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reproduire à l'envi quelques exemples terrifiants, qui firent le fond de toutes les discussions. Est-il possible, disait M. Ricard, d'assimiler les accidents dus à la faute ordinaire ou légère, à ceux causés par la faute lourde, par la faute grossière de l'ouvrier? Le chauffeur qui, n'écoutant pas l'appel strident du sifflet signalant la haute pression de la vapeur dans la chaudière, est brûlé par un jet de vapeur, a-t-il droit de se plaindre? Un couvreur qui, sur le haut d'un toit, veut se poser en acrobate devant ses camarades, doit-il être déclaré recevable à demander une indemnité lorsqu'il se brise un membre? On insiste en faisant remarquer que bien souvent la faute lourde d'un ouvrier entraîne la mort d'un grand nombre de ses camarades d'atelier : le générateur mal surveillé, éclate en débris qui ravagent, comme une trombe de fer et de feu, le hall d'une grande usine. Le mineur, malgré les défenses les plus expresses, ouvre sa lampe Davy pour allumer sa pipe, et cette imprudence réellement scandaleuse détermine une explosion de feu grisou; des centaines d'ouvriers restent à tout jamais ensevelis dans les galeries éboulées.

N'a-t-on pas eu à sévir contre des mécaniciens qui fabriquaient et vendaient de fausses clés destinées à ouvrir les lampes, que la prévoyance des ingénieurs ne remettait aux travailleurs que fermées par une serrure.

Peut-on autoriser un ouvrier à qui incombe dans l'accident une telle part de responsabilité, s'il est blessé lui-même, à demander une indemnité (1) et, la tête de ses camarades à la main, réclamer son salaire? S'il est mort, peut-on admettre que sa veuve et ses enfants actionnent le chef d'entreprise que la faute de leur parent a peut-être ruinés? Car, aux dégâts matériels résultant de l'accident, il faut ajouter les pensions

J. Off., p. 198; Bérenger, 14 mars, p. 253; Thévenet, rapp., Sėn., 17 mars 1896, J. Off., p. 257 et 274. L'exclusion de la faute lourde est demandée par la Chambre de commerce de Laval, 1896.

(1) La première proposition Peulevey, art. 9 et 10, ne lui donnait qu'un secours provisoire. Cette disposition se justifie facilement.

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que le patron devra payer aux nombreuses victimes. Quel contraste n'allez-vous pas établir entre le nouveau régime légal et les principes mêmes de notre droit pénal! N'oubliez pas les articles 319 et 320 du Code Pénal qui punissent le délit d'homicide ou de blessure par imprudence. L'ouvrier qui, par sa faute lourde, a causé l'accident, sera, en plus de la peine, amende ou prison prononcée par le tribunal correctionnel, condamné à des dommages-intérêts envers ceux de ses camarades qu'il a blessés ou tués, envers le patron, peut-être, ou ses ayants droit, si ce dernier a été corporellement atteint. Et vous ne permettrez pas à ce patron de retenir, par voie de compensation, l'indemnité du Risque Professionnel; vous ne permettrez pas aux autres ouvriers de saisir cette indemnité (1) !

Pour caractériser cette situation, contre laquelle on a épuisé toutes les formules d'indignation, on trouva l'antithèse suivante, qui est assez saisissante l'ouvrier pourra se trouver, dans certains cas, à la fois « condamné et pensionné (2). »

Enfin, on n'a pas hésité à répéter, à plusieurs reprises, que la certitude où serait l'ouvrier d'être toujours indemnisé, lui enlèverait toute prévoyance, qu'il ne prendrait plus aucune précaution et que les accidents se multiplieraient.

De tels arguments, répétés à satiété sous toutes les formes, ont fait la plus vive impression dans les congrès et surtout au Sénat.

185. Nécessité de comprendre dans le Risque Professionnel même cette catégorie d'accidents. Je dois avouer que ces arguments ne me semblent guère. solides. Le dernier surtout ne résiste pas à un instant de réflexion. Ce qui, actuellement, rend prudents les hommes qui vivent dans un milieu dangereux, ce n'est pas la pensée qu'en cas d'accident survenu par leur

(1) Tous les projets déclarent les indemnités insaisissables.

(2) Bérenger, loc. cit., et Grivart, Sén., 25 nov. 1895, J. Off., p. 949; Royer, Ch., 8 juin 1893, J. Off., p. 1646 et 1647.

faute ils n'auront pas de pension, c'est la crainte de la mort et de la souffrance, crainte inhérente à la nature humaine; si cette crainte ne les arrête pas dans la voie des imprudences, peut-on penser que tel ou tel régime juridique sera plus efficace? Sans doute, le cocher de fiacre qui se sait assuré, se moque des accidents, mais c'est parce qu'il ne les subit pas lui-même; tandis que l'ouvrier, s'il veut obtenir une pension qui lui permettra de vivre désormais sans travailler, devra se faire blesser. Or, s'il se fait prendre les membres dans un engrenage, il risquera sa vie; car, comme l'a très bien dit M. Ricard (1), il n'est pas sûr de pouvoir arrêter la machine à laquelle il s'abandonne, assez à temps pour n'être pas blessé mortellement.

En vain a-t-on mis en avant les conscrits qui se font mutiler pour éviter le service militaire; il a été facile de répondre que ces cas sont très peu nombreux et qu'ils s'expliquent par l'effroi que produit sur certains esprits le séjour à la caserne, et surtout la perspective d'une guerre. Il n'y a aucune comparaison à établir entre les deux situations, et, en supposant même que l'introduction du Risque Professionnel doive entraîner quelques cas, qui ne seront jamais très nombreux, de blessures volontaires, il existe un moyen simple d'entraver d'avance cette bizarre spéculation, c'est de décider que ceux qui s'y livreront n'auront aucun droit à indemnité. Or, ceci est admis par tous les réformateurs, et les divers projets qu'on a présentés depuis seize ans concordent, ainsi que nous le verrons, pour exclure les accidents intentionnels.

Il convient même d'aller plus loin et d'établir des peines très sérieuses contre les ouvriers qui tenteraient de se faire ainsi des rentes au détriment de leurs patrons, de leur étendre, par exemple, l'article 405 du Code Pénal, qui réprime l'escroquerie.

186. C'est encore dans l'application de ce même article qui, par sa teneur actuelle, semble pouvoir s'y

(1) Sén., 30 janv. 1896, J. Off., p. 41.

appliquer, que nous trouverons le frein le plus efficace contre un autre genre de fraude plus à craindre, à mon avis, que les mutilations volontaires : ce sont les simulations, et c'est probablement à des manœuvres de cet ordre qu'on doit attribuer, au moins en partie, l'accroissement énorme et indéniable du nombre des accidents peu graves qui semble avoir résulté de l'application, à l'industrie allemande, de la loi de 1884.

Quoi qu'il en soit des statistiques impériales qui ont soulevé les plus vives polémiques dans les congrès, et sur lesquelles je me garderai bien d'insister, la simulation est à craindre et le législateur doit la prévoir et prendre toutes les mesures nécessaires pour l'empêcher. Je me borne à faire remarquer que le régime en vigueur au delà des Vosges, en rejetant la charge de l'indemnité sur de grands organismes administratifs, y prête bien plus que le système du Risque Professionnel, où la malice coupable des ouvriers sera plus facilement découverte par le patron directement intéressé. Mais la question est pratique, et elle a conduit beaucoup de défenseurs de la nouvelle législation à se demander s'il ne convient pas de distinguer entre les accidents suivant leur gravité, caractérisée par la longueur du chômage qu'ils entraînent. C'est un problème que nous aurons à résoudre plus loin.

187. Pour le moment, bornons-nous à réduire à leur juste valeur les déclamations que je viens de rapporter. Lorsqu'on nous épouvante par le souvenir de ces terribles explosions de grisou ou de chaudières, on oublie qu'il n'y a aucun rapport de proportionnalité entre l'importance de la catastrophe et la gravité de la faute qui l'a déterminée. Une faute grossière peut n'avoir que des conséquences insignifiantes et, d'autre part, un épouvantable sinistre peut résulter de la plus légère imprudence.

C'est aussi la faute la moins grave qui met en jeu les articles 319 et 320 du Code Pénal. L'ouvrier condamné par l'application de ces articles n'est pas le misérable, indigne de toute pitié, qu'on nous présente, il est bien

dur de lui refuser une indemnité à lui et à sa famille (1), sous le prétexte qu'il a encouru une amende de 16 francs. Ainsi que l'a très justement fait observer M. Tolain, l'expression si piquante « condamné et pensionné » n'est qu'un bon mot reposant sur une équivoque (2), car ces deux termes éveillent dans notre esprit le premier une idée de perversité tout à fait hors de propos, et l'autre l'idée d'une sorte de récompense qui n'est pas moins inexacte, puisqu'il s'agit, en réalité, de réparer un dommage qui est subi aussi bien par le prétendu coupable que par ses camarades.

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188. Impossibilité de distinguer la faute lourde. - Admettons que la faute lourde, relevée à la charge de l'une ou de l'autre des deux parties, doive écarter l'application du nouveau principe, nous nous trouvons alors en présence d'une très grave difficulté.

Que faut-il entendre par cette expression: faute lourde?

Le rapporteur au Congrès de Milan, M. Dejace, avait très vivement insisté pour l'exclusion de la faute lourde du Risque Professionnel (3). Voici ce que M. Krabler, un industriel allemand, lui a répondu (4) : « Quand on a vécu comme moi au sein des grandes industries et qu'on se représente que sur tous les accidents, une infime partie seulement peut être attribuée à la faute lourde, on reste très froid devant toutes ces récriminations et ces prophéties.

« Le caractère de l'industrie moderne exclut à peu près complètement la possibilité de constater la faute lourde. Nous sommes au temps de la grande industrie du travail par masses, l'individu disparaît pour ainsi dire, tout se lie, tout s'enchaine. Nous

(1) Bernard, Sén., 19 mars 1896, J. Off., p. 275: «< Votre loi n'est pas juste, elle est arbitraire et anti-humanitaire. »>

(2) Sén., 19 mars 1889, J. Off., p. 290.

3) V. notamment, II, p. 257.

(Ibid., p. 285; Tolain, Rapp. au Sén. en 1889, et Sén., 17 mars 1896, J. Off., p. 274.

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