Non, non, répondit Louise faiblement; c'est une si courte distance... j'ai encore de la force... D'ailleurs je ne puis... je n'ose vous laisser partir à ma place. Mais sa faiblesse augmentait toujours, elle fut forcée de s'interrompre et de s'asseoir sur un tas de planches qui se trouvait près d'elle. Restez ici, attendez-moi, dit Prosper en posant la petite fille sur les genoux de Louise et les couvrant toutes deux du grand manteau pour les préserver de la fraîcheur de la nuit. Je serai de retour dans un moment avec Gratien, je vous le promets. Il descendit en courant vers la rivière, appela un canotier, s'élança dans la barque, qui s'éloigna aussitôt. Le batelier excité par les promesses et les prières de Prosper faisait voler sur l'eau le léger esquif, et Baudin trouvait qu'il n'avançait pas. Cette femme seule, mourante, abandonnée dans cette grande ville, remplissait son cœur d'inquiétude. D'un autre côté, il se demandait comment Gratien allait l'accueillir. Il se rappelait ce qui s'était passé entre eux et craignait de ne pouvoir parvenir à se faire écouter. En arrivant au navire, il ordonna au batelier de l'attendre et grimpa lestement le long des flancs du paquebot. Là il se trouva comme perdu au milieu du tumulte inséparable de l'embarquement d'un grand nombre de passagers, et de l'obscurité croissante qui l'empêchait de distinguer leurs visages. Les personnes qu'il interrogeait lui répondaient à peine et il commençait à se décourager lorsqu'un jeune homme, appuyé à l'écart sur le bordage, se retourna de son côté et demanda d'une voix que Prosper reconnut aussitôt ce qu'on voulait à Gratien Amaury. Baudin s'approcha alors de lui. Gratien, dit-il avec émotion pendant qu'il lui posait la main sur le bras, Louise est à Bordeaux, elle t'y a suivi; elle y arrivait pendant que tu en partais; mais ce long voyage l'a épuisée; elle est malade, mourante peut-être; elle te demande, viens! -Louise! à Bordeaux! dit Gratien en tressaillant. Comment le sais-tu ? Et pourquoi le sais-tu? ajouta-t-il en lançant à son ami un sombre regard. Ah! laisse là tes misérables soupçons, reprit Prosper avec chaleur. J'étais sur le quai au moment où tu t'es embarqué; car malgré ton injustice, je t'aime encore et je voulais te revoir une dernière fois. Je m'en retournais cependant sans avoir eu le courage d'aller te serrer la main, lorsque j'ai rencontré Louise. C'est à peine si je l'ai reconnue. Tu l'avais prise si jeune, si jolie, si heureuse! Qu'en as-tu fait, Gratien? Elle se traînait mourante avec son enfant, espérant te le remettre au moins avant de lui manquer elle-même. Je l'ai amenée jusqu'au bord du quai; mais là, elle n'a pu continuer; et si tes yeux pouvaient pénétrer à travers cette nuit qui nous gagne, tu l'apercevrais couchée sur le rivage, t'attendant et t'appelant peut-être. Viens, te dis-je. Hâte-toi! Son enfant! son enfant ! répéta Gratien en reculant comme frappé de stupeur. Mais elle n'en a pas ! On m'a écrit qu'il était mort. - On le lui avait enlevé. On le lui a laissé pleurer pendant un mois! Que de larmes tu as à essuyer, Gratien! Que de mal à réparer si Dieu t'en laisse le temps! Mais tu tardes trop... Je te dis qu'elle se meurt, qu'elle est là-bas seule, abandonnée, sans secours, sans protecteur, et tu hésites? Viens donc, malheureux, par pitié pour toi-même, si tu veux t'épargner un remords éternel ! Gratien regarda encore Prosper d'un air troublé ; puis, s'élançant le premier vers l'échelle, il se laissa glisser dans le canot suivi de son ami. Force de rames, dit-il, il y va de la vie ou de la mort! La barque recommença à fendre l'eau comme une flèche. Gratien, placé à l'avant, cherchait à distinguer, dans la direction que Prosper lui indiquait, la forme de Louise assise à terre; bientôt il crut apercevoir, à cette place même, un groupe composé de cinq à six personnes. Une lumière descendit du quai, apportée par une vieille marchande de fruits dont l'échoppe était peu éloignée. Une certaine agitation semblait régner sur l'embarcadère. Le cœur de Gratien et celui de Prosper battaient d'angoisse et de crainte à rompre leur poitrine. Ils s'élancèrent hors de la barque aussitôt qu'elle toucha le rivage et coururent à l'endroit où Prosper avait laissé Louise. Un sergent de ville, deux ou trois femmes et quelques hommes entouraient un brancard sur lequel on avait déposé une masse inerte. - C'est une femme qui est morte, dit un des assistants à un autre, et son enfant qui ne vaut guère mieux. C'est ma femme ! c'est mon enfant! s'écria Gratien en s'élançant vers le brancard et découvrant la pâle figure de Louise. C'est ma Louise que j'ai tuée et que j'adorais! Malheureux ! misérable! que je suis! Dieu sans doute prit en pitié l'angoisse profonde, le remords désespéré qui dans ce moment brisèrent le cœur de Gratien. Le son de sa voix pénétra jusqu'à l'intelligence de Louise à travers l'insensibilité léthargique amenée par la lassitude et le besoin, et elle fit un mouvement. Encouragés par cet indice de vie, touchés du déses poir de Gratien, les braves gens qui avaient recueilli la jeune femme mourante, se hâtèrent de la transporter dans la maison la plus prochaine et d'aller chercher un médecin. Grâce aux soins habiles qui lui furent prodigués, Louise reprit peu à peu le sentiment. Elle ouvrit les yeux et regarda autour d'elle avec surprise. Elle sentait des larmes brûlantes couler sur ses mains, des baisers passionnés lui étaient prodigués, et il y avait si longtemps qu'elle était déshabituée de toute tendresse! elle avait si souvent compris amèrement que sa vie ou sa mort était chose indifférente à ceux mêmes qui la secouraient! Cette fois il n'en était plus ainsi, sa tête souffrante reposait sur l'épaule de son mari agenouillé près d'elle; Prosper Baudin, debout au pied du lit, tenait dans ses bras la petite fille souriante, et Louise pouvait enfin se reposer dans le bonheur qu'elle avait acheté au péril de sa vie. Le lendemain, lorsque le paquebot les Trois-Frères appareilla pour partir, Gratien, on le pense bien, manquait à l'appel et pourtant la liste des passagers était complète. Prosper Baudin avait remplacé son ami. Il s'était décidé tout à coup à partir sans en prévenir les deux époux réunis et heureux. Maintenant, appuyé sur le bor dage, il regardait fuir à l'horizon Bordeaux, ses quais, ses maisons, ses promenades grandioses, et pensait à ceux qu'il y avait laissés. Des regrets confus, de vagues craintes troublaient son esprit. Il se demandait s'il y avait eu de sa part courage ou lâcheté à s'éloigner ainsi; s'il n'aurait pas dû veiller encore pendant quelque temps sur le bonheur de Louise. Il craignait la faiblesse de Gratien, l'inconstance de ses projets, l'influence menaçante de madame Amaury. Hâtons-nous de le dire, de ce côté du moins, les craintes de Prosper ne se réalisèrent point; Gratien avait trop appris à se défier de la domination de sa terrible mère pour ne pas s'en tenir à l'abri, et Louise fixée loin d'elle aurait pu retrouver son bonheur d'autrefois si sa santé et son âme, ébranlées par tout ce qu'elle avait souffert, s'étaient remises en parfaite harmonie avec la gaieté, l'insouciance de Gratien, et cet oubli complet du passé qui parfois l'étonnait dans son mari. Aussi l'on pouvait voir souvent de la tristesse à travers le sourire de la jeune femme, de la défiance dans son plus joyeux regard. Quant à madame Amaury, refusant obstinément les secours que son fils lui envoyait, traînant dans la solitude une sombre et douloureuse vieillesse, elle n'a jamais fait une tentative pour se rapprocher de ses enfants ou pour obtenir le pardon de sa bellefille, dont le bonheur fut peut-être, au milieu de toutes les amertumes de sa vie, le plus grand tourment de sa haine jalouse. JULES D'HERBAUGES. POÉSIE SŒUR SIMPLICE A HIPPOLYTE FLANDRIN Honte à qui voit le mal sans que le mal le navre, Maître qu'un marbre de Carrare, Que ta noble tête se penche : Ah! cette foule, si profonde Qu'elle va débordant du seuil, Sans doute honore un grand du monde, Non, l'humble fille qu'on erterre, 1 Le vendredi 19 octobre. |