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AVANT-PROPOS

Les premières années du xive siècle ne sont qu'un long procès. Il y eut comme une épidémie de crimes... Les accusations vinrent en foule, empoisonnements, adultères, faux, sorcellerie surtout. Cette dernière était mêlée à toutes, elle en faisait l'attrait et l'horreur... Le premier de ces vilains procès de sorcellerie est celui de Guichard, évêque de Troyes, accusé d'avoir par engin et maléfice procuré la mort de la femme de Philippe le Bel'. »

A vrai dire, trente ans plus tôt, on avait déjà vu, sous Philippe III, la cour de France émue d'un scandale de ce genre, où l'on parlait de poison et de mauvais sorts, louche intrigue où s'étaient trouvés compromis, avec deux béguines de Flandre, l'évêque de Bayeux, Pierre de Benais, et son cousin, qui fut pendu pour ce fait, le conseiller et le favori du roi, Pierre de la Broce 2.

1. Michelet, Histoire de France, liv. V, ch. 5.

2. Voy. l'enquête, publiée par J. de Gaulle, Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1844, pp. 87-100 (d'ap. Arch. Nat., J. 429), et par Léopold Delisle, Cartulaire normand, no 927. Une information fut commencée contre Pierre de Benais sur les accusations qu'il avait répandues contre Marie de Brabant, la deuxième femme du roi, et sur ses tentatives d'embauchage vis-à-vis des béguines de Flandre; mais l'évêque s'était enfui dans les domaines du Saint-Siège et le pape arrêta l'affaire (1278),

Mais ce furent surtout les dernières années de Philippe IV et le règne de Louis X que troublèrent ces enquêtes monstrueuses où l'on trouvait mêlés à des griefs plus communs, l'hérésie, la magie et d'autres « crimes énormes. >> Coup sur coup, en quinze ans, on vit, à côté des grands procès de Saisset, de Boniface et du Temple, ceux d'Arnauld de Villeneuve 1, de Guichard de Troyes, de Marguerite Porete, de Pierre de Latilly 3, d'Enguerrand de Marigny, l'affaire du cardinal François Caïetani, neveu de Boniface VIII, celle de Mahaut d'Artois, d'autres

1. Son procès eut lieu à Paris en 1299: il était accusé d'hérésie. Voy. Ilist. littéraire, XXVIII, 35.

2. Brûlée en Grève le 31 mai 1310, comme hérétique. Son procès est aux Archives nationales (J. 428). Voy. B. Hauréau, Hist. litt., XXVII, 70-74; - Ch. V. Langlois, Revue historique, 1894, mars-avril, pp. 295-299.

3. Pierre de Latilly, chancelier, évêque de Châlons, fut accusé en 1315 d'avoir procuré la mort de Philippe le Bel et de Louis le Hutin: il fut emprisonné et un tribunal ecclésiastique fut appelé à se prononcer sur son cas (Contin. de Nangis, Histor. de France, XX, 609-15).

4. Son procès eut lieu à Vincennes le 15 mars 1315 : sa condamnation fut déterminée par les sortilèges que sa femme et sa belle-sœur pratiquaient avec un sorcier et une sorcière pour le débarrasser de ses ennemis, le roi et les royaux. Elles avaient fabriqué des images de cire consacrées au démon; elles prétendirent qu'elles l'avaient fait pour que le roi rendît son amitié à Enguerrand (Jean de S. Victor, Histor. de Fr., XXI, 660-61). Voy. Hist. littéraire, XXVIII, 458-60.

5. Bibl. Nat., Clairambault, no 487, p. 427: Rapport d'Evrard de Barsur-Aube sur une tentative d'envoûtement par le cardinal François Caïetani sur deux cardinaux, le roi et le comte de Poitiers (avril 1316). Voy. Bertrandy, Recherches historiques sur l'origine, l'élection et le couronnement du pape Jean XXII, Paris, 4854, 8°.

6. Mahaut, comtesse d'Artois et de Bourgogne, fut accusée en 1317, par une sorcière du pays d'Hesdin, de maléfices et de meurtre. Ses deux filles avaient été compromises dans le scandale de la Tour de Nesle: on disait que Mahaut avait composé un philtre pour amener la réconciliation de son gendre, Philippe, comte de Poitiers, avec sa femme Jeanne, détenue à Dourdan; on avait prétendu encore qu'elle avait empoisonné le roi Louis X pour faciliter à ses enfants l'accès du trône de France: elle fut reconnue innocente. Voy. l'enquête publ. par le mis de Godefroy-Ménilglaise, Mém, de la Soc. des antiq. de France, XXVIII, 181.

encore. C'était, entre toutes les époques du moyen âge, un temps de sortilèges et de nécromancie 1.

Toutes ces enquêtes n'eurent pas un même éclat. Le peuple ne vit point aussi curieusement le procès de Marguerite Porete, brûlée en Grève pour ses hérésies dogmatiques, que les procès des Templiers, de Boniface, de Guichard ou d'Enguerrand, accusés d'œuvres sacrilèges et diaboliques, de pratiques honteuses et criminelles. La situation des personnages, leur nom fit moins encore pour l'attrait de ces causes que la singularité de leurs crimes, surtout du crime de magie, habilement insinué parmi les griefs.

Le procès de Guichard de Troyes ne fut pas un simple procès de sorcellerie : peut-être, à ce moment de lutte ardente contre le pape, couvrait-il une action politique; il fut, au fond, le dénouement tragique, sous la main violente de Nogaret, d'une longue et sourde intrigue de cour. Mais pour la foule, qui vit surtout l'appareil des débats et n'en put entendre que le bruit, ce fut une ténébreuse affaire, sorcellerie, meurtres, sodomie, poison mêlés à d'autres crimes, et dont les imaginations restèrent longuement frappées.

Sur lui mirent moult d'acoisons,
Murdres, bougueries, poisons,
Qu'il n'avoit point esté filz d'home,
Pluseurs dolleurs que je ne nomme.....
Tous cas vilains, tous cas obscurs...

1. Les chroniques sont pleines de récits de sortilèges; v. entre autres dans la Contin. de Girard de Frachet (Histor. de Fr., XXI, 60) l'histoire du sorcier de Château-Landon (1323); Contin. anonyme de Jean de SaintVictor (ibid., 688), l'histoire « du prieur de Morigny delès Estampes qui vouloit renouveler une doctrine de nigromence déjà condamnée appelée

Rien n'y manqua de ce qui pouvait faire la cause retentissante la qualité de l'accusé, un prélat ayant eu richesse et honneurs, favori de la feue reine, jadis un des principaux de la cour du roi ; — le nom de l'accusateur, Louis, roi de Navarre et comte de Champagne, fils aîné du roi de France; la nature et le nombre des crimes, entre lesquels on comptait l'envoûtement d'une reine de France et l'empoisonnement de la reine de Navarre. Solennelle et passionnante fut l'ouverture du procès, quand, le premier dimanche d'octobre 1308, devant la foule du peuple et des clercs réunis dans le jardin de la Cité, comme l'année précédente pour les Templiers, - on lut l'exposé des crimes de l'évêque. On était en pleine affaire du Temple; c'était le moment même où les poursuites allaient être reprises contre la mémoire de Boniface VIII': les gens du roi, gravement, avec une froide complaisance, et comme dans « un âcre plaisir de vengeance », étalaient à la fois les turpitudes d'un ordre, d'un évêque et d'un pape, et semblaient avoir dans un même dessein concerté ce formidable appareil d'accusations.

Ce furent en tout cas les mêmes hommes qui dirigèrent les trois procès. En même temps qu'il composait les griefs contre les Templiers et qu'il rédigeait ses accusations contre Boniface, Nogaret trempait dans le procès de Guichard, où il agissait de concert avec Noffo Dei, ce lombard que Villani regarde comme le dénonciateur de l'ordre du Temple.

ars notoire, qui promettoit à conquérir toute manière de science sans nulle étude et sans tout maître. » Richesse, science, amour, vengeance, on croyait pouvoir tout demander à l'art démoniaque de la sorcellerie.

1. Clément V avait fixé au 2 février 1309 l'ouverture des débats. 2. M. C. Piton (Revue de l'Orient latin, 1895, no 3, mettant en compa

Les trois procès furent conduits ensemble: ils devaient avoir ensemble leur dénouement. Quand le concile de Vienne eut réglé l'affaire du Temple, on vit s'assoupir et se terminer les deux autres procès, comme s'ils n'en eussent été que les corollaires.

La concurrence a fait tort au procès de Guichard : l'histoire de l'évêque de Troyes est restée, jusqu'à nos jours, presque inconnue et comme étouffée entre ces deux grandes causes, le procès des Templiers et celui de Boniface VIII; et si quelques-uns en ont senti l'attrait, on ne voit pas qu'ils aient cherché à en lire jusqu'au bout ni dans le détail les si curieuses pièces. Fleury, dans son Histoire ecclésiastique', s'en tient à ce que lui apprennent le continuateur de Nangis et Baluze; et les historiens troyens des xvire et xvIe siècles ne sont pourvus que d'aussi maigres renseignements. A part un acte important relatif à l'église de Troyes, Nicolas Camuzat 3 n'a connu sur Guichard que la relation, la rumeur affaiblie des chroniques';

raison les versions de Villani, d'Amalric Augier et la déposition de frère Ponzard de Gisi, croit pouvoir conclure que Noffo Dei ne fut point le dénonciateur de l'ordre du Temple, contre l'opinion jusqu'ici admise et que le chroniqueur florentin a fait un quiproquo: le véritable dénonciateur serait Esquiu de Floyrac, prieur de Montfaucon, et Noffo Dei ne serait intervenu que dans le procès de Guichard.

1. XIX, 233-34.

2. Vitæ paparum Avenionensium, I, 393–94. Des pièces du procès, Baluze ne rapporte d'ailleurs que le mandement d'enquête.

3. Promptuarium sacrarum antiquitatum Tricassinæ diocesis (Troyes 1610, 8), fol. 193 et sqq.

4. Les chroniques originales qui nous rapportent, en quelques lignes ou quelques vers trop brefs et trop pàles, le bruit du procès sont : celle de Jean de Saint-Victor Histor, de France, XXI, 644-652); la chronique rimée attribuée à Geffroi de Paris (ibid., XXII, 117); la continuat. de la Chronique de Guillaume de Nangis ibid., XX, 598). — Les chroniques de Saint-Denis, la contin, de Girard de Frachet n'ont rien d'original,

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