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tique (1). » Il est vrai que ce projet maintient la preuve à la charge de la victime et, à ce point de vue, il constitue un recul sur le système de M. Labbé.

17. Théorie du fait des choses. Théorie de M. Pirmez. Il n'est pas sans analogie avec la théorie dite du fait des choses, qui tendait à étendre aux dommages causés par les machines la responsabilité des articles 1384 et suivants. Cette théorie qui, ainsi que nous le verrons plus tard, a été soutenue devant la Chambre, a, au point de vue législatif, le grave défaut de maintenir la question sur le terrain de la faute, ce qui, au point de vue du droit en vigueur, lui enlève toute base sérieuse. Le Code a prévu le dommage résultant du fait d'un préposé (art. 1384), d'un animal (1385), de la chute d'un bâtiment (1386), mais non du fait d'un moteur inanimé. Or, les lois d'ordre public sont d'interprétation stricte et ne peuvent être étendues par voie d'analogie.

18. Un reproche semblable peut être fait à la théorie de M. Pirmez (2). Il soutient que « la faute du patron est extra contractuelle, et que la responsabilité doit incomber à tous, au profit de tous, dans toutes les circonstances, et que l'accident se produise à l'occasion d'un contrat ou d'un autre fait. » Jusqu'ici l'auteur belge ne fait que reproduire la jurisprudence française, mais il en diffère profondément en ce qui concerne le fardeau de la preuve, relativement auquel il adopte pour partie le système du renversement. Il faut distinguer, dit-il, « selon que la lésion du droit du demandeur procède directement du fait ou de la faute du défendeur, ou que les actes de ce dernier n'ayant lésé par eux-mêmes aucun droit, sont prétendus avoir été la cause d'autres faits qui, eux-mêmes, ont produit le dommage. »

Dans le premier cas M. Pirmez donne pour exemple

(1) Commission pour la préparation d'un projet de loi sur le contrat de louage. Bruxelles, 1892, p. 326.

(2) De la responsabilité. Bruxelles, 1888; Cs. Dejace, Rapp. au Congrès de Paris, et Fromageot, De la faute comme source de responsabilité. Paris, 1891.

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l'explosion d'une chaudière la preuve, incombant au demandeur est faite, ipso facto; le défendeur est, prima facie, convaincu d'avoir lésé le droit d'autrui; c'est à lui à montrer derrière ses actes le coup du sort. Dans le second cas, au contraire, un ouvrier étant saisi et broyé par l'engrenage d'une machine, l'acte du patron, c'est-à-dire le mouvement du mécanisme, est en soi licite et inoffensif, il ne suffit pas à établir sa condamnation; le lien qui manque entre ce fait et la lésion ne sera établi que par la preuve, administrée par le demandeur, de l'imprudence ou la négligence du défendeur.

19. Cette distinction si subtile est absolument inadmissible. Le lien entre l'accident et le matériel de l'atelier est exactement le même dans les deux hypothèses. L'explosion peut être indépendante de toute inexécution, par l'industriel, de ses obligations ; d'autre part, l'engrenage peut être dangereux par lui-même, faute d'un moyen de protection. Pour emprunter à M. Pirmez ses expressions assez obscures, nous ne pouvons pas affirmer à priori, dans le premier cas plus que dans le second,« que l'usinier a enfreint son obligation de gouverner ses actes et ses choses de manière à ne pas porter atteinte au droit d'autrui. »

Il faut donc en revenir aux formules de M. Labbé, et c'est à elles que je me rallierais si l'état d'avancement des travaux législatifs n'ôtait pas tout intérêt pratique au problème.

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20. Responsabilité du commettant à raison du dommage causé par ses préposés. (Art. 1384, § 3.) -Droit romain, Actions noxales. J'ai déjà dit que l'industriel répond vis-à-vis de ses ouvriers non seulement du dommage qu'il leur cause par sa propre faute, mais encore de la faute de ses préposés.

Cette responsabilité est connue sous le nom de responsabilité civile. On serait tenté d'en rechercher l'origine dans la théorie des actions noxales du Droit romain (1). On sait que le maître et le paterfamilias

(1) V. un art. de M. Girard, Nouv. Rev. hist., 1887, p. 409.

étaient tenus noxaliter des délits commis par leur esclave ou leur fils de famille.

Poursuivis par une action noxale, ils pouvaient se soustraire à l'exécution de la condamnation, au paiement de la litis æstimatio, en abandonnant à la victime du délit, par la deditio noxalis, l'esclave ou le fils de famille coupable. N'y a-t-il pas là, sauf le tempérament de l'abandon noxal qui a disparu, l'origine de la responsabilité civile du maître ou du père? N'en croyez rien. La notion de responsabilité civile était inconnue des Romains. La théorie des actions noxales, qui se retrouve dans toutes les législations primitives, se rattache au système de la vengeance privée et des compositions. Le droit de vengeance privée, s'exerçant sur la personne même du coupable, venait se heurter au droit de propriété exercé sur cette même personne par le maître ou le pater. Comment concilier ces deux droits? On permit au pater et au maître d'arrêter la victime du délit dans l'exercice de sa vengeance par l'offre d'une rançon. L'idée de responsabilité civile est donc étrangère à la théorie de l'action noxale. Elle apparaît cependant dans un cas, celui où l'esclave a agi non sur l'ordre du maître mais à son vu et su, sciente nec prohibente domino. C'est qu'en effet, dans ce cas, le maître était tenu de deux actions une action noxale et une action directe (1).

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21. — Caractère de la responsabilité de l'art. 1384. Responsabilité du fait d'autrui. Si le véritable caractère des actions noxales est aujourd'hui parfaitement compris, grâce aux travaux de la science moderne, il fut longtemps méconnu. Les anciens interprètes du Droit romain rattachaient l'obligation du maître et du père à l'idée d'un défaut de surveillance, et cette interprétation erronée des textes du Digeste conduisit nos anciens auteurs à élaborer la théorie moderne de la

(1) De même, le maître était tenu d'une action in solidum lorsqu'il avait essayé de se procurer l'impunité, en cessant, par dol, de posséder l'esclave auteur du délit ou en niant faussement l'avoir eu en son pouvoir.

responsabilité qui, d'ailleurs, était loin d'avoir alors l'importance qu'elle a acquise en notre siècle. Pothier n'y consacre que de courts développements qui ne peuvent nous être d'une grande utilité pour l'étude de la responsabilité civile des commettants à raison des faits de leurs préposés, qui doit seule nous occuper.

Cette responsabilité est une responsabilité du fait d'autrui. La personne lésée par le fait dommageable a deux débiteurs l'auteur de ce fait et la personne qui en est civilement responsable.

D'un même fait naissent deux actions, l'une basée sur l'article 1382, l'autre sur l'article 1384. L'obligation qui pèse sur la personne civilement responsable n'a pas pour effet d'affranchir de toute obligation de réparer le dommage l'auteur du délit ou du quasi-délit : il reste le débiteur direct; mais, à côté de cette obligation principale, existe une obligation accessoire. La partie lésée, a-t-on dit, retire ainsi de la responsabilité civile l'avantage d'avoir deux obligés pour un, comme au cas de cautionnement on peut même dire, pour être plus précis et plus exact, comme au cas de cautionnement solidaire. La victime du délit et du quasi-délit pourra, en effet, actionner conjointement ses deux débiteurs, soit devant le tribunal civil, soit, si le fait reproché constitue un délit ou un crime, devant la juridiction répressive, et obtenir contre eux une condamnation solidaire. Elle pourra, si elle le préfère, ne poursuivre que l'auteur du délit ou quasi-délit (1) ou même n'actionner que la personne civilement responsable (2); celle-ci aura, il est vrai, le droit de se prévaloir de la prescription acquise à l'auteur du fait dommageable (3); et de le mettre en cause; elle conservera un recours contre lui (4). La jurisprudence est absolument fixée sur tous ces points.

22. Cette responsabilité est basée sur une pré

(1) Cass., 17 juill. 1876; S. 76, I, 477.
(2) Cass., 2 déc. 1881; S. 83, I, 44.
(3) Cass., 24 fév. 1886; S. 86, I, 460.
(4) Lyon, 30 juin 1887; S. 89, II, 65.

somption de faute. - Ainsi donc le commettant répond du dommage causé par autrui. N'y a-t-il pas, dans cette responsabilité du fait d'autrui, une dérogation au grand principe de la personnalité des fautes, en vertu duquel nul n'est garant que des fautes qu'il a personnellement commises?

On a très justement répondu que cette dérogation n'existe qu'en apparence. Un fait dommageable qui est l'œuvre de Primus peut constituer une faute à la charge de Secundus. Lorsque Primus n'a agi que sur l'ordre de Secundus, ce dernier sera responsable à raison de l'ordre qu'il a donné, en vertu du principe qui mandat ipse fecisse videtur; il répondra non pas de la faute de Primus, mais de sa faute à lui Secundus, de sa faute prouvée (1). Eh bien! l'article 1384, en décidant que le père et la mère, l'instituteur et l'artisan, le maître et le commettant répondent des dommages causés par leurs enfants mineurs, élèves, apprentis, domestiques ou préposés, à raison de l'autorité qu'ils ont sur ces différentes personnes qu'ils doivent surveiller, cet article ne fait qu'établir à la charge de ces différentes personnes une présomption de faute.

23. Le principe reste entier : nul n'est jamais responsable que de sa faute; mais, tandis que le plus souvent on répond d'une faute prouvée, les personnes énumérées dans l'article 1384 sont responsables à raison d'une faute présumée. Cette présomption constitue une dérogation très importante au droit commun; elle a un caractère exorbitant et on comprend qu'elle n'existe pas dans toutes les législations et que, notamment, le projet de code civil pour l'empire d'Allemagne l'ait formellement répudiée (2).

(1) V. un exemple intéressant dans l'arrêt suivant. Cass., Req., 1er juin 1874; D. 74, I, 385; S. 74, I, 484; Cf. Paris, 13 mai 1873, ibidem. (Il s'agissait d'un commerçant responsable, à raison des instructions données à un charretier qui lui livrait des marchandises.)

(2) Les articles 709 et 710 décident que le maître ne sera responsable que de son défaut de surveillance ou de son choix, la preuve étant toujours à la charge de la victime.

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