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LETTRE PREMIÈRE.

EXHUMATION DE NAPOLÉON A SAINTE-HÉLÈNE.

Ma chère Amélie,

Ce n'est pas chose aisée en ce monde de distinguer ce qui est véritablement grand d'avec ce qui n'en a que l'apparence, et j'ai été souvent dans l'embarras, en lisant l'histoire ou les romans qui courent sous ce nom, de savoir si je devais porter jusqu'aux cieux et m'efforcer de tout mon pouvoir d'imiter le personnage que l'on me retraçait, ou bien jeter le livre et le héros au feu, comme ne valant pas mieux l'un que l'autre, et aller jouer au billard, fumer une pipe, lire un roman ou les derniers débats de la Chambre, ou me livrer enfin à quelque autre agréable passe-temps, plutôt que de me charger la mémoire d'un vain amas de dates rela

tives à des choses qui ne valent pas un fétu, ou de noms de gens qui ne méritent pas un souvenir.

Il est plus que probable, ma chère amie, que vous avez appris dans votre enfance l'histoire grecque et l'histoire romaine dans les livres du spirituel docteur Goldsmith, et que vous avez plus tard lu les annales de l'Angleterre dans le volumineux ouvrage d'Hume et Smollett. Le premier et le dernier de ces auteurs ont écrit chacun une admirable histoire, le premier celle du docteur Primerose, vicaire de Wakefield, le second celle de Robert Bromble, de Bromble-Hall. Vous trouverez dans ces deux ouvrages des peintures vraies et instructives de la vie humaine, et dont vous vous souviendrez toujours avec profit. Mais laissez-moi vous mettre en garde contre la tentation d'ajouter foi aux autres ouvrages de ces auteurs que l'on plaça dans vos mains à la pension et depuis, et que l'on vous a habituée à croire sur parole. Les historiens, madame, savent peu de chose pour la plupart, et ne disent pas tout ce qu'ils savent.

Quant à ces Grecs et à ces Romains dont vous

avez lu l'histoire dans votre enfance, si vous saviez quels monstres ce furent, le rouge vous monterait au visage et vous jetteriez leur histoire avec colère. Beaucoup de nos héros ne valent pas mieux. Vous les voyez en public, mais vous ne connaissez pas l'homme. L'histoire ne vous le montre pas dans sa vie privée; elle n'en a ni le pouvoir ni le loisir; sa mission est trop élevée pour qu'elle s'abaisse à ces détails. Les hommes, au reste, aiment le clinquant et les oripeaux ; ils ne peuvent souffrir la vérité. Une vaste conspiration semble s'être formée contre elle; il y a des choses que l'on ne peut appeler de leur vrai nom et qui semblent vouloir forcer malgré nous notre admiration. L'imagination est la reine du monde (1); malheur à l'homme qui voudrait pénétrer trop loin dans le sanctuaire, soulever le

(1) L'expression anglaise est plus crue et plus pittoresque : humbug, le charlatanisme, la blague. La gravité de notre langue se prête peu à traduire ces traits de l'humour britannique; j'ai cru devoir y substituer le mot imagination qui rend à peu près la même idée. Cf. Pascal, Pensées : « L'imagination dispose de >> tout, elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout » du monde... etc.» (Pascal, Pensées, t. I, p. 34 de l'édition de M. Havet.)

voile qui couvre la déesse et violer le saint des saints! Adorateurs du veau d'or, entrons dans le temple avec décence et gravité, ouvrons nos livres de prière, et suivons avec recueillement le service divin; écoutons attentivement la parole du prédicateur, et si quelque vagabond trouble le silence de cette auguste cérémonie, malheur à lui! Il expiera cruellement sa conduite, et sa punition rendra notre dévotion plus ardente.

Des cérémonies de ce genre ont lieu en France en ce moment, et dans l'espoir que le récit de ces événements pourra vous aider à passer quelques-unes des longues soirées de l'hiver, j'ai compilé à votre intention les pages suivantes. Les journaux sont pleins depuis quelques jours de détails concernant l'expédition de Sainte-Hélène; quantité de pamphlets ont été publiés ; des gens parcourent les rues vendant de petits livres ou des feuilles volantes remplies de détails vrais ou faux, et c'est de ces rares et précieux documents que j'ai compendieusement compilé le récit qui va suivre.

Pour commencer par le commencement, je dois vous dire que M. Guizot, alors ambassadeur

de France à Londres, adressa à lord Palmerston une requête pour lui demander que le corps de l'empereur Napoléon fût rendu à la nation française, afin que sa dépouille mortelle pût enfin reposer sur le sol français. Le gouvernement anglais accéda facilement à cette demande, qui ne donna lieu de part ni d'autre à la manifestation d'aucun sentiment hostile, mais au contraire à l'expression d'une mutuelle sympathic entre les deux peuples. Des ordres furent adressés à SainteHélène pour que l'on exhumât le corps, lors de l'arrivée de l'expédition française, et pour que l'on reçût avec le plus grand respect et la plus grande considération ceux qui seraient envoyés pour ramener dans leur pays le corps du célèbre général et empereur.

Cette affaire ayant été conclue en peu de temps (comme c'est, sur beaucoup de points, l'excellente habitude en Angleterre), la chambre des députés de France mit en discussion le lieu qui serait assigné comme sépulture aux restes de Napoléon, et les journaux et les brochures ne traitèrent plus d'autre sujet. Il y avait dans la chambre des gens qui avaient combattu, vaincu

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