourquoi une action en indemnité n'existerait-elle pas? On dit non, la personne lésée n'existe pas; elle n'est plus de ce monde.

» Mais si elle a un héritier, elle est représentée par cet héritier qui la continue.

>> Comment, dira-t-on, permettre à l'héritier, que la succession, telle quelle, enrichit, de se plaindre d'un dommage, de se plaindre de ne pas recevoir une hérédité plus riche! L'objection est sans force à mes yeux. Il s'agit de réparer non le tort fait à l'héritier, mais le tort fait au défunt. La volonté du défunt est respectée après la mort par l'exécution de ses volontés dernières. Pourquoi ne pas tenir compte de l'intérêt lésé du défunt pour aboutir, même après sa mort, à une juste réparation? C'est un devoir pour l'héritier de venger le meurtre et la mémoire de son auteur. Pourquoi n'aurait-il pas le droit de réclamer des dommages et intérêts pour des torts pécuniaires? Si l'action existe au regard des héritiers, elle existe au regard des créanciers.

>> Allons plus loin. La victime du délit est morte insolvable, aucun héritier ne veut accepter sa succession. La personne lésée par le délit n'existe plus; elle n'est pas représentée. Même en ce cas nous sommes portés à dire : une faute a été commise; un tort a été causé; une réparation est due; l'action en dommages intérêts est, dans le patrimoine, à l'avantage de ceux qui ont des droits sur le patrimoine. Nous ne comprenons pas que l'énormité de la faute qui a entraîné la mort soit une cause d'affranchissement de responsabilité pour le coupable. N'est-ce pas le cas, pour prévenir un si injuste résultat, de vivifier le patrimoine, de ressusciter une théorie romaine l'hérédité jacente soutient la personne du défunt? Si des biens de la succession étaient détériorés ou détruits par la faute d'un tiers, après la mort du débiteur, est-ce que la circonstance qu'il n'y a pas d'héritier acceptant, pas de successeur, pas même l'Etat, à cause de l'insolvabilité manifeste, empêcherait de reconnaître une action en dommages et intérêts au profit de la masse? Non, assurément. Le dommage est différent dans les deux hypothèses; mais l'absence de personne lésée est toujours la même aux deux points de vue elle ne saurait être, plus dans un cas que dans l'autre, un motif légitime de refuser toute action. »>

280.-Il est peu probable que M. Félix Martin connaisse la note que je viens de citer, et, en tout cas, il n'y a fait aucune allusion. Mais le contre-projet qu'il présenta au Sénat était visiblement inspiré par les mêmes idées. « Qu'est-ce, disait-il, que la mort, sinon la suprême incapacité absolue de travail (1). » Du fait même de l'accident naît donc pour l'ouvrier un droit à la pension d'invalidité qui, d'après M. Félix Martin, doit être égale à la moitié du salaire. « Cette rente c'était son bien, sa propriété, son patrimoine; pourquoi ne pas remettre à ses ayants droit cet héritage que leur auteur a payé de son sang, de sa vie?» La conclusion logique de ce

(1) Sén., 19 mars 1889, J. Off., p. 293; Sén., 21 mars 1896, J. Off., P. 301.

raisonnement devrait être, semble-t-il, de forcer le patron à débourser le capital nécessaire pour constituer une rente égale à la moitié du salaire à l'ouvrier supposé toujours vivant. Que deviendra ensuite le capital? Le débiteur n'a pas à s'en préoccuper, il fera partie de la succession de l'ouvrier (1), c'est-à-dire qu'il deviendra le gage de ses créanciers; ceux-ci désintéressés, ce qui restera sera attribué en capital aux héritiers, dans leur ordre successoral et proportionnellement à leurs droits, si éloigné que soit leur degré de parenté et n'eussent-ils jamais eu de rapports avec le défunt.

281. - Telles sont les conséquences forcées auxquelles aurait dù aboutir M. Félix Martin, s'il avait été aussi logique et simpliste qu'il croyait l'être. Mais je m'empresse d'ajouter que ces conséquences il ne les a même pas aperçues et les a implicitement écartées dans son contre-projet. D'une part il y donne une liste limitative des ayants droit; d'autre part la somme obtenue par la capitalisation de la rente d'invalidité ne leur sera pas remise, mais « à nouveau répartie et convertie en rentes par les soins du conseil de famille, suivant les besoins et l'àge des ayants cause. Ni le patron, ni l'assureur n'ont à intervenir; la somme qu'ils ont à constituer est connue et invariable, quel que soit le nombre des enfants et l'âge des ascendants. » Voici les termes de son contre-projet (2) :

(1) Cette idée que l'indemnité puisse être considérée comme une sorte d'héritage donnant lieu à une dévolution successorale, a été critiquée par le rapporteur, M. Tolain, (Sen., 2 juill. 1889, J. Off., p. 856) et par M. Lacombe (Sén., 8 juill. 1889, J. Off., p. 857), qui a rappelé les principes de la jurisprudence et soutenu qu'ils devaient être consacrés même avec le régime du Risque Professionnel.

(2) C'est la dernière forme adoptée par M. Félix Martin (Sén., 8 juill. 1889, J. Off., p. 848). La rédaction primitive, qui figure au rapport de M. Tolain, était la suivante: «La réparation pécuniaire due par application du risque professionnel, consiste en une indemnité journalière, au plus égale à la moitié du salaire quotidien... En cas de mort, ce maximum, capitalisé d'après l'âge de la victime et les tables de survie, est converti en rente viagère ou à terme, au profit de ses enfants ou petits-enfants orphelins, au-dessous de dix-huit ans, ascendant, veuve ou mari impotent, sans toutefois qu'aucun d'eux puisse recevoir plus de 2 fr. 50 par jour. »

« 3o En cas de mort, le capital constitutif d'une pension viagère, de moitié du salaire calculé d'après l'âge de la victime et les tables de survie, servira à constituer des rentes temporaires ou viagères au profit de ses ayants droit, orphelins, petits enfants orphelins de père àgés de moins de seize ans, conjoint non séparé au moment de l'accident, veuve ou mari incapable de subvenir à ses besoins, ascendants dont la victime était le soutien.

>> La répartition entre ces divers ayants droit sera faite par le tribunal civil du domicile du défunt, sans toutefois qu'aucun d'eux puisse recevoir par jour plus du quart de son salaire. >>

282. — Je reviendrai plus tard sur cette limitation. Je me borne, pour le moment, à faire observer que M. Félix Martin n'est pas l'inventeur de ce système; il était déjà consacré par un amendement présenté par M. Frédéric Passy, à la Chambre, en 1888 (1), et qui, bien plus logique, ne contenait ni liste des ayants droit, ni maximum.

283. Plus heureux que son prédécesseur, l'honorable sénateur triompha des résistances du rapporteur. Le Sénat ayant voté le renvoi du contre-projet à la commission, celle-ci donna sa démission et le second rapporteur, se conformant au désir de l'assemblée, déposa, le 27 janvier 1890, un nouveau texte beaucoup plus restreint et qui réunissait dans l'article 2 tout ce qui était relatif aux indemnités.

On y lit ce qui suit : « En cas de mort avant le règlement de l'indemnité, les personnes ci-après désignées auront droit aux deux tiers des allocations qu'aurait reçues la victime (2):

(1) Ch., juill. 1888, J. Off., p. 1954. « Si l'accident est suivi de mort, l'indemnité devra être égale à la moitié du salaire. Elle sera répartie à l'amiable entre les ayants droit. En cas de contestations entre ceuxci, les tribunaux décideront. >>

(2) Cette proportion des deux tiers a été très énergiquement combattue par M. Félix Martin (Sén., 6 fév. 1890, J. Off., p. 62) comme pouvant conduire à d'odieuses conséquences : « Deux ouvriers sont atteints, dans deux usines, le même jour, d'un accident entraînant

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