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castagnettes. C'est un coup d'œil navrant pour ceux qui connaissent et apprécient les qualités solides du paysan russe.

Ces bacchanales se renouvellent pendant deux ou trois jours, probablement tant qu'il reste quelque chose de la dot de la femme et des présents des amis. Enfin, le gros coffre est installé à demeure dans la maison du nouveau couple, et la mariée se met sérieusement à l'ouvrage.

En résumé, la manière dont les paysans célèbrent les mariages est regrettable à tous les points de vue, et plus tôt les usages changeront à cet égard, mieux cela vaudra.

Même les paysans d'un ordre plus relevé, ceux qui s'abstiennent d'aller boire au traktir et de parader dans les rues, mangent et dansent chez le père de la mariée, pendant vingt-quatre heures consécutives; ils sont soutenus et entraînés par l'exemple des diacres, qui ne se distinguent pas moins par leur agilité que par leur appétit.

Quand les paysans perdent l'un des leurs, ils font venir des pleureurs à gages, qui veillent alternativement le corps pendant deux jours et trois nuits. On procède ensuite à l'enterrement; chacun des assistants tient à la main un cierge allumé.

La bière n'est clouée que quand elle est descendue dans la fosse; les pleureurs baisent le mort au front avant que le couvercle le dérobe à la vue. En été, cet usage est aussi malsain que répugnant; l'odeur de l'encens combat à peine celle du cadavre.

La consécration de l'autel dans une église neuve est accompagnée de cérémonies intéressantes et bizarres, dont je regrette de ne pouvoir expliquer la signification et l'origine. On commence par apporter une table de bois poli, aussi blanche que la neige, à chacun des angles de laquelle on plante un clou; les prêtres mettent alors de grands tabliers blancs et procèdent au lavage de la table, d'abord avec du savon et de l'eau, en second lieu avec du vin rouge; la tête des quatre clous est ensuite recouverte de cire; enfin, on enduit la table d'une huile parfumée qui exhale une odeur très-forte, on étend dessus un linge d'une blancheur éclatante et recouvert d'une nappe d'autel richement brodée. Les fidèles se pressent autour de la table, un cierge allumé à la main, pour s'emparer d'une parcelle de la cire qui recouvre les clous, ou pour tremper un coin de leur mouchoir dans l'huile parfumée dont la table est imprégnée; s'ils y parviennent, ils se figurent posséder un talisman infaillible contre la maladie et la douleur.

Je me suis contenté de noter en passant une ou deux cérémonies religieuses dont j'ai été accidentellement le témoin. Je n'avais guère d'occasions d'observer ce qui touche au culte, et je crois qu'il y a des rites plus extraordinaires et plus curieux encore que ceux que j'ai essayé de décrire.

Les prêtres tirent un de leurs principaux revenus de processions dans lesquelles on porte les images de saints appartenant aux églises. A Moscou, par exemple, il existe une image de la Vierge Marie qui possède à son service particulier un carrosse à quatre chevaux, dans lequel elle va journellement faire des visites aux membres zélés du troupeau. Si grand est le désir de recevoir chez soi le tableau sacré, qu'on s'inscrit plusieurs mois à l'avance pour obtenir cette insigne faveur.

Quand la Vierge passe dans les rues, escortée de nombreux servants tête nue, tous ceux qui se trouvent à portée de la vue se découvrent. A la campagne, ces images parcourent une fois par an les environs de l'église à laquelle elles appartiennent. Celle qui visitait notre village venait d'un monastère éloigné; à son arrivée, on la portait d'abord à l'église, où elle assistait à un service; elle allait ensuite de maison en maison, accompagnée du prêtre, qui recevait quel

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que argent à chaque visite. Donner asile à l'image pendant la nuit était considéré comme le plus grand des honneurs aussi se payait-il fort cher. La collecte effectuée pendant ces excursions produisait des sommes prodigieuses Dans notre village, par exemple, les offrandes atteignirent en dix jours le chiffre de 12,500 fr. Au moment du départ, la procession ne se compose que d'un petit nombre de prêtres, de quelques femmes, et parfois d'un ou deux idiots; mais comme à chaque village elle se grossit de tous les mendiants et de tous les idiots de l'endroit, elle ne tarde pas à entraîner à sa suite une foule énorme de gens à l'aspect sordide et lamentable, hôtes malvenus dans une maison. Une année, ils entrèrent tous chez moi, et après leur départ il fallut ouvrir les fenêtres et brûler des aromates.

Le nombre des saints augmentait en Russie d'une façon si continue et arrivait à un chiffre tellement absurde, que l'empereur Alexandre II s'est vu contraint de mettre un terme à cet abus par un ukase.

Il n'est pas rare de rencontrer des gens qui assurent de bonne foi avoir vu apparaître des saints. Il me semble que ce fait pourrait s'expliquer par les mirages, si fréquents en Russie.

Un jour, en traversant une vaste plaine presque

une steppe, j'aperçus un homme debout dans un champ. Il était immobile et avait une apparence singulière. Je ne pourrais pas dire en quoi il différait d'un homme ordinaire, mais il avait positivement quelque chose d'extraordinaire et presque de surnaturel.

Je fus si frappé de cette étrange apparition que je ne pus en détacher mes regards. Au bout d'une demiminute, l'homme s'effaça peu à peu et enfin disparut. Sans aucun doute, cette vision provenait d'une illusion d'optique produite par le mirage. J'interrogeai mon cocher, qui donnait des signes de frayeur; il me répondit que nous avions vu un saint. Je suis persuadé que la plupart des saints russes n'ont pas d'autre origine que des phénomènes de ce genre, et je citerai à l'appui de mon opinion l'anecdote suivante:

Je passais avec le même cocher devant une petite chapelle située à environ dix verstes d'une ville du gouvernement de Vladimir; j'avais souvent remarqué cette chapelle, et je demandai au cocher en l'honneur de qui elle avait été construite.

« C'est la chapelle d'Élie. Un jour, des gens qui sortaient de la ville aperçurent un saint sur la route et essayèrent de le prendre; il s'évanouit. Quelques jours plus tard, les mêmes personnes le revirent au même endroit et se mirent à courir après lui; mais

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