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nuisible aux autres. Toute la question, encore à élucider, il est vrai, est que l'association soit bien comprise et sagement réalisée.

Par la pétulance et par la violence, on ne réalise nul progrès; on y arrive, au contraire, par la prudence, l'étude persévérante et l'instruction générale dans les lettres, les sciences et les arts. Ces sentiments sont les nôtres et nous ne demandons qu'à travailler dans ce sens. Grace au bienveillant concours des bibliophiles, nul doute que, d'ici à quelques années nous ne parvenions à élever un monument littéraire de la première utilité.

- De la première utilité?—Nous le croyons; permettez-nous de vous exposer nos raisons:

On ne saurait contester sérieusement que la satire ne soit utile pour mettre en garde, d'abord celui qui en est l'objet, et ensuite les autres hommes, contre les conséquences des erreurs qu'elle dévoile; tandis que la flatterie est funeste à tout le monde, à l'individu, à la société et même à l'appréciation de la vérité. En sauvant les satires écrites et les pièces libres, qui sont les épaves de la pensée humaine, l'œuvre des bibliophiles est donc utile dans les temps ordinaires; mais combien ne l'est-elle pas davantage dans la

malheureuse époque de guerre sociale où nous vivons? Cette masse de gens fanatisés, trop imbus encore des erreurs de l'antiquité (nous voulons parler de ces funestes vertus guerrières, héroïques et surtout destructrices), n'offre-t-elle pas un immense danger pour la civilisation qui semble quelquefois menacer de sombrer encore comme au moyenâge? A tous ces hommes de violence, à ces vantards de tuerie, non-seulement la satire, mais même la gaîté et la plaisanterie sont odieuses: << Tout cela amollit l'âme, » disent-ils. La gaîté, en effet, faisant ressortir toute la sottise de leurs fureurs brutales, ramène l'esprit à la sagesse et à la raison.

Oh liberté! mère de tous les progrès, déité si aimable et si recherchée! on ne peut guère encore jouir de toi dans tous ces pays où tu as tant d'époux jaloux et féroces qui, pour être les seuls à te posséder, te mettent un cadenas de sûreté et te chargent de fers! Les bibliophiles, en rassemblant tes écrits, contribuent à te sauver de ces violations continuelles. Ils sont tes défenseurs, ils travaillent à calmer et à rasséréner les esprits, et, nouvelle franc-maçonnerie de l'avenir remplaçant celles du passé qui ont fait leur temps, ils accomplissent une œuvre d'utilité incontestable.

C'est donc forts de notre impartialité, de notre bon droit, et de l'utilité de notre entreprise, que nous commençons aujourd'hui la publication des Analectes du bibliophile, et que nous espérons qu'elle sera bien accueillie, non-seulement par ceux à qui elle s'adresse, mais même par ceux qu'elle critiquera; car notre critique leur sera toujours, grâce à notre sincérité et à l'exactitude de nos citations, plus avantageuse que notre silence.

Depuis quelques années, les ennemis de la liberté de la presse ont trouvé un nouveau et excellent moyen d'étouffer les publications nouvelles; c'est de prétendre que ces publications forment des propriétés particulières, ou pour mieux dire des monopoles, et qu'il est interdit, dans tous les pays à la fois, à tous autres qu'aux possesseurs de ces monopoles, de faire réimprimer, ne fût-ce que quelques lignes, ni traduire lesdits ouvrages.

Qu'en arrive-t-il? C'est que, autrefois, aussitôt qu'un ouvrage nouveau paraissait, il était cité dans toutes les gazettes, réimprimé et traduit dans beaucoup de pays, et que aujourd'hui, de peur des procès, on n'en parle dans les gazettes que si l'on est payé pour cela, on ne vous réimprime ni ne vous traduit, et que votre ouvrage, pour lequel

votre libraire a fait, d'accord avec vous, imprimer des titres de dix éditions successives, a bien de la peine à écouler réellement les mille ou deux mille exemplaires auxquels il a été tiré.

Un homme qui a la conscience chargée d'un grand nombre de paradoxes, Alphonse Karr, a inventé celui-ci : « La propriété littéraire est une propriété. » Si cet aphorisme était vrai, M. Alphonse Karr aurait seul le droit de le reproduire ; il n'y a que ceux qui le croient faux qui pourraient se permettre cette reproduction; mais c'est, au contraire, ceux qui le prétendent vrai (et qui sont probablement persuadés du contraire) qui se la permettent, et cela sans autorisation préalable, sans payements de droits! En vérité, il y a ici, dans le fond, une singulière comédie.

Définissons les termes : il n'y a, il ne peut y avoir propriété (négligeant, bien entendu, les acceptions figurées de ce mot), que là où il y a une matière appropriable. La parole qui sort de ma bouche, les idées que j'exprime ou que je rends d'une manière quelconque, ne m'appartiennent pas plus que le souffle qui sort de ma bouche et les traces que mon pied laisse sur la

poussière. Lorsque ces paroles ou ces idées sont écrites, imprimées, dessinées, peintes, etc., le manuscrit, le livre, le dessin, le tableau étant des objets appropriables, sont des propriétés. Maintenant, je trouve que ce n'est pas assez, et je demande à avoir le droit d'empêcher qui que ce soit, et à perpétuité, de reproduire ce manuscrit, ce livre, ce dessin, ce tableau. Ce n'est plus ma propriété, c'est un privilége que je colore de ce nom que je réclame. Jamais Raphaël n'a demandé que l'on empêchât d'autres artistes de faire une Belle Jardinière comme la sienne, s'ils le pouvaient. Lorsque Martial se plaint que l'on lui vole les fruits de son génie, il ne fait pas de reproches de ce qu'on fasse de nombreuses copies de ses ouvrages, mais bien de ce que des plagiaires s'en attribuent la paternité. Les auteurs étaient alors bien éloignés de réclamer contre la reproduction de leurs ouvrages, car ils savaient qu'on ne reproduit que les bons, et que plus on les reproduit, plus on en augmente la célébrité. Ainsi, à Paris, au quatorzième siècle, chaque libraire était tenu de confier les manuscrits à quiconque voulait les transcrire, moyennant honnête rétribution et satisfac

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