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la fée Rusée, que de plaisirs, que de peines, que de bonheur, que d'accidents! comment pourrez-vous soutenir et les uns et les autres? Allons prendre conseil de notre Grand-Instituteur.

Le Grand-Instituteur habitoit, depuis quelque temps, avec une fée, qui ne lui faisoit point payer de loyer, mais qui ne le logeoit pas pour rien. Cette fée étoit une petite vieille qui avoit le visage frais, l'esprit serein, et l'âme jeune. Elle renfermoit ses passions, et faisoit parade de ses goûts : elle les avoit tous. Elle applaudissoit aux opéras français, et ne donnoit que des concerts italiens. Elle avoit deux cuisiniers, l'un pour la vieille cuisine, et l'autre pour la nouvelle. Le premier étoit pour le dîner des savants, et l'autre pour donner à souper à de jolies femmes.

Elle ne sortoit que pour le spectacle; elle n'alloit dans aucune maison; mais la sienne étoit toujours ouverte. Elle étoit persuadée qu'on ne doit point chercher le tourbillon, lorsqu'on n'est plus dans l'âge d'y pouvoir jouer un rôle; mais qu'il faut l'attirer chez soi, pour en juger les personnages. Elle aimoit à raisonner le matin avec des gens d'esprit, et à se dissiper le soir avec la jeunesse. Elle se garantissoit de l'ennui; dès qu'elle voyoit qu'on s'amusoit et que le plaisir s'éloignoit d'elle, elle avoit, du moins, l'adresse d'en rapprocher la perspective.

Comme elle craignoit la solitude, tous ses palais touchoient aux différentes maisons du roi des Patagons. C'étoit une fée suivant la cour. On n'étoit pas du bon air, lorsqu'on ne lui avoit pas été présenté .Elle crut que c'étoit là le seul motif qui

engageoit la fée Rusée à lui amener le prince Discret. Elle le trouva fort bien, et lui dit que sa figure étoit plus à la mode que son nom. La conversation roula d'abord sur des lieux communs; ce sont de bons amis qui ne manquent jamais au besoin. On parla ensuite de l'événement du jour. La fée Rusée dit que la reine étoit changée en figure de tapisserie. La petite vieille s'écria aussitôt : Tant mieux! - Madame, reprit le prince, je vous avoue que je n'ai pas assez de pénétration pour sentir l'à propos de ce tant mieux là. J'aime avec passion Tricolore. - Tant mieux, dit la fée. Je crains, repartit Discret, que ce ne soit tant pis. La reine approuvoit mon amour'; maintenant elle n'est plus en état de me donner son agrément. Tant mieux, poursuivit la fée. Je ne vous conçois pas, dit le prince. Son père est vertueux, mais foible; la fée Rancune en obtiendra la princesse pour son fils Potiron. Tant mieux, s'écria la fée d'une voix haute, tant mieux, mon cher enfant. A votre âge on sent fortement; mais on ne va pas loin, à moins que d'être un de ces hommes privilégiés tels que le Grand-Instituteur.

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C'est un ami des dieux, qui tire parti de tout. Il contemple sa gloire dans le passé, son plaisir dans le présent, et son bonheur dans l'avenir. Rien ne l'afflige, rien ne le décourage; c'est pour cela qu'on le nomme le Grand-Instituteur de tous les tant mieux du monde. Je vais vous le chercher; il vous consolera. Madame, dit le prince à sa mère, lorsqu'ils furent seuls, connoissez-vous ce monsieur tant mieux-là? — Oui, mon fils, répondit la fée Rusée. C'est un saint personnage, qui fait beaucoup de bien; il se met à la portée de tout le monde.

Voit-il une femme qui n'est plus jeune? il dit aussitôt: Tant mieux! et peut-être n'a-t-il pas tort. Il y a plus de tant mieux qu'on ne croit dans une femme d'un certain âge. En aperçoit-il une qui tient encore à la naïveté de l'enfance? il ne manque pas de dire le tant mieux; et je pense, mon fils, que vous n'avez pas de peine à en imaginer les causes. Lui apprend-on qu'une femme aime son mari à la folie? Tant mieux! s'écrie-t-il à l'instant. Pour aimer son mari, il faut avoir une âme bien sensible. Cette femme appartiendra un jour à la société; c'est un effet pour le commerce. Est-il instruit qu'un époux est détesté? Ah! que c'est bien tant mieux! dit le saint homme, en roulant des yeux affectueux. C'est une preuve que cette dame a bien de la justesse d'esprit. Je lui juge un beau naturel. Vous me paroissez au fait du sien, dit le prince. La discrétion l'empêcha de poursuivre, et, dans l'instant, la petite fée revint accompagnée du GrandInstituteur.

C'étoit un homme de cinq pieds six pouces, bien campé sur ses pieds, la jambe peut-être trop fournie, mais mieux cependant qu'une qui l'eût été moins, des épaules larges et effacées, de belles dents, des yeux à fleur de tête, et un nez d'espérance, Je ne sais pas s'il avoit beaucoup d'esprit; mais tout cela vaut mieux que des bons mots. Comme il étoit prévenu que la fée Rusée venoit le consulter, il avoit pris son visage de prophète; il la salua légèrement, et regarda le prince comme un répondeur de messes.

Seigneur, lui dit-elle respectueusement, votre réputation est si étendue, que j'ai cru devoir vous demander conseil. Vous savez mes bontés pour la

- Elle

reine. Oui, reprit-il froidement, je suis instruit de tout; le bonheur de votre fils est votre unique objet. Il est fort amoureux, cela est assez simple; il veut se marier, cela est assez plat; il veut que sa femme soit sage, cela est assez plaisant. ne le sera donc pas, dit vivement le prince? Vous ou moi l'en empêcheront, repartit le pontife. Vous voulez vous marier et n'être pas trompé : ce seroit être un original sans copie. Madame votre mère, qui a garanti son mari d'un pareil ridicule, a prévu la misère de vos préjugés, et y a pourvu par la métamorphose de la reine. Je ne vous comprends pas, interrompit le prince, avec un ton d'impatience; vos discours sont absolument inintelligibles. Je le crois bien, dit la petite fée; oh! c'est un bel esprit que notre Instituteur. J'en reviens, dit le prince, à l'enchantement de la reine.

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Doucement, répondit le Grand-Instituteur, cela ne vous regarde point; ce ne sera pas vous qui le romprez, ce sera moi. - Et comment cela, répliqua le prince? Ah! comment cela, reprit le GrandInstituteur, avec un air ironique. Vous savez comment vous avez fait l'entrevue de Tricolore chez la reine? Le prince rougit, les deux fées rirent, et le prêtre continua ainsi: Vous savez comment vous avez fait cette entrevue, n'est-il pas vrai, convenezen de bonne foi? Hé bien sans doute, dit le prince, je le sais, que cela prouve-t-il? - Cela prouve, répondit le Grand-Instituteur, que votre science est celle des entrevues, et que la mienne, à moi, est celle de rompre des enchantements. Chacun a ses talents; je n'en dirai pas davantage. - J'y consens, poursuivit le prince; mais, moins, tirez-moi d'un doute cruel: lequel, de Po

du

tiron ou de moi, sera assez fortuné pour posséder la princesse ? Vous allez le savoir clairement, repartit le prophète. Il fit alors trois tours dans la chambre, marqua trois fois trois croissants, ce qui en faisoit neuf, leva trois fois les yeux du côté de la lune, fit trois grimaces, trois cabrioles, trois éclats de rire, et prononça cet arrêt infaillible:

Le prince Discret aura la princesse Tricolore, et ne l'aura pas; tant mieux pour elle. Le prince Potiron aura la princesse Tricolore, et ne l'aura pas; tant mieux pour elle et pour moi.

Ah!

Ah! le sot

Ah! l'habile homme, dit la fée Rusée. le grand homme, dit la petite vieille. homme, dit le prince Discret. Alors, l'Instituteur, toujours poli, quoique inspiré, fit une révérence à la fée Rusée, présenta la main à la petite vieille, et prit congé du prince en lui disant: Demeurez toujours le bien illuminé.

Le prince resta fort sot: ce n'est pas le seul agréable à qui cela soit arrivé. Madame sa mère fut elle-même embarrassée; mais le Grand-Instituteur étoit bien loin de se trouver en pareil cas; la fée Rancune l'attendoit dans son cabinet, avec la princesse Tricolore. Elles étoient venues accompagnées du roi des Patagons et du beau Potiron. On peut être mieux en écuyer.

La reine ne fut pas plutôt métamorphosée que le roi se crut capable de gouverner parce qu'il n'avoit plus personne pour le conduire. Il tint tête à la fée Rancune, il insista sur le mariage de Tricolore avec le prince Discret, et se fonda sur la volonté de la reine. Si ce n'est que cela, lui répondit la fée, je vais vous mettre à votre aise sur ce petit scrupule. Souvenez-vous que le Destin a

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