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212. La Chambre Haute repoussa ce système et en préféra un autre bien meilleur qui consistait à distinguer, parmi les préposés, ceux qui, suivant l'expression de M. Trarieux, sont les alter ego du chef de l'entreprise, directeurs et ingénieurs (1). On fit observer qu'un simple ouvrier peut être chargé d'une mission de direction ou de surveillance (2), ce qui doit le faire assimiler à un ingénieur, et la discussion aboutit à un amendement de M. Blavier, d'où sortit la formule adoptée au Sénat le 20 mai 1890, qui est rapportée plus haut « Si l'accident est dû à la faute lourde du chef de l'entreprise ou de ceux qu'il a préposés et à la direction et à la surveillance des travaux, les articles 1382 et suivants du Code Civil continueront à être appliqués. >>

213. Conclusion. On voit quelles difficultés de toute nature soulève l'exception de faute lourde.

Aussi, pour ma part, je crois préférable de n'excepter du Risque Professionnel que les accidents causés intentionnellement. L'argument qui me semble décisif, en ce sens, c'est l'impossibilité où l'on est de donner une définition de la faute lourde et la multiplication des procès qui résulterait forcément de toute formule vague. Eviter ces procès, voilà le cri unanime des patrons aussi bien que des ouvriers. C'est à cette seule condition que l'on rétablira l'harmonie si nécessaire à la marche de l'industrie.

214. En somme, la seule objection sérieuse et pratique que l'on puisse élever contre cette large application que je conçois du nouveau principe, c'est qu'elle peut amener une augmentation dans le nombre des accidents. Il y a là un danger indéniable: l'exemple des Allemands le montre bien et le législateur doit s'en préoccuper et prendre des mesures énergiques. Je le reconnais très volontiers; mais, ce que je prétends, c'est que ce n'est pas une restriction du Risque

(1) Sén., 24 mars 1890, J. Off., p. 334.

(2) Lacombe, ibid.

Professionnel qui nous donnera pleine sécurité de ce côté, quelque étroites que soient les formules qu'on adoptera. Du moment que vous établirez un régime de responsabilité légale, il se trouvera des ouvriers qui s'efforceront de se créer des rentes, sinon en se faisant blesser, tout au moins en simulant des blessures ou en exagérant les dommages réellement soufferts. Il se trouvera de même et surtout des patrons enclins à sacrifier la vie et la santé de leurs travailleurs.

Contre les premiers, contre les ouvriers coupables, nous disposons d'une arme efficace, la répression pénale les peines de l'escroquerie, et si vous ne voulez pas aller jusque-là, la déchéance de l'indemnité admise par tout le monde.

Quant aux patrons, nous ne sommes pas davantage désarmés. Nul n'ignore l'influence très heureuse qu'ont exercée déjà sur les conditions du travail les associations d'industriels pour la prévention des accidents. Imposez par voie de réglementation légale, à tous les chefs d'industrie, les moyens préventifs qu'ont déjà adoptés les plus humains d'entre eux. Etablissez sur les usines une surveillance active; sanctionnez sévèrement par des amendes et même par la prison la violation des règles légales, vous obtiendrez ainsi des résultats fort appréciables. Enfin, il reste toujours les articles 319 et 320 du Code Pénal qui menacent les employeurs insoucieux de la vie de leurs employés.

Je demande simplement que la mise en application de ces articles soit réservée au Parquet, c'est-à-dire que je demande la suppression en notre hypothèse de la citation directe qui n'est trop souvent et qui deviendrait de plus en plus un procédé de chantage.

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215. En un mot, je pense qu'il convient de séparer la question de la réparation civile des accidents de celle de la répression pénale. Le risque professionnel doit comprendre tous les accidents qui sont la conséquence forcée et pour ainsi dire la rançon de l'industrie, ce qui exclut les accidents intentionnels, mais ceux-là seuls. Je n'admets pas que la faute lourde

puisse être une cause ni de responsabilité illimitée ni de déchéance. A plus forte raison je n'admets pas que la faute de l'une ou de l'autre des parties puisse faire varier les indemnités entre un maximum et un minimum suivant le système consacré au Sénat en 1895 et en 1896 (1).

(1) Cs. une très intéressante discussion de la commission royale belge de la bienfaisance (Journal des Tribunaux Belges, 30 avril 1896), où plusieurs orateurs ont insisté sur la nécessité d'éviter les procès et l'impossibilité de définir la faute lourde et la faute légère. « Ce sont, disait M. Beeckman, des classifications de professeurs et non pas des termes répondant à une réalité définissable sur laquelle tout le monde est d'accord. »

CHAPITRE VI

LES INDEMNITES

216.

Les indemnités sous le régime du Code Civil et dans l'assurance collective. Etant admis que l'ouvrier victime d'un accident doit être indemnisé par son patron. se pose alors une très grave difficulté: Comment seront fixées les indemnités?

Sous l'empire de l'art. 1382 du Code Civil, elles sont évaluées par le tribunal avec la plus entière liberté, sans que la loi fournisse aucune limite maxima ou minima. sans qu'on puisse en induire un autre principe directeur que celui-ci la réparation doit être intégrale, c'est-àdire absolument adéquate au dommage causé. La jurisprudence admet que l'on doit faire entrer en compte. non seulement le préjudice matériel, mais même le préjudice moral. et qu'il convient également de prendre en considération la fortune des débiteurs 1.

217. L'arbitraire n'existe pas seulement quant au mode d'établissement de l'indemnité, on le retrouve. en ce qui concerne la détermination des personnes pouvant prétendre à cette indemnité, lorsque la victime a été tuée, des ayants droit. La jurisprudence considère comme telle toute personne héritière ou non du défunt, même n'appartenant pas à sa famille. qui justifie d'un préjudice causé par l'accident.

Tout autre est le régime établi par l'assurance collective. Nous y rencontrons une détermination très précise et sur laquelle nous aurons à revenir, et quant à la nature et

(1 V. les arrêts cités dans mon ouvrage Des assurances contre les accidents du travail, nos 333 et 337.

quant à l'importance des indemnités, de même qu'une liste limitative des ayants droit à défaut de l'ouvrier tué. De ces deux régimes opposés, quel est celui que consacrera la législation nouvelle ?

218. Les indemnités dans le système du Renversement de la Preuve. Les différents projets inspirés des idées de MM. Sainctelette et Sauzet n'innovaient en rien sur la jurisprudence actuelle, quant à la question qui nous préoccupe; et l'arbitraire des tribunaux a été très vivement défendu jusque dans ces derniers jours, tant par les membres du Parlement qui veulent consacrer purement et simplement le renversement de la preuve, que par ceux qui le complètent avec l'adjonction des cas fortuits.

<« Je ne peux comprendre, disait M. Bérenger, qu'il soit entré dans l'esprit de nos collègues, surtout de ceux qui ont longtemps appartenu au Palais, qu'on puisse arracher au juge quel qu'il soit, juge ordinaire ou spécialement constitué, l'appréciation du dommage, suivant le fait accompli, pour lui imposer une formule devant laquelle il serait obligé de s'incliner (1).» «A la libre appréciation des tribunaux, qui avait paru jusqu'à présent constituer le principe le plus tutélaire à offrir aux justiciables, à la libre appréciation qui permet de régler exactement l'indemnité sur les particularités, toujours si variables, du fait et du dommage subi, vous substituez un forfait, vous faites du magistrat, comme on l'a dit, un magistrat machine, car vous l'obligez à appliquer une tarification à laquelle il ne peut rien changer. Il n'a plus à se demander quel est le dommage réel, mais seulement quel est l'article du tarif à appliquer. Le législateur se substitue au juge, et la loi est un véritable jugement rendu par avance à l'aveugle sur chaque cas (2).» De même M. Goujon, à la Chambre (3),

(1) Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 609.

(2) Sén., 28 janv. 1896, J. Off., p. 22. Cf. Thévenet, 30 janv. 1896, J. Off., p. 37 et 38, et la réponse du rapporteur, ibid., p. 36. Rapp. Thévenet, 2 mars 1896, Doc. Parl., no 48, p. 7.

(3) Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1443.

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