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la transparence particulière à Lucas de Leyde; les draperies, largement jetées, ont plus de profondeur dans les plis qu'on n'en remarque dans d'autres ouvrages du même maître. Combien n'est-il pas à regretter que le tableau qui se trouve à l'hôtel-de-ville de Leyde, représentant le Jugement dernier, ait subi, dès 1604, une restauration maladroite, à laquelle il faut attribuer le peu de relief des figures, dont presque partout les glacis ont disparu; cependant, comme l'authenticité de ce tableau est constatée par Van Mander, il est bon à étudier pour connaître la manière du peintre, très-reconnaissable à ses ombres, souvent si claires qu'elles semblent une ébauche, et aux touches plattes et larges de ses lumières principales. Cette grande composition offre une multitude de groupes où l'on ne retrouve pas ces attitudes forcées des temps gothiques, et malgré l'opinion rapportée plus haut, il nous semble que sous le rapport de la composition, Lucas de Leyde reste non-seulement au-dessous d'Albert Durer, mais qu'il est surpassé même par Quentin Matsys, mort avant lui, et par Jean de Maubeuge, son contemporain, qui avaient tous deux plus de fermeté dans le pinceau et dessinaient avec non moins de correction que le peintre de Leyde.

Les Allemands ont sur notre peintre une opinion toute différente de la nôtre, et croient reconnaître ses ouvrages dans quelques tableaux qui ne ressemblent en aucune façon à ceux que nous venons de citer. Il y en a plusieurs dans les galeries du roi de Bavière, tous attribués à ce peintre, à cause de leur parfaite analogie avec deux tableaux faisant partie du cabinet de feu M. Lievenberg, à Cologne, et à l'égard desquels M. Fochem avait recueilli une tradition qui les attribuait à Lucas de Leyde. Mais l'un de ces tableaux avait été donné à l'église des Chartreux de cette ville, en 1501; il ne pouvait donc être de notre peintre, à peine âgé alors de sept ou huit ans. Ces tableaux

sont très-beaux, tant pour le dessin que par la manière de traiter les couleurs. Il suffit cependant d'un léger examen pour leur trouver un ton plus sec, une couleur moins ivoire qu'aux tableaux avec lesquels nous les comparons : les physionomies des personnages du peintre de Cologne sont oblongues, celles de Lucas de Leyde sont toujours rondes; les chairs sont décolorées chez l'un, surtout dans les tableaux de petite dimension, et au contraire très-animées dans les tableaux du cabinet Lievenberg, dont l'auteur fondait toutes ses teintes avec un soin que n'employait pas Lucas de Leyde. Mais notre peintre l'emportait sur celui-ci dans l'art de la composition; il groupait parfaitement ses figures, et l'artiste de Cologne suivait encore la raideur du style bizantin, plaçant ses figures devant une draperie, ce qui caractérise tout-à-fait l'époque des Van Eyck. Cela seul eût suffi pour les classer dans une époque beaucoup antérieure au temps où vécut Lucas de Leyde, si on n'avait persisté à vouloir y reconnaître ce peintre, à défaut de savoir à qui attribuer ces tableaux.

Un hasard heureux a confirmé notre jugement, en nous apprenant le nom du peintre des ouvrages faussement attribués à notre école.

Nous avons dit que ces tableaux, représentant l'un St-André et Ste-Catherine, et l'autre S'-Thomas à Rome, avaient été donnés à l'église des Chartreux de Cologne, en 1501; ce fut par un nommé Binch, qui mourut le 8 juin de cette année, suivant une ancienne chronique, qui nous apprend que ces tableaux étaient ceux des autels. Ils ornaient effectivement les autels qui étaient sous l'orchestre, et une autre chronique dit qu'en 1485, un frèrelai, nommé Jean, paya 105 pièces d'or pour les tableaux de ces autels : cela ne nous apprend pas encore le nom du peintre; mais en 1471, toujours suivant la même chronique, le tableau de l'autel des Saints-Anges avait été peint par

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Maître Christophe, et mème antérieurement, le 24 septembre 1443, un certain De Goch avait fondé l'autel de la Passion et payé 280 marcs d'argent pour ce tableau.

Malheureusement le tableau des Saints-Anges n'existe plus, mais on connaît le nom du peintre colonais qui vécut à l'époque où les tableaux furent donnés, et qui peignit pour les Chartreux, chez qui ils se sont trouvés. Si ce n'est là une preuve irrécusable, c'est du moins une grande probabilité, et elle a paru suffisante aux hommes les plus instruits, à Cologne, pour abandonner l'opinion ancienne et inscrire dans leurs catalogues le nom d'un artiste remarquable, ignoré jusqu'ici de ses compatriotes.

Nous sommes redevables de ces renseignements sur ces lableaux de Cologne à notre estimable ami, M. Du Noël, conservateur du Musée de Cologne, et nous y attachons d'autant plus de prix qu'il est du petit nombre d'hommes dont les connaissances ne se croient point affranchies des règles d'une saine critique, dès qu'il s'agit d'apprécier des objets d'arts appartenant chez nous au temps de la Renaissance. Parent du propriétaire de ce beau cabinet, que tous les souverains ont admiré à Cologne, et que la mort vient d'enlever, nous déplorerons avec lui une perte que les arts sentiront vivement. M. de Lievenberg avait élevé dans sa collection un monument aux arts de sa patrie; nous avons eu occasion de faire remarquer, dans d'autres articles, combien étaient intimes les rapports de caractères entre l'école de Cologne et celle de notre pays, jusqu'au temps des Van Eyck. Dans les ouvrages de Christophe, contemporain des peintres de Bruges, nous voyons quelle marche suivit celle-ci lorsque nous prîmes une autre route, qui devait nous conduire plus tôt à l'imitation de la nature: autant par ce motif que parce que le peintre colonois a été confondu avec Lucas de Leyde, nous avons cru pouvoir présenter à nos lecteurs un trait du tableau de chacun des deux peintres.

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