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de grandes colonnes torses de l'ordre corinthien; les torsades des colonnes sont entremêlées de roses, et des amours voltigent alentour. Sur la corniche, juste au-dessus des chapiteaux, se tient de chaque côté une figure avec une trompette dans une main et une palme dans l'autre, représentant la Renommée. Un peu plus loin, sur la même corniche, des deux côtés d'un fronton, sont couchés un lion et une licorne soutenant les armes royales d'Angleterre. Au milieu de l'arcade sont plusieurs anges tenant les armes du roi comme s'ils les plaçaient au milieu de ce fronton. En arrière du frontispice est le décor, représentant un ciel couvert de nuages épais, une côte semée de rochers, et une mer tempêtueuse incessamment agitée. Cette tempête (qui est censée soulevée par magie) offre aux yeux bien des spectacles terribles par exemple, des esprits affreux à voir qui descendent en volant au milieu des matelots, puis s'élèvent à travers les airs. Et quand le vaisseau sombre, toute la salle s'obscurcit, et une pluie de feu tombe sur eux. Cette pluie est accompagnée d'éclairs et de coups de tonnerre, jusqu'à la fin de la tempête.

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Deuxième tableau. Au milieu de la pluie de feu, la scène change. Les ténèbres, les rochers et la mer disparaissent; et quand la lumière revient, on aperçoit la magnifique partie de l'ile habitée par Prospero. Elle comprend trois allées de cyprès; chacune des deux allées de côté conduit à une grotte; dans l'une de ces deux grottes, Prospero garde sa fille, dans l'autre Hippolyte. L'allée du milieu est d'une grande profondeur, et conduit à une partie ouverte de l'ile.

Et la pièce commence seulement, et nous avons cinq actes devant nous! Toute la représentation était accompagnée de pareilles magnificences, variées de temps en temps par des surprises. Il y avait des chœurs de démons; au quatrième acte, une table sortait du sol, et quatre esprits, portant du vin et des mets, entraient et les plaçaient sur la table en dansant; la danse terminée, les bouteilles et les plats disparaissaient, et la table s'enfonçait sous terre. Mais toutes les merveilles se concentraient dans l'apothéose du cinquième acte. On y apercevait une arcade de rochers et une mer calme. Musique jouant sur les rochers. Neptune, Amphitrite, Oceanus et Téthys paraissaient dans un char traîné par des chevaux marins; de chaque côté du char, des dieux marins, des déesses marines, des Tritons, des Néréides. Suivaient des chants et des danses dont l'énumération remplit quatre pages in-quarto.

Les auteurs se plaignirent de cet envahissement du décor sur les choses de l'esprit; les prologues et les épilogues sont

pleins de leurs doléances1. Mais elles furent vaines. Le goût aristocratique était contre eux, et en cela comme dans le reste il fit la loi. Les auteurs n'étaient pas en état de lutter; et d'ailleurs ils n'essayèrent pas. Ils se bornèrent à des protestations, et tout en protestant, continuèrent à faire des pièces de nature à flatter tous les goûts fâcheux de leurs spectateurs, et pour la forme et pour le fond.

En ce qui regarde le fond, l'influence que subirent les auteurs ne fut pas non plus heureuse.

Quand les théâtres rouvrirent, pris au dépourvu, ils commencèrent par revenir tout simplement au riche répertoire ancien Shakespeare, Ben Jonson, surtout Beaumont et Fletcher, et quelques pièces déjà jouées de D'Avenant. Mais on

1. Par exemple, le prologue de The Kind Keeper de Dryden dit : « Le vrai esprit a depuis longtemps vu fuir ses beaux jours; il ne s'est pas relevé depuis que nous avons été plongés dans la mise en scène (show) Then came Machines, brought from a Neighbour Nation; Oh how we suffer'd under Decoration!

(Shadwell, Prologue de The Squire of Alsatia.)

Voici une autre plainte sur l'importance qu'avait prise la musique (le Timon dont il s'agit est celui de Shadwell, 1678):

How was the Scene forlorn and how despis'd,
When Tymon, without Musick moraliz'd?
Shakespeare's sublime in vain entic'd the Throng,
Without the Charm of Purcel's Syren Song.

(Epilogue de The Jew of Venice: a Comedy, par George
Granville, Lord Lansdowne; représentée en 1701.)

Dryden raconte (dans son Essay

2. Voir Genest, vol. I, passim. on Dramatic Poesy) qu'on jouait alors deux pièces de Beaumont et Fletcher pour une de Shakespeare (ou de Jonson). Cette proportion est la preuve la plus manifeste de la décadence du théâtre et du changement qui s'était opéré dans le goût du public. Préférer Beaumont et Fletcher à Shakespeare, c'est préférer l'amusement qui résulte des complications de l'intrigue et de la nouveauté des sujets aux plus nobles émotions de l'art dramatique. Leurs pièces fourmillent de beaux vers; ils éblouissent les yeux, comme les poètes espagnols, par une succession de scènes brillantes; mais ils n'ont ni conçu un caractère, ni composé un drame complet. Tout ce qu'ils écrivent porte la marque de l'improvisation. Ils n'appuient sur la peinture d'aucun sentiment; ils glissent à la surface des choses sans entamer les questions morales et psychologiques que soulève le drame. C'est bien là le théâtre superficiel qui convenait aux courtisans de la Restauration, pressés de jouir, de varier leurs plaisirs, et incapables d'aucune application sérieuse. Beaumont et Fletcher leur offraient en même temps des peintures voluptueuses qui chatouillaient leurs sens. A tous ces titres, ils devaient plaire et ils plurent. (A. Mézières, Shakespeare, ses œuvres et ses critiques, p. 165-166.)

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sentit bientôt qu'on ne pouvait s'en tenir à ces reprises et se remettre bonnement à tracer l'ancien sillon. Une intrigue étudiée, des caractères vigoureusement tracés, des dénouements logiques et hardis, faisaient du théâtre une fatigue et non plus une distraction. Downes nous apprend qu'on ne put supporter longtemps de voir mourir Roméo et Juliette : James Howard modifia la pièce pour lui donner un dénouement heureux, et elle fut jouée un jour en tragédie, le lendemain en tragi-comédie. Waller changea le dernier acte de The Maids Tragedie de Beaumont et Fletcher, pour la faire finir comme une comédie 2. Tout ce vieux théâtre jurait avec les goûts nouveaux. On rompit donc avec la glorieuse tradition du siècle d'Élisabeth, et l'on s'occupa de faire des pièces tragiques et comiques à la mode du jour ".

Dans les pièces tragiques, deux influences également puissantes, également malencontreuses, se firent sentir: celle des femmes et celle du roi. Le roi, qui avait vu notre tragédie française dans tout son éclat avec Corneille, avait rapporté en Angleterre la passion des idées françaises, et une grande difficulté à comprendre le théâtre différent de ce qu'il l'avait vu pendant ses années d'exil. « Je viens, écrivait le comte d'Orrery à un ami, de terminer une pièce dans le goût français, parce que j'ai entendu le roi déclarer qu'il aimait mieux leur manière que la nôtre. » Ce qui l'avait surtout frappé

4. Downes, Roscius Anglicanus, p. 22. La pièce n'a pas été publiée. 2. Biographia Dramatica, art. The Maid's Tragedy. By Edm. Waller, 1690. La pièce avait été jouée, remaniée, dès 1682.

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3. J'ai vu jouer Hamlet, Prince de Danemark, dit Evelyn (Diary, 26 nov. 1661); mais maintenant les vieilles pièces ont commencé à dégoûter ce siècle raffiné, depuis que Leurs Majestés ont vécu si longtemps à l'étranger. Pour Pepys, Roméo et Juliette est « la plus mauvaise pièce qu'il ait jamais entendue » (1er mars 1661-62); le Songe d'une nuit d'été est la pièce la plus ridicule et la plus insipide qu'il ait jamais vue » (29 sept. 1662); Henri VIII est (a simple thing, 1er janv. 4663-64); Othello, à côté des Aventures de Cinq Heures de Sir Samuel Tuke, est pauvre » (a mean thing, 20 août 1666); la Tempête est « sans grand esprit (7 nov. 1667). La Bibliothèque nationale de Paris possède un exemplaire de l'édition de Shakespeare de 1623 qui, au titre de la Tempête, porte cette note manuscrite : Much better in Dryden Pour juger dans quel discrédit était tombé Shakespeare, voir Malone, Historical Account, p. 338-342, 354-358, et Ingleby, p. 242 et suiv.

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4. Lettre citée dans la préface de The Dramatic Works of Roger Boyle, Earl of Orrery.

dans notre tragédie, c'étaient les choses extérieures, comme l'unité de lieu, la dignité constante des personnages, et la rime. Le monarque, comme il est naturel, fit vite des adeptes, et son goût prévalut sans conteste, au grand préjudice du théâtre anglais. De l'unité de lieu il ne fut question que pour la forme, car elle ne pouvait guère s'accorder avec la nouvelle mise en scène; mais on adopta la rime qui, si elle paraît nécessaire au rythme de nos vers français, fait des vers anglais un chant lyrique insupportable dans une œuvre de longue haleine, et qui est si manifestement contraire au génie dramatique de nos voisins, que, détrônée par Marlowe au XVIe siècle, les poètes de la Restauration ne purent lui donner qu'une vie factice de quelques années après lesquelles elle disparut à tout jamais du théâtre. On prit aussi l'habitude de ne mettre sur la scène que des rois et des reines, des héros et des princesses, et de n'y pas agiter des débats moindres que la possession d'une couronne ou le renversement des empires.

Cette tendance à la majesté continue, qu'il faut peut-être regretter dans notre tragédie classique, se trouva encouragée et aggravée en Angleterre par l'influence des femmes et leur goût pour la littérature galante et romanesque. La combinaison de ces deux influences donna naissance à une espèce nouvelle de pièces qu'on appela Pièces héroïques.

Les titres seuls disent assez à quelle source elles puisent leur inspiration c'est l'Amour secret, ou la Reine vierge "; l'Amour tyrannique, ou la Martyre royale; l'Amour et la

1. Quand Waller modifia le dénouement de the Maids Tragedie, il écrivit son cinquième acte en vers rimés. bien que les quatre premiers fussent en vers blancs. Voir ce que le Spectateur, n° 39, dit de la rime au théâtre; une pièce rimée lui fait le même effet qu'une tragédie grecque ou latine en hexamètres.

2. This faulty Manner (Luxury of splendid Words) tooks its rise from the numerous Romances that were the great Delight of Gentlemen and Ladies, after the return of king Charles. (Blackmore, Essays, vol. II, p. 266.) - Dryden, dans son Essay on Heroic Plays (en tête de la Conquête de Grenade), dit avoir emprunté à l'Artaban de « Monsieur Calprenède beaucoup de traits de son Almanzor, personnage de cette pièce. Le Grand Cyrus lui a fourni la partie sérieuse de son Marriage à-la-Mode. 3. Par Dryden; emprunté au Grand Cyrus.

4. Par Dryden; l'Amour tyrannique est le titre d'une tragédie de Scudéry.

Vengeance; les Reines rivales, ou la Mort d'Alexandre le Grand; Théodose, ou la Puissance de l'Amour 3; Abdelazer, ou la Vengeance du Maure; les Rois rivaux, ou les Amours d'Oroondates et de Statira; Ibrahim, l'Illustre Bassa. Il n'y est question de rien moins que de la conquête du Mexique ou de la Grenade 7, du siège de Memphis, de la destruction de Jérusalem, ou d'événements pareillement grandioses qui permettent aux premiers rôles de se déployer dans des milieux dignes de leur haute naissance et de leurs nobles âmes. Les femmes, presque toutes couronnées ou sur les marches du trône 10, ont des noms significatifs: elles s'appellent Roxolana 1, Zempoalla, Orazia 12, Almeria, Cydaria 13, Melissa", Almahide, Lyndaraxa 15, Almavanga, Alcinda 16, Rosalinda 17, Indamora 18. Les hommes grands par leur rang 19 et par leurs sentiments sont de vrais héros de romans, pleins d'amour, pleins d'honneur et pleins de courage. Est-ce bien amour, est-ce bien honneur, est-ce bien courage qu'il faut dire? Y a-t-il des mots pour exprimer des passions si merveilleuses, des vertus si hautes et si extraordinaires? Leur amour

1. Par Settle.

2. Par Lee; inspiré du Cassandre de La Calprenède.

3. Par Lee; emprunté au Pharamond de Gomberville.

4. Par Mrs. Behn.

5. Par Banks; emprunté au Cassandre de La Calprenède.

6. Par Settle; Ibrahim, ou l'Illustre Bassa, est le titre d'un roman de Mlle de Scudéry.

7. L'Empereur Indien, ou la Conquête du Mexique; Almanzor et Almahide, ou la Conquête de la Grenade par les Espagnols, par Dryden.

8. Le Siège de Memphis, ou la Reine Ambitieuse, par D'Urfey.

9. La Destruction de Jérusalem par Titus Vespasien, par Crown. 10. La Reine Indienne (par Sir Robert Howard et Dryden); l'Impératrice de Maroc (par Settle); Juliana, ou la Princesse de Pologne (par Crown), etc. 11. Dans Mustapha, par le comte d'Orrery (1668).

12. Dans la Reine Indienne, par Sir Robert Howard et Dryden.

13. Dans l'Empereur Indien, de Dryden.

14. Dans la Reine vierge, de Dryden.

15. Dans Almanzor et Almahide, ou la Conquête de Grenade, par Dryden; Mlle de Scudéry a fait un roman intitulé Almahide.

16. Dans la Conquête de la Chine par les Tartares, de Settle.

17. Dans Sophonisbe, ou la Chute d'Annibal, par Lee. 18. Dans Aureng-Zebe, de Dryden.

19. C'est Solyman le Magnifique (dans Mustapha de Lord Orrery, et dans Ibrahim l'Illustre Bassa de Settle); le Grand Mogol (Aureng-Zebe ou le Grand Mogol de Dryden); ou quelque héros antique déguisé pour la circonstance.

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