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la religion à l'accomplissement de la rénovation sociale; et cela par l'immixtion du clergé dans toutes les affaires politiques. Le clergé a régné despotiquement jusqu'ici; la théocratie chrétienne, à sa suite, s'est substituée à la théocratie païenne; mais tout cela n'a point empêché le développement du monachisme qui implique le renoncement au monde. A côté de la religion pervertie, il est vrai, mais accomplissant l'œuvre sociale, subsistait, en se maintenant pur de toute atteinte, le spiritualisme monacal. Telle est la compensation pleinement suffisante dont se contente M. Huet.

J'avoue ne point m'en contenter comme lui. Il y a plus je ne comprends, en aucune façon, le respect, l'estime et l'admiration dont nos deux philosophes néo-catholiques entourent le monachisme. Le monachisme a incontestablement rendu des services à l'humanité. Certains ordres de moines travailleurs lui ont conservé des trésors de science et des monuments littéraires d'une importance capitale; mais nous ne sommes nullement redevables de ce bénéfice au caractère religieux de ces ordres; des laïques enfermés dans des monastères et recopiant des manuscrits, nous eussent rendu les mêmes services. Si, d'autre part, et en laissant même dans l'ombre les charges accablantes qui pèsent sur cette institution formellement accusée de corrompre la morale publique, nous l'étudions dans ses principes mêmes, ne trouvons-nous pas que le monachisme, branche malsaine du christianisme, en a faussé tous les préceptes en les exagérant?

Égoïstement enfermé dans ses murs, indifférent à toute douleur humaine, vivant aux dépens du corps social, sans jamais lui rien donner en retour; inutilement paré de quelques vertus négatives qui, sans profit pour personne, ne servent qu'à rendre plus incurable la satisfaction béate et toute personnelle de ceux qui les possèdent, qu'a donc fait le monachisme pour la société, sinon d'en entraver la marche, d'en atrophier une partie, en appauvrissant et en débilitant le reste? Est-il besoin de montrer, comme pièces de conviction, la France au moyen âge, l'Italie méridionale, et l'Espagne contemporaines, pour rendre manifeste la profondeur de la plaie qu'a faite au monde le parasitisme religieux? Non, à coup sûr, car la cause est dès longtemps jugée et jugée sans appel. Nous ne chercherons donc point une mauvaise querelle à M. Huet, en venant lui demander compte de son admiration bienveillante pour ces « papes du moyen âge en qui se concentrent les pouvoirs de l'Église et qui n'en sont pas moins les premiers des moines et le monachisme couronné. » Nous ne nous étonnerons point de ce nom de moine, impliquant toutes les idées de renoncement, et néanmoins donné

à ces hommes qui, depuis Innocent III jusqu'à Jules II, suspendent les empereurs, déposent les rois, font et défont les royaumes, sans négliger le leur; et qui, pour avoir une épée faite en forme de croix, n'en sabrent pas moins le monde avec une aisance toute chevaleresque. Nous ne lui demanderons pas non plus, dans un autre ordre d'idées, en vertu de quelles données historiques ou de quelles prévisions peu justifiables, il se croit autorisé à espérer la conversion miraculeuse d'un clergé qui, depuis dix-huit siècles, a bien suffisamment, ce nous semble, multiplié les témoignages de son incorrigible obstination; mais nous répéterons, avec notre philosophe, qu'en effet « la terre ne vit jamais puissance de destruction comparable à celle de la théocratie chrétienne.» Avec lui, nous reconnaîtrons qu'elle attaque l'esprit, extermine les idées, extirpe jusqu'aux sentiments, et que son œuvre de destruction fut telle, pendant le moyen àge, que le monde se sentant dépouillé, vide et comme anéanti au xe siècle, se coucha dans l'angoisse de son agonie morale et attendit la mort universelle.

Mais l'humanité ne meurt point ainsi, elle se transforme et c'est dans cette transformation que se manifesta une vitalité nouvelle. La première commune apparut. Le peuple, dont la misère avait tué l'espérance religieuse, dont la superstition avait tué la foi, se réveillait à une nouvelle espérance, à une nouvelle foi, celle de la vie sociale!

Nous ne voulons point insister davantage. L'on voit, d'après ce qui précède, et nous l'avons déjà dit, qu'il existe, dans l'esprit de Bordas, une confusion perpétuelle entre l'idée religieuse dans sa pureté primitive, dans sa spiritualité philosophique et sa forme visible, son incarnation à jamais regrettable, la théocratie. Bordas n'a pas compris que toute religion formulée, officielle et constituée, même comme celle dont il voulait animer l'Église de ses songes, tourne infailliblement à la religion politique, c'est-à-dire à l'autocratie cléricale, le plus odieux des despotismes.

Son Église spiritualiste est un rêve, son clergé désintéressé est un mythe; et c'est entre ce mythe et ce rêve que s'agita, que se consuma son existence douloureuse et stérile.

Où donc placerons-nous Bordas, le néo-catholique? Parmi les gallicans? Que l'on en juge. Les gallicans, dit-il, de même que les ultramontains, laissent croire que le christianisme est destructif de toute liberté et dans une opposition radicale avec la civilisation moderne.

Mettrons-nous notre philosophe à la suite de ceux qui crurent à la rénovation romantique du catholicisme tentée par Chateaubriand? Pas davantage.

Le Génie du Christianisme, dit-il encore, n'est guère que le génie de la superstition et de la théocratie.

Bordas est un croyant à part; peut-être le seul de son espèce.
Mais il est temps de résumer et de conclure.

Autant Bordas-Demoulin a de critique puissante et clairvoyante dans le domaine philosophique, autant il en manque pour tout ce qui touche aux doctrines religieuses et surtout ecclésiastiques. La première partie de ses ouvrages est l'exposition d'un beau et grand système de philosophie; la seconde n'est qu'une apologétique de nature hybride, où les argumentations du philosophe s'efforcent vainement de s'allier avec les professions de foi du croyant traditionnel. De là, cette absence d'unité qui caractérise le système de Bordas. Nulle harmonie, nulle organisation vivante. D'une part, un côté lumineux qu'éclairent l'histoire, la philosophie, c'est-à-dire tous les rayonnements progressifs que chaque siècle vient ajouter au contingent fourni par ses prédécesseurs; de l'autre, un espace sombre où, dans les ténèbres, sont rangés, comme des momies dans un caveau funéraire, toutes les vérités mortes, tous les dogmes pétrifiés que la tradition immuable impose à ceux qui, semblables à notre philosophe, se résignent à croire sans examen.

En Bordas-Demoulin semble s'être incarné le dualisme séculaire de la religion et de la philosophie. L'une des moitiés de son cerveau était cartésienne; l'autre, il semble l'avoir empruntée à un père de l'Église ou à quelque docteur du moyen âge. Étrange spectacle d'une existence intellectuelle dont la vie morale n'a pas fondu les antinomies.

Nous ne terminerons pas cette étude sans reconnaître dans l'œuvre de Bordas-Demoulin la part importante qu'y a prise M. Huet, son disciple, son ami et son biographe. C'est à ce dernier que le public est redevable de la publication des OEuvres posthumes de Bordas, et qui, outre sa collaboration dans les Essais sur la réforme catholique, a publié seul le Règne social du Christianisme et promet des Éléments de philosophie pure et appliquée. L'ouvrage de Bordas-Demoulin sur le Cartesianisme est précédé d'une remarquable préface de M. Huet, sur la réformation de la philosophie.

ED. GRIMARD.

HISTOIRE

DU

CONSULAT ET DE L'EMPIRE

PAR M. THIERS

I

On chercherait en vain dans toute notre histoire littéraire une fortune comparable à celle du livre de M. Thiers. Commencé en 1840, en plein régime parlementaire, au milieu des discussions passionnées de la tribune et de la presse libres, continué sous la République, il s'achève sous le régime de la tribune intermittente et de la presse autorisée, sans avoir perdu un seul moment la faveur du public. Tout a changé autour de lui, les hommes et les choses. Décors, acteurs et comparses, tout s'est transformé sur la scène du monde politique. L'auteur lui-même n'est plus ce qu'il était il a subi, il a ressenti profondément les grandes catastrophes qui ont marqué ces vingt années. Il a toujours été de l'opposition, et il en est encore, on nous l'assure et je le crois; mais son opposition n'a certainement plus les tendances ni surtout les vives allures de celle d'autrefois. Ses anciennes ardeurs se sont calmées; ses anciens enthousiasmes se sont modérés. L'homme légendaire lui-même à qui il avait élevé jadis un si haut piédestal, et qu'il se plaisait à nous représenter non-seulement comme le chef militaire, mais comme le chef politique dont la France avait surtout besoin 1,

1 Histoire de la Révolution, à la fin : « C'était un chef politique plutôt qu'un chef militaire dont la France avait besoin. Le 18 brumaire était donc nécessaire.

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s'est peu à peu amoindri dans son esprit à mesure que ses desseins gigantesques aboutissaient à de gigantesques désastres. Napoléon fut toujours pour lui le dieu de la guerre, et il l'est resté jusqu'à la fin; mais quant au politique, M. Thiers en est arrivé à reconnaître qu'on ne saurait le blâmer trop sévèrement. Seulement, après avoir fait l'apothéose « du plus grand des hommes 1, il s'est trouvé très-embarrassé pour le remettre sur terre, dans les vraies conditions de son existence. Désespérant de concilier le politique de 1800 avec celui de 1812 ou de 1813, et ne pouvant réprouver les actes qu'il avait glorifiés et l'esprit qu'il avait divinisé, il a imaginé une folie subite qui aurait réduit « le premier des mortels » « au rang d'un pauvre insensé. » J'aurai à examiner plus tard la valeur historique de cet ingénieux artifice oratoire. Pour le moment, je me borne à constater que le point de vue de l'auteur a changé, en même temps que changeait le milieu social.

Ce qui n'a pas changé, c'est l'empressement du public autour de ce livre. Les volumes se sont multipliés sans que le nombre des lecteurs ait diminué; et, depuis les grands succès des romans à longue haleine du XVIIe siècle et de nos jours, je ne sache pas un seul ouvrage qui ait retenu aussi longtemps l'attention du public. Tout ce qui lit, en France et hors de France, a lu ce livre, sans se laisser rebuter par son étendue. M. Thiers, écrivain, a, sous ce rapport, le même privilége que M. Thiers, orateur. Charmés par sa parole facile, limpide, lumineuse, ses lecteurs, comme ses auditeurs, le suivent sans fatigue et sans émotion, aussi loin qu'il lui convient de les conduire. C'est là un mérite incontestable, et je n'ai nullement l'intention de le déprécier.

Mais ce mérite à lui seul ne suffirait pas pour expliquer un succès aussi prolongé. M. Thiers en a un autre, plus séduisant encore: il aime la guerre, il l'aime passionnément, et il en parle en homme qui l'aime, avec complaisance et sans rien omettre. Il n'existe pas de livre d'histoire où les récits militaires occupent une si grande place. C'est là, je n'en doute pas, son principal attrait pour la majorité de ses lecteurs. Le fracas des batailles ne manqua jamais son effet sur les descendants de Brennus. Voyez comme ils se pressent aux drames militaires du Cirque, et autour d'un beau régiment qui s'avance en grande tenue, musique en tête. Eux qui ont oublié tant de choses, ils se souviennent encore des revues du Carrousel, et, dans leurs plus vifs élans vers la

' Expression d'une dépêche de M. Thiers à M. Guizot. Voir Mémoires de M. Guizot, t. V, ch. 29. Il faut lire, dans ces mémoires, la surprise bien fondée que cette dépêche inspira à M. Guizot.

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