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à chaque homme la sécurité et la justice, c'est-à-dire, le libre exercice de ses facultés, l'égalité des droits et la paisible jouissance des fruits du travail et de l'industrie. Nous verrons, toutefois, que l'Etat ne peut se tenir en dehors de la vie industrielle de la nation, qu'il intervient justement dans de nombreuses circonstances; mais son action doit s'arrêter devant le principe de la liberté du travail et ne peut servir à constituer, au profit des uns ou au détriment des autres, des privilèges qui discréditent bientôt ceux qui les obtiennent.

Je me borne à poser ici les principes généraux qui me semblent dominer toute notre législation industrielle, et je vais, dans une esquisse rapide, indiquer les règles et les coutumes dont s'étaient inspirés les peuples qui nous ont précédés.

II.

Régime du travail suivant les temps.

Aperçu historique.

A. Régime du travail dans l'antiquité. Le travail servile est la loi du monde ancien, et le mépris qui s'attache à l'esclave devait empêcher d'honorer l'industrie et de comprendre combien le travail est conforme à la nature et à la dignité humaines. La loi mosaïque reconnaissait l'esclavage; les livres des Rois et des Juges nous parlent souvent des esclaves possédés par les Israëlites, et leur nombre s'accrut tellement, au temps de Salomon, que l'on put en employer cinquante-trois mille à la construction du temple de Jérusalem. Mais c'est surtout en Grèce et à Rome qu'il faut voir l'influence de l'esclavage sur le régime du travail.

Si l'on s'arrête un instant au seuil de l'histoire grecque, on aperçoit les traces de la fécondité du travail dans la race laborieuse des Pélasges, et dans la puissance que déploie le monde hellénique, à l'âge. des héros, alors qu'il partage son temps entre la guerre et les travaux de l'agriculture ou du commerce. Plus tard mème, sauf à Sparte, les classes libres ne dédaignent pas de contribuer, par leur activité, à la prospérité matérielle de la nation. Thésée et Solon avaient posé le principe du travail dans la constitution des Athéniens.

On ne doit donc pas s'étonner de voir l'industrie prospérer surtout à Athènes. Il n'y a que Corinthe qui peut rivaliser avec elle par sa situation maritime, la renommée de ses bronzes et de ses poteries dont les fabriques occupaient tout un quartier de la ville.

1 Caillemer, Dictionn. des antiq. grecques, vo Artifices, Le contrat de louage à Athènes. Dareste, L'idée du droit en Grèce.

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Mais, vers le temps de la guerre du Péloponèse, les mœurs anciennes commencent à s'altérer, et le travail servile va dominer avec toutes ses funestes conséquences. L'oisiveté des classes libres était née de cette prospérité croissante dont le principe et la grandeur allaient être détruits par la mollesse et le dégoût du travail. Les philosophes vont, d'ailleurs, trouver le moyen de légitimer cette aversion des classes supérieures pour le travail et d'excuser l'humiliation infligée aux hommes qui se livrent au labeur manuel. La vertu, d'après Platon et Aristote, ne peut appartenir qu'aux citoyens dont l'éducation a développé la puissance rationnelle et qui doivent s'abstenir, pour la conserver, de toute profession mécanique et de toute spéculation mercantile. Une constitution parfaite, nous disent-ils, n'admettra jamais, parmi les citoyens, des artisans voués par leur nature à l'obéissance servile envers les hommes auxquels la supériorité des lumières donne le pouvoir souverain'. Voilà comment les plus puissants esprits du monde ancien traitaient les travailleurs; ils admiraient les Spartiates abandonnant aux Laconiens vaincus tous les travaux de l'industrie, et ne s'étonnaient pas des cruautés de cette servitude dont le nom d'Ilotes a perpétué dans l'histoire le triste souvenir. Si l'industrie des tissus appartenait en général au travail libre, tous les autres métiers étaient laissés aux esclaves, et Socrate devait s'élever inutilement contre les préjugés qui éloignaient les citoyens du travail industriel. Et aussi, quelque temps avant l'ère chrétienne, la Grèce avait tellement perdu l'énergie virile résultant des habitudes morales du travail, que Salluste pouvait dire à César. « Virtus, vigilantia, labor apud Græcos nulla sunt 2. >>

Pour Rome, le jugement de l'historien qui assiste aux vicissitudes du monde du travail ne sera pas différent de celui que Salluste portait sur le peuple hellénique. Le travail, animé d'abord par le sentiment du devoir et exercé par des hommes libres, perd bientôt, sous l'influence des guerres continuelles et de l'esclavage qu'elles alimentent, la place que les traditions et les vertus primitives lui avaient donnée dans la cité romaine. Les triomphes, remportés en Orient, amènent la mollesse et anéantissent l'esprit de travail, en créant partout la paresse et la corruption. Le citoyen ne travaille plus, les professions industrielles qualifiées de sordides lui sont interdites; l'esclavage envahit à la fois la campagne et la ville, et nous donne le spectacle de ses avilissements. L'esclave de la campagne, surtout, dans les grandes exploitations des latifundia, était soumis aux traitements les plus durs; la chaîne le suivait partout, dans l'ergastulum

1 Aristote, Politiq. IV, vi, 2, 6. Platon, Leges, St. 847 a. Epist. ad Cæs. I.

3 Mommsen, et Marquardt, Manuel des antiquités romaines. Waltzing, Les collèges d'artisans romains.

comme à l'ouvrage, et les caprices du villicus, esclave lui-même, font peser sur le cultivateur le poids d'une double servitude. L'esclave des ateliers dans les villes n'avait pas à supporter de moins rudes labeurs et de moins cruelles épreuves.

L'esclave, d'ailleurs, savait résister à l'infamie de sa condition, et se vengeait des outrages qu'on lui faisait subir par la stérilité de son travail. L'industrie et l'agriculture déclinent dès qu'on substitue des esclaves aux hommes libres; c'est l'exploitation servile qui diminue la richesse territoriale de l'Italie et qui nécessite impérieusement l'importation des blés de Sicile, d'Egypte et de la Barbarie.

L'esclavage, dont le principe néfaste annihile ou corrompt les résultats de l'activité humaine, exerce en outre une influence désastreuse sur le travail libre et le réduit à la condition la plus misérable. Dès l'époque primitive, les classes inférieures du peuple s'adonnaient aux travaux industriels et formaient des communautés libres ou corps de métiers (collegia, corpora). Numa, dit Plutarque', avait créé des collèges des diverses professions, d'orfèvres,de forgerons, de teinturiers, de cordonniers, de potiers, de joueurs de flûte, et réuni toutes les autres en un seul corps; il attribuait à chaque collège des sacrifices propres et des temples comme lieux de réunion. Servius Tullius les réglementa de nouveau, et les artisans, privés des droits politiques, exclus de l'armée, étaient méprisés de tous les citoyens et se tenaient en dehors des affaires publiques.

Les corporations ne pouvaient se former qu'en vertu d'une autorisation de l'État, et les personnes, qui auraient formé des collèges de leur plein gré, étaient punies comme celles qui auraient envahi les temples à main armée. Les premiers empereurs songent, par un sentiment de défiance, à les restreindre; mais Alexandre Sévère les multiplie et veut s'en faire un moyen de gouvernement; il en constitue pour tous les métiers et leur donne des juges pris dans leur propre sein et dont il détermine les attributions. Les collèges d'ouvriers entrent désormais dans l'organisation politique; les hommes libres sont enchaînés au travail considéré comme un service public. Par la servitude de la curie, on impose aux classes supérieures le fardeau des services administratifs; par la servitude de la corporation, on contraint la plèbe au travail industriel dont on rend la charge héréditaire. On était mineur, tisserand, armurier, boulanger par droit de naissance; on n'avait ni la liberté de son labeur ni le choix de son industrie, on condamnait au travail comme à une peine. La corporation n'était pas obligatoire, car on n'était pas forcé d'y entrer pour pouvoir travailler, mais il était défendu d'en sortir une fois qu'on y était entré.

1 Plut., in Numa, no 17.

2 L. 2, Dig., De collegiis, liv. XLVII, tit. 22.

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Cette pensée de restaurer le travail libre par la contrainte, trouve, dans l'esclavage, le premier et principal obstacle au succès de son exécution. Les propriétaires d'esclaves accaparaient facilement le monopole de l'industrie. L'individu isolé avait à lutter contre le travail servile et le travail incorporé, et ce dernier, malgré les privilèges dont il était l'objet, demeurait, en face du travail des esclaves, stérile et impuissant. L'État dut se charger de nourrir, par les distributions publiques, ce peuple appauvri et réduit à la misère. Mais on ne pratique ce système de distribution qu'à Rome et dans les villes où l'on peut craindre des soulèvements. Dans les provinces et à la campagne, les travailleurs, bien loin de recevoir des gratifications, étaient écrasés par l'impôt, et l'on vit ce spectacle étrange de propriétaires, désertant un sol incapable de les nourrir et préférant même l'esclavage à la liberté et à la responsabilité qu'elle entraîne.

L'institution du colonat qui fut un adoucissement de l'esclavage naquit de cette situation, et l'on voulut contraindre le laboureur à la glėbe, comme on avait enchaîné l'artisan à la corporation industrielle. Mais rien ne pouvait sauver l'empire de son abaissement moral et matériel et faire disparaître les causes qui devaient amener la destruction irrémédiable.

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B. Régime du travail sous les Barbares. La chute de l'empire romain et l'invasion des peuples du Nord n'eurent pas pour effet de modifier brusquement la condition économique des travailleurs. Le barbare, sauvage et grossier, a sur le travail une idée semblable à celle du Romain civilisé. Le métier des armes était seul digne de l'homme libre qui considérait, comme le propre d'un lâche et d'un homme sans énergie, de gagner à la sueur de son front ce qu'on peut obtenir avec du sang1.

L'occupation avilissante du labeur manuel était donc laissée à la classe asservie. Mais la situation de l'esclave, chez les Germains, devait achever l'assimilation qui se préparait déjà, dans les derniers temps du monde romain, entre le travailleur libre et le travailleur esclave. La servitude domestique plaisait aux Romains qui aimaient à s'entourer d'une foule d'esclaves, pour attester leur luxe et leur opulence. Le Germain ne souffrait pas à côté de lui le contact d'esclaves, dont le service l'aurait avili, et ne voulait dans sa maison que des hommes libres auxquels il donnait une marque d'estime et de confiance. en les attachant à sa personne. L'esclave est donc laissé à la profession des métiers et à la culture des terres; il a son intérieur, ses pénates à lui, il vit entouré des siens, et, malgré le droit de vie et de mort que le maître conserve, malgré l'état de misère auquel il est encore soumis,

1 Tacite, Germ., 13.

il se distingue de la foule des esclaves entassés, comme un troupeau, dans la maison de l'ancien Romain. Il paye un tribut composé d'une quantité déterminée de blé, de bétail, ou d'effet d'habillement, et l'excédent de son travail devient sa propriété. L'esclavage germanique se séparait ainsi de la servitude romaine et ressemblait au colonat rattachant l'esclave à la terre qu'il cultive. Et l'on vit, au milieu des désordres de l'époque, en l'absence d'une législation savante et d'une administration régulière, ces nuances légales disparaître bientôt, et les conditions sociales se rapprocher. L'esclavage disparaît, et le servage qui fut la condition des travailleurs pendant la première partie du moyen-âge commence à naître. Puis, à côté des serfs de la glèbe, on trouvera des artisans dans la condition de sujets et taillables à merci.

Les corporations et collèges d'artisans avaient péri, comme la plupart des institutions romaines, sous le coup de l'invasion des Barbares. Charlemagne voulut les reconstituer; par un capitulaire de l'an 800, il ordonna de compléter les corporations de boulangers et, par l'édit de Pistes, en 804, il rétablit les collèges d'orfèvres-monnayeurs. On attribue à cet empereur la défense de travailler la nuit, défense que l'on retrouve dans les règlements de la plupart des corps de métiers.

Le caractère particulier des mœurs germaines a donc contribué à l'adoucissement de l'esclavage, à la disparition de la servitude domestique et à l'amélioration de la condition matérielle des travailleurs.

Mais la révolution que le Christianisme accomplissait dans les idées et dans les mœurs devait aboutir à une régénération plus importante et plus féconde. Le Christianisme réhabilite le travail, lui donne comme base l'idée du devoir, et rend au travailleur conscience de sa dignité par la grande loi de l'égalité des hommes.

C. Régime du travail depuis le moyen-âge jusqu'au XIXe siècle. Cette période qui comprend un espace de huit siècles, va nous montrer les conquêtes lentes et laborieuses de la liberté du travail industriel.

Le mépris du travail survécut tout d'abord à la société antique et au régime de l'esclavage. La société féodale, dont le principe réside dans la force, considère l'exercice de l'industrie et du négoce comme une cause de dérogeance. Le servage est la condition du travailleur : dans les campagnes, il est serf du seigneur ou du monastère; dans les villes, il est serf du comte ou de l'évêque. Pendant sa vie, il peut jouir, pour une faible partie, des revenus de son labeur, mais il ne peut rien transmettre à ses enfants. Bientôt, il lui est permis d'acquérir la liberté personnelle; au serf succède le vilain jouissant du droit de se marier, d'hériter, de vendre et d'acheter à son gré et de transmettre ses biens à ses héritiers. Le seigneur vend fort cher la charte d'affranchissement qu'il délivre la taille annuelle, les corvées, toutes les

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