Page images
PDF
EPUB

et une torche. Voilà le courant sur lequel a vogué l'esprit français pendant deux siècles, caressé par les raffinements d'une politesse exquise, amusé par un essaim d'idées brillantes, enchanté par les promesses des théories dorées, jusqu'au moment où, croyant toucher les palais de nuages qu'illuminait la distance, tout d'un coup il perdit terre et roula dans la tempête de la Révolution.

[ocr errors]
[ocr errors]

α

Tout autre est la voie par laquelle a cheminé la civilisation anglaise. Ce n'est pas l'esprit de société qui l'a faite, c'est le sens moral, et la raison en est que l'homme là-bas est autre que chez nous. Nos Français qui en ce moment découvrent l'Angleterre en sont frappés. En France, dit Montesquieu, je fais amitié avec tout le monde; en Angleterre, je n'en fais à personne. Il faut faire ici comme les Anglais, vivre pour soi, ne se soucier de personne, n'aimer « personne et ne compter sur personne. » Ce sont • des génies singuliers,» partant solitaires et tristes. << Ils sont recueillis, vivent beaucoup en eux-mêmes « et pensent tout seuls. La plupart, avec de l'esprit, « sont tourmentés par leur esprit même. Dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils sont malheureux avec tant de sujets de ne l'être pas. » Et Voltaire, comme Montesquieu, revient incessamment sur l'énergie sombre de ce caractère. Il dit qu'à Londres il y a des journées de vent d'est où l'on se pend; il conte en frissonnant qu'une jeune fille s'est coupé la gorge, et que l'amant, sans rien dire, a racheté le couteau. Il est surpris de voir «< tant

de Timons, de misanthropes atrabilaires. De quel côté trouveront-ils leur voie? Il y en a une qui s'ouvre tous les jours plus large. L'Anglais, naturellement sérieux, méditatif et triste, n'est point porté à regarder la vie comme un jeu ou comme un plaisir; il a les yeux habituellement tournés non vers le dehors et la nature riante, mais vers le dedans et vers les événements de l'âme; il s'examine lui-même, il descend incessamment dans son intérieur, il se confine dans le monde moral et finit par ne plus voir d'autre beauté que celle qui peut y luire; il pose la justice en reine unique et absolue de la vie humaine, et conçoit le projet d'ordonner toutes ses actions d'après un code rigide. Et les forces ne lui manquent pas dans cette entreprise; car l'orgueil en lui vient aider la conscience. Ayant choisi sa route lui-même et lui seul, il aurait honte de s'en écarter; il repousse les tentations comme des ennemis; il sent qu'il combat et triomphe1, qu'il fait une œuvre difficile, qu'il est digne d'admiration, qu'il est un homme. D'autre part, il se délivre de l'ennui, son ennemi capital, et contente son besoin d'action; le devoir conçu donne un emploi aux facultés et un but à la vie, provoque les associations, les fondations, les prédications, et, rencontrant des âmes et des nerfs plus endurcis, les lance, sans trop les faire souffrir, dans les longues luttes, à travers le ridicule et le danger. Le naturel

1. «The consciousness of silent endurance, so dear to every Englishman, of standing out against something and not giving in. » Tom Brown's School-days.

réfléchi a donné la règle morale, le naturel batailleur donne la force morale. L'intelligence ainsi dirigée est plus propre que toute autre à comprendre le devoir; la volonté ainsi armée est plus capable que toute autre d'exécuter le devoir. C'est là la faculté fondamentale qu'on retrouve dans toutes les parties de la vie publique, enfouie, mais présente, comme une de ces roches primitives et profondes qui, prolongées au loin dans la campagne, donnent à tous les accidents du sol leur assiette et leur soutien.

«

III

Au protestantisme d'abord, et c'est par cette structure d'esprit que l'Anglais est religieux. Traversez ici l'écorce rugueuse et déplaisante. Voltaire en rit, il s'amuse des criailleries des prédicants et du rigorisme des fidèles. « Point d'opéra, point de comédie, point de concert à Londres le dimanche; les cartes « même y sont si expressément défendues, qu'il n'y << a que les personnes de qualité et ce qu'on appelle « les honnêtes gens qui jouent ce jour-là. » Il s'égaye aux dépens des Anglicans, « si attentifs à recevoir les dîmes, des presbytériens, « qui ont l'air fâché et prêchent du nez,» des quakers, qui vont dans « leurs églises attendre l'inspiration de Dieu le cha<< peau sur la tête. » Mais n'y a-t-il rien à remarquer que ces dehors? Et croyez-vous connaître une religion, parce que vous connaissez des particularités de for

«

«

עג

α

mulaire et de surplis? Il y a une foi commune sous toutes ces différences de sectes; quelle que soit la forme du protestantisme, son objet et son effet sont la culture du sens moral; c'est par là qu'il est ici populaire; principes et dogmes, tout l'approprie aux instincts de la nation. Le sentiment d'où tout part chez le réformé est l'inquiétude de la conscience; il se représente la justice parfaite, et sent que sa justice, telle quelle, ne subsistera point devant celle-là. Il pense au jugement final et se dit qu'il y sera condamné. Il se trouble et se prosterne; il implore de Dieu le pardon de ses fautes et le renouvellement de son cœur. Il voit que, ni par ses désirs, ni par ses actions, ni par aucune cérémonie, ni par aucune institution, ni par lui-même, ni par aucune créature, il ne peut ni mériter l'un ni obtenir l'autre. Il a recours au Christ, le médiateur unique; il le supplie, il le sent présent, il se trouve par sa grâce justifié, élu, guéri, transformé, prédestiné. Ainsi entendue, la religion est une révolution morale; ainsi simplifiée, la religion n'est qu'une révolution morale. Devant cette grande émotion, métaphysique et théologie, cérémonies et discipline, tout s'efface ou se subordonne, et le christianisme n'est plus que la purification du cœur. Regardez maintenant ces gens vêtus de brun qui nasillent le dimanche autour d'une boîte de bois noir, pendant qu'un homme en rabat, « avec l'air d'un « Caton,» marmotte un psaume. N'y a-t-il rien dans leur cœur que des billevesées théologiques ou des phrases machinales? Il y a un grand sentiment,

la vénération. Ce temple nu des dissidents, cet office et cette église simple des anglicans, les laissent tout en tiers à l'impression de ce qu'ils lisent et de ce qu'ils entendent. Car ils entendent et ils lisent; la prière faite en langue vulgaire, les psaumes traduits en lan gue vulgaire, peuvent entrer à travers leurs sens jusqu'à leur âme. Ils y entrent, soyez-en sûr, et c'est pour cela qu'ils ont l'air si recueilli. Car la race est, par nature, capable d'émotions profondes, disposée, par la véhémence de son imagination, à comprendre le grandiose et le tragique, et cette Bible, qui est à leurs yeux la propre parole du Dieu éternel, leur en fournit. Je sais bien que pour Voltaire elle n'est qu'emphatique, décousue et ridicule; les sentiments dont elle est pleine sont hors de proportion avec les sentiments français. Ici, les auditeurs sont au niveau de son énergie et de sa rudesse. Les cris d'angoisse ou d'admiration de l'Hébreu solitaire, les transports, les éclats imprévus de passion sublime, la soif de la justice, le grondement des tonnerres et des justices. de Dieu, viennent, à travers trente siècles, remuer ces âmes bibliques. Leurs autres livres y aident. Ce Prayer book, qui se transmet par héritage avec la vieille Bible de famille, fait entendre à tous, au plus lourd paysan, à l'ouvrier des mines, l'accent solennel de la prière vraie. La poésie naissante et la religion renaissante au seizième siècle y ont imprimé leur gravité magnifique, et l'on y sent palpiter, comme dans Milton lui-même, la double inspiration qui alors souleva l'homme hors de lui-même et le porta jusqu'au ciel. Les

« PreviousContinue »