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croyait pouvoir enfermer les partisans du Risque Professionnel dans ce dilemne: « Si c'est une loi d'assistance publique que vous faites, la commission a le droit de fixer arbitrairement les indemnités, et l'ouvrier n'a pas le droit de réclamer. Mais si c'est une loi de responsabilité, on doit s'en rapporter aux principes tels qu'ils sont inscrits dans nos codes; » et M. Goujon observait, « qu'en ce qui concerne la détermination des indemnités, jamais l'ouvrier n'a protesté: il a toujours accepté le droit commun; il ne désire pas une loi d'exception. >>

Le rapporteur répondit très justement à M. Bérenger qu'aucune critique, aucune protestation ne s'est élevée contre le caractère forfaitaire de la loi, et si les ouvriers,. qui sont plutôt intéressés au maintien du système des indemnités illimitées, s'accommodent très volontiers de cette transaction, elle est instamment demandée par tous ceux qui parlent au nom des industriels. J'ai montré quelles plaintes suscite de leur part le régime du droit commun, qui les expose sans cesse à succomber sous le poids d'indemnités formidables qu'ils ne peuvent prévoir ni calculer, de manière à les comprendre dans les frais généraux (1).

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219. Limitation des indemnités à un maximum. -L'intérêt des entrepreneurs à une limitation des charges résultant des accidents du travail, est si évident qu'il ne put échapper à la seconde commission du Sénat. Aussi repoussa-t-elle le contre-projet Bérenger que j'ai précédemment étudié; et, tout en affirmant <«< qu'il est impossible de fixer à l'avance l'étendue du préjudice causé à la victime, que les magistrats peuvent seuls, si les parties n'ont pu s'entendre, évaluer l'indemnité qui doit être le plus justement accordée, »> elle eut le soin de limiter, par un maximum, les pouvoirs du juge compétent. Cette limitation était nécessaire, disait le rapporteur, M. Thévenet; il est inadmissible que l'ouvrier reçoive une réparation intégrale du

(1) V. en faveur de la fixité des indemnités, Ch. comm. Roubaix (J. Ch. comm., 1888, p. 200).

préjudice causé. et il importe que le patron puisse assurer sa responsabilité à des sociétés mutuelles ou à des compagnies commerciales (1).

220. Ce système, présenté avec candeur au Sénat, v souleva un véritable tolle. Il fut très énergiquement combattu par MM. Mesureur. ministre du commerce, Trarieux et Félix Martin 2. Il était sans doute parfait pour l'industriel. mais il sacrifiait absolument, quoiqu'on ait timidement soutenu le contraire. les intérêts de l'autre partie en cause. L'ouvrier était doublement lésé, puisque, d'une part, en cas de faute inexcusable, il n'avait droit à aucune indemnité, et que, d'autre part, s'il était victime de sa faute légère, ou mème d'un cas fortuit. le tribunal ne pouvait lui donner qu'une somme dérisoire. I perdait. sans compensation aucune, les avantages que lui procure le droit commun. On l'abandonnait sans réserve à l'arbitraire du juge contre lequel on protégeait soigneusement le patron. Aussi M. Félix Martin n'hésitait-il pas à qualifier le système de la commission. d'oeuvre de partialité, de déni de justice! Le législateur, en le consacrant. aurait failli certainement au devoir impérieux qui s'impose à lui, de rétablir la paix et l'harmonie dans le monde du travail. Les procès fussent devenus inévitables. Après avoir repoussé le forfait. la commission l'admettait. mais elle en dénaturait les termes de façon qu'il cessait de produire les effets de pacification sociale qui le justi

1 Rapp., p. 7, et Son., 20 mars 1896, J. Off., p. 288. Le texte proposé était ainsi conen :

« Art. 2. -L'indemnité ne peut être supérieure:

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1 Pour Fincapacité temporaire de travail, a la moitié du salaire ; 20 Pour l'incapacité partielle permanente, à la moitié de la réduction que l'accident a fait subir an salaire ;

» 3o Pour l'incapacité absolue et permanente, aux deux tiers du salaire:

» Si Lacealent a cutrainé la mort. l'indemnite à accorder a l'epoux survivant, aux enfants légitimes on naturels reconnus, et aux ascendants, ne pourra dépasser le maximum fixé par le paragraphe précédent. »

M. Félix Faure proposait de modifier ainsi l'article: prevne ci-dessus est fixée... »

2. Sen., 20 mars 1896, J. Off., p. 286 et suiv,

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L'indemnife

fient. Aussi, voyant les dispositions de l'assemblée, la commission modifia l'article 2. de manière à faire varier l'indemnité entre un maximum et un minimum. Pour mon compte, j'aurais préféré que le Sénat eût adopté l'amendement de M. Félix Martin, qui transformait en une indemnité fixe le maximum du texte primitif. Le retour eut été plus complet au système de la tarification forfaitaire, qui a déjà été consacré à plusieurs reprises par le Parlement et qui triomphera définitivement, nous ne saurions en douter.

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221. Accidents dus à la faute d'une personne autre que le patron ou ses préposés. -Tout le monde, en effet, reconnait aujourd'hui, à l'exception de quelques esprits arriérés, que le régime de l'article 1382 doit subsister, réserve faite du cas de faute lourde, seulement lorsque l'accident est le fait d'une personne autre que l'industriel; il est naturel alors de conserver à la victime son recours intégral contre l'auteur responsable, dans les termes du droit commun. C'est cette solution que consacrent tous les projets on constate seulement entre eux une différence de rédaction qui a une certaine importance 1). Tandis que les plus anciens portent que la victime conserve son action contre les auteurs responsables de l'accident autres que le chef

(1) V. le projet voté à la Chambre en 1888 (art. 12); le projet voté au Sénat en 1890 (art. 19); le projet voté par la Chambre en 1893 (art. 12) et ceux votés au Sénat le 5 décembre 1895 (art. 4) et le 24 mars 1896 tart. 5). MM. Fairé et Camescasse ont proposé à la Chambre 5 juillet 1888, J. Off., p. 2001), un amendement ainsi conçu : « Au moyen des indemnités ci-dessus fixées, toute action civile en réparation du dommage, est entièrement et définitivement réglée vis-à-vis des auteurs des délits ou des quasi-délits qui ont pu être la cause de l'accident ou de ceux qui en seraient civilement responsables. Il n'est en rien dérogé à l'exercice de l'action publique. » Le but de cet amendement était de rendre impossible une action contre un contremaître ou un camarade, mais les termes en étaient évidemment trop généraux.

L'amendement de M. La Bàtie Ch., 17 juillet 1888, J. Off., p. 2017) était ainsi conçu: «Il n'est pas dérogé aux règles du droit commun pour les actions en indemnité ou responsabilité de la part des victimes, contre tout autre que le chef d'entreprise, ni pour les actions en indemnité, ni recours en garantie formul's par le chef d'entreprise contre tout autre que les employés ou ouvriers victimes de l'accident. »

d'entreprise, les plus récents ajoutent « ou ses ouvriers et préposés, » ce qui fait rentrer dans le Risque Professionnel, et cela se comprend parfaitement, les accidents dus à la faute des ingénieurs, contremaîtres ou camarades de la victime. Il est juste que l'ouvrier ayant droit à indemnité, même quand il a commis une faute, ne puisse pas se prévaloir, pour obtenir une somme supérieure, de la faute de l'un de ses co-adventurers, comme disent les Anglais.

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222. Lorsque le tiers coupable est absolument étranger à l'entreprise, n'est-il pas juste également que la condamnation prononcée contre lui vienne en déduction de l'indemnité légale, et que si l'ouvrier néglige d'agir, le patron puisse exercer ses droits à ses risques et périls. Voici la rédaction adoptée par le Sénat en 1895 et 1896.

-

«< Art. 5. La victime ou ses ayants droit conservent contre les auteurs de l'accident, autres que le chef de l'entreprise ou ses ouvriers et préposés, le droit à la réparation du préjudice causé, conformément aux règles du droit commun. L'indemnité qui leur sera allouée de ce chef exonérera, à due concurrence, le chef d'entreprise des obligations mises à sa charge.

» Cette action, contre les tiers responsables, pourra même être exercée, à ses risques et périls, par le chef de l'entreprise au lieu et place de la victime ou de ses ayants droit, si ces derniers négligent d'en faire usage.» 223.- La tarification légale conséquence du Risque Professionnel. Sous la réserve des actions dirigées contre les tiers, la tarification légale est une conséquence nécessaire du principe du Risque Professionnel, c'en est une des raisons d'être principales (1).

Mais il importe avant tout de dissiper une équivoque qui a été la source de sarcasmes fort ridicules. Il n'a jamais été question, quoi qu'on ait dit, d'établir dans la loi un tarif arbitraire, énumérant les mutilations et y accolant un chiffre quelconque, «tant pour un œil, tant

(1) Floquet, Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 609.

pour un bras, etc., » comme disait M. Bérenger; et il était d'un goût douteux, en même temps que d'une loyauté contestable dans la discussion, de prétendre, comme il l'a fait, que ces projets nous ramènent à la législation des Wisigoths ou des Burgondes (1). Aucune comparaison sérieuse ne saurait être établie entre les Whergelds des lois barbares et la tarification du Risque Professionnel.

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224. Base de la tarification. L'idée mère de cette tarification est aussi juste que simple; aussi, a-t-elle rallié très vite l'adhésion de nos législateurs. L'industrie, qui est, sinon coupable, cette expression manquant de justesse, ainsi que je l'ai fait observer, mais responsable des accidents qu'elle entraîne inévitablement, doit la réparation du préjudice qui en résulte. Or, ce préjudice, en quoi consiste-t-il? Dans la suppression ou diminution du salaire. A quoi donc l'industrie, représentée par le patron, doit-elle être tenue? A restituer le salaire ou la portion du salaire dont se trouvent privés, à raison de l'accident, l'ouvrier et sa famille (2).

225. Sans doute, il ne peut être question de restituer à l'ouvrier incapable de travailler la totalité de son salaire. Il s'est bien trouvé un député pour le demander (3); mais, ainsi que le rapporteur l'a fait observer, il n'y avait de sa part qu'une pure tactique d'obstruction. « Il y a, disait-il, deux manières de combattre un projet de loi: On peut attaquer nettement, ouvertement son principe, comme l'a fait M. Léon Say: c'est la manière directe; on peut aussi accepter le principe et en forcer les conséquences, de façon qu'il ne puisse être appliqué: c'est ce que fait M. Julien Goujon. Après avoir déclaré que la loi est inadmissible,

(1) Sén., 30 janv. 1896, J. Off., p. 36, rapp. Thévenet, p. 7; M. Frédéric Passy avait fait la même allusion à la Chambre en 1888.

(2) V. les discours de MM. Blavier (Sén., 8 mars 1889, J. Off., p. 198) et Félix Martin (Sén., 2 juill. 1889, p. 853).

(3) Je fais allusion à l'amendement de M. Goujon, sur l'art. 3 du projet voté en 1893 (Ch., 3 juin 1893, J. Off., p. 1592 et 1593).

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