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GODLEAN

2 0 MAY 1931

LIBRARY

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ECI n'est point une publication destinée aux jeunes demoiselles, ni à leurs frères et cousins, étudiants de l'Université, ni à leurs professeurs, ni aux avocats, ni aux magistrats, ni aux hommes d'état, ni aux banquiers, ni aux fabricants, ni aux ouvriers, ni aux paysans, ni aux bourgeois; non plus qu'aux personnes pieuses, ni aux saints ecclésiastiques qui leur enseignent ce qu'elles doivent croire. Elle est destinée à quelques individus seulement, répandus dans diverses classes de la société et en formant

a

une imperceptible fraction, aux bibliophiles. Les bibliophiles ne sont pas ce qu'un vain peuple pense, de simples amateurs de curiosités, d'objets précieux, de reliures extraordinaires, d'incunables introuvables, ou même encore des amis éclairés de beaux et bons livres ; le vrai bibliophile c'est, selon nous, le fouilleur infatigable, l'examinateur attentif et le sagace appréciateur des livres vieux ou nouveaux. C'est l'homme qui, tenant dans ses mains un bouquin crasseux, s'écrie:

La voilà! Dieux ! que je suis aise !
Oui, c'est la bonne édition.

Voilà bien, pages neuf et treize,
Les deux fautes d'impression

Qui ne sont pas dans la mauvaise.

Un riche amateur qui l'entend lève les épaules. Il possède, lui, toute une bibliothèque de livres magnifiquement reliés, des livres dont un seul quelquefois lui a coûté plus de cinquante mille francs; eh bien, ce richard, avec sa bibliothèque qui vaut un million pour le moins, est quelquefois fort peu bibliophile, tandis que l'homme au livre crasseux en est certainement un. Ce bibliophile n'est pas séduit par les fautes d'impression de son bouquin, mais il est heureux parce qu'il a sauvé un exemplaire intégral con

tenant de certains passages qui ont fait condamner l'auteur et l'éditeur à l'amende, à la prison et quelquefois même à la mort.

Quand on se fâche contre les paroles, contre les livres des autres, c'est signe que l'on a tort; quand on fait disparaître ces paroles en détruisant les livres jusqu'au dernier, on fait disparaître la vérité. Sauver cette vérité est un service que le bibliophile parvient à rendre à ses semblables. De même que la police cherche à prévenir les vols et les assassinats qui se commettent trop souvent, le bibliophile, l'œil toujours ouvert, surveille attentivement et sans bruit, avec une fermeté et une persévérance inaltérables, ces tentatives de destruction, et parvient heureusement à en faire avorter beaucoup.

Comme un vrai sage, il ne témoigne, en faisant cet acte honorable, ni jactance, ni orgueil. Il garde, au contraire, prudemment entre ses mains, ces écrits auxquels il a accordé un asile sûr.

Malheureusement, les jours du bibliophile, comme ceux des autres hommes, sont comptés. Il sait que, à sa mort, quelques-uns de ces chers livres, qu'il a sauvés avec tant de peine et d'angoisses, seront peut-être victimes de la faiblesse ou de l'indifférence de ses hé

ritiers, qui les détruiront ou les laisseront détruire par un fanatique; alors il arrive souvent que les bibliophiles, propriétaires de riches et belles collections, les léguent, afin d'en assurer une religieuse conservation, à la bibliothèque publique de leur ville.

Il semble que, alors, le livre a trouvé un refuge assuré contre tous les mauvais vouloirs; mais hélas! et les bibliophiles le savent parfaitement eux-mêmes, il n'en est pas ainsi. Le parti dominant du jour place toujours ses séïdes dans toutes les fonctions publiques, et le premier soin de ceux-ci est de faire disparaître, d'ensevelir dans des réserves, dans des enfers, ce qui contrarie leur parti. On ne brûlera pas les livres, oh non! mais cela reviendra exactement au même; on les étouffera. La vie d'un livre est d'être lu: celui qu'on enferme sous clé n'est visité que par les vers, et, soit d'une façon, soit de l'autre, un jour il aura disparu sans que personne, sans que même les bibliothécaires en sous-ordre l'aient jamais vu. Quelquefois, jusqu'au souvenir même de son existence dans le passé s'efface!

En même temps que ces destructeurs de livres font disparaître la pensée humaine qui ne leur convient pas, ils veulent à toute

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