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M. Charles Blanc a été le rédacteur, quelques-uns disent même le rédacteur en chef, vaste compilation, qui malgré l'intérêt du sujet et le charme des gravures, n'a vu le jour et ne vit, d'une vie discrète, que par des souscriptions fort peu démocratiques et l'aide du gouvernement. Quatrième titre : De nombreux feuilletons où l'émotion donne le branle à l'intelligence, et où la plume court frémissante, comme saisie par le demon de l'inspiration; c'est toujours M. Camille Rousset qui parle.

Tel est le bilan. Est-ce peu? Est-ce beaucoup? M. Blanc n'a pas hésité à se rendre cette justice que ce n'était pas peu. «Il me semble, a-t-il dit, que je manquerais de respect à tant d'hommes illustres qui m'ont accordé leurs suffrages, si j'affectais de m'en croire indigne. » Puis il s'est demandé si un récipiendaire était tenu de faire l'éloge de son prédécesseur, et il s'est hardiment prononcé pour la négative, par cette triple raison que Bossuet n'a rien dit de l'abbé du Chastelet, qu'il venait remplacer; le maréchal de Villars, rien de l'abbé de Chamillart, évêque de Senlis; et le comte de Buffon, rien de l'abbé Languet de Gergy, archevêque de Sens, un très-savant prélat cependant, l'effroi des jansénistes. Bossuet, Villars, Buffon, Charles Blanc ! Vous comprenez.

M. Charles Blanc a eu la condescendance néanmoins de se montrer bon prince, et il a cédé à l'usage, tout en exprimaut le regret qu'ayant fort peu connu M. de Carné, il ne pût, même avec ses livres, donner qu'un léger crayon, non-seulement de sa personne, mais de son talent.

Ceci une fois dit, il se jette, tout d'un trait, précisément dans l'appréciation du caractère de M. de Carné, chose qui lui semblait si difficile. Pas si difficile, à coup sûr, car M. Blanc avait sous les yeux le charmant ouvrage de M. de Carné dont nous parlions il y a quatre ans : Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration, et il lui a emprunté bon nombre d'anecdotes piquantes et de traits heureux qui lui ont valu de chauds et sincères applaudissements. M. Blanc n'a pu s'empêcher de trouver, lui-même, qu'il y avait vraiment plaisir à lire ces mémoires. Mais lorsqu'il arrive aux ouvrages historiques de son prédécesseur, la note change. Il leur reproche d'abord un certain style, dont l'auteur, dit-il, avait pris l'habitude dans les hautes sphères, style élevé, digne, mais tendu, convenu, incolore, et ne nommant jamais les choses par leur nom. M. Camille Rousset, qui donnait très-spirituellement la réplique au récipiendaire, s'est permis alors de lui demander s'il lui souvenait d'un membre de l'Académie des Beaux-Arts qui appelait les tailleurs, en pleine séance de l'Institut, les artistes décorateurs de la personne humaine. Or, cet académicien était précisément M. Charles Blanc, cet ami du langage familier, cet ennemi juré des périphrases; il lui a rappelé toute une partie de son discours sur la toilette des femmes devenue une image du mou

vement rapide qui emporte le monde. Habits boutonnés, soutaches, rien n'était oublié, pas même les hauts talons qui, poussant les femmes en avant, leur font håter le pas, fendre l'air et accélérer la vie, en dévorant l'espace qui la dévore. " Quel autre que vous, monsieur, s'écriait M. Rousset, pourrait, avec une sûreté pareille, côtoyer de si près l'étroite limite passé laquelle le précieux commence! › Décidément, M. Charles Blanc était résolu à semer sa voie de chausses-trappes pour s'y faire prendre, à la satisfaction visible de l'auditoire.

Un autre reproche qu'il a adressé à M. de Carné, et celui-là est des plus graves, c'est d'avoir été un écrivain passionné, sans impartialité, sans justice, ne comprenant rien à la Révolution après Malouet et Mounier, et perdant devant elle tout son sang-froid. Quand M. de Carné eût manqué de sang-froid devant Robespierre, lui qui n'en eût certes pas manqué devant l'échafaud, je ne lui en voudrais pas; mais le fait est que l'indignation qu'on signale dans ses paroles n'est que l'éloquence de la justice.

Tous ceux qui ont connu M. de Carné, ou qui ont simplement lu ses livres, savent que, si sa foi était inébranlable, indubitata fides, pour parler comme le pieux auteur de l'Imitation, son indulgence pour l'erreur ne se démentait que lorsque la bonne foi et l'honnêteté en étaient absentes. M. Charles Blanc traite M. de Carné d'homme de passion, et, au même instant, il fait de lui un partisan dévoué des principes de 89, ce qui semble passablement contradictoire. Ici, dans tous les cas, entendons-nous bien. Que M. de Carné ait considéré les principes de 89 comme une nécessité dans un temps de division et d'émiettement, je ne le nie pas; qu'il ait nourri plus d'une illusion sur ceux qui les avaient pris pour drapeau, et blàmé ses amis lorsqu'ils se montraient plus défiants, je ne le nie pas davantage. Mais qu'il ait jamais vu, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la charte primordiale de l'humanité, qu'il ait pensé que, dans toute société bien entendue, le faux devait avoir les mêmes droits que le vrai, je le nie et je proteste. M. de Carné pactisait si peu, d'ailleurs, avec le libéralisme des libéraux, que pendant toute sa carrière parlementaire, il ne cessa d'être sur la brèche pour lui arracher les libertés qu'il promet toujours, mais ne cède qu'à son corps défendant: liberté de l'enseignement, liberté de la charité, liberté des associations religieuses. Cette lutte de quinze ans, lutte d'autant plus courageuse que les adhérents étaient peu nombreux et les adversaires sans nombre, a été et restera, non moins que ses livres, le grand honneur de sa vie. Aussi, je m'étonne qu'à l'Académie, on l'ait, de part et d'autre, un peu trop oubliée.

Il n'y a rien à dire du jugement que M. Blanc porte sur les grands ou

vrages de M. de Carné. Evidemment il n'en a qu'une connaissance trèssuperficielle. Le seul qui obtient ses louanges, c'est l'Histoire des États de Bretagne. Le souffle de la liberté provinciale l'a touché; mais il n'admet pas que l'historien, faisant justice du fameux compte rendu des constitutions des jésuites, ajoute que si leur auteur, La Chalotais, vivait de notre temps, «< il ferait élever ses enfants par la société qu'il proscrivait. » — « Je ne sais, répond M. Blanc, si l'ombre de l'illustre magistrat confesserait ce remords prétendu - Je ne le sais pas davantage; mais, pour avoir, à cet égard, quelques données, j'aurais commencé par interroger sa famille. La chose était facile à M. Blanc, sans sortir de l'enceinte de l'Académie ; il n'avait qu'à s'adresser à M. le comte de Falloux, petit-fils par alliance, et à M. le comte de Champagny, qui compte parmi les siens deux descendants directs de l'illustre magistrat 1. Leur réponse eût peut-être été péremptoire.

Il est enfin un dernier tort que M. Blanc ne peut pardonner à M. de Carné: c'est d'avoir oublié les Beaux-Arts dans ses livres politiques, tort inconcevable, s'écrie-t-il, car l'esthétique est la philosophie du sentiment et sous un autre rapport moins sentimental, c'est une source de produits qui se chiffrent pour la France par plus de 400 millions. Et là-dessus, commence un dithyrambe en l'honneur des Beaux-Arts qui, le croirait-on, m'ôte tout désir d'acheter les Vies des peintres de toutes les écoles. Si la pensée de M. Blanc est, en effet, émue et des plus émues, elle est, en même temps, des plus confuses. En veut-on une preuve? M. Blanc applaudit aux élèves du peintre Guérin, saccageant la vieille école de David, et faisant succéder un art humain et vivant à un art digne et froid comme le marbre; puis, la page suivante, il nous donne cette école de David qu'on devait saccager avec tant de raison, comme une grande création républicaine. C'est à n'en pas croire ses yeux, et cependant cela est.

Pour M. Blanc, David est le régénérateur de l'art en France. Au moins eût-il dû ajouter après Vien, qui inaugura cette régénération en pleine monarchie. L'influence de Vien date, en effet, de 1754, époque où il força les portes de l'Académie, dont les peintres de boudoirs, toutpuissants alors, prétendaient lui interdire l'entrée. Diderot écrivait encore, peu d'années après, « il n'y a presque plus aucune occasion de faire de grands tableaux. Le luxe et les mauvaises mœurs, qui distribuent les palais en petits réduits, anéantissent les beaux arts. » Mais la réaction commençait, et elle fut telle qu'au salon de 1775, la petite peinture licencieuse fut exclue pour faire place à la grande peinture. Les applau

1 M. le vicomte de Champagny, sénateur, et son frère, petits-fils de la fille de La Chalotais, M** la marquise de la Fruglaye, (Sophie-Antoinette-Pauline de Caradeuc de La Chalotais.)

dissements qui allaient hier à Boucher vont maintenant à Vien, à Doyen, à Vernet, et, dans quelques jours, ils iront aux élèves de Vien: Vincent, Regnault, David. Ce dernier ne commence toutefois à marquer qu'en 1781, par son Bélisaire, et ne devient chef d'école qu'en 1785, par ses Horaces. Ne convient-il pas d'ajouter que les Horaces et le Brutus qui les suivit de près, avaient été commandés et furent payés par Louis XVI?

M. Blanc nous montre ensuite David transformé par la flamme ardente de 89, et peignant le Serment du jeu de paume, les Sabines, la Mort de Socrate. LA MORT DE SOCRATE! mais on l'admirait chez M. de Trudaine, dès 1787. Pourquoi M. Blanc ne parle-t-il pas plutôt de deux peintures éminemment républicaines: la Mort de Lepelletier et la Mort de Marat? Jamais cependant le pinceau de David ne fut plus hardi, surtout en peignant son ami Marat, jamais sa verve ne fut plus effrayante. Serait-ce peut-être que l'effroi dans son tableau ne laisse aucune place à la pitié ? Et le Couronnement de Napoléon, pourquoi le passe t-il sous silence? Est-ce qu'il n'est pas postérieur à la transformation républicaine? 1

Après David viennent ses élèves ou successeurs, que M. Blanc nous donne imperturbablement, par droit de filiation, comme des produits républicains: Gros, notamment, avec ses batailles épiques de L'EMPIRE; Giro det avec son Endymion, cette mignardise au clair de lune, dans laquelle on dirait que le nouvel académicien croit reconnaître un sans-culotte 2; Guérin avec sa Clytemnestre, scène imposante et théâtrale qui date de 1816. A quel titre donc y voir une inspiration républicaine? Serait-ce parce que le poignard qui arme la main de l'épouse adultère, va frapper Agamemnon, le roi des rois? Il est dans l'œuvre de Guérin une page plus célèbre encore. Elle remonte à 1798, et est bien autrement républicaine. Aussi m'étonné-je que M. Charles Blanc ne l'ait pas citée de préférence. C'est Marcus Sextus, un proscrit, rentrant sous son toit et n'y trouvant que la ruine et la mort. Sa femme est étendue sans vie sur sa couche; sa fille gît éplorée aux pieds de sa mère; l'effet est d'autant plus saisissant qu'il est moins cherché. En France comme à Rome, tout ici rappelle la république.

Mais, me dira-t-on, c'est donc le chaos que le dithyrambe de M. Blanc? Oui, c'est le chaos. C'est si bien le chaos, qu'à entendre M. Blanc, les artistes supérieurs dont les divers États ont employé le génie sont TOUS

1 Si jamais un ambitieux tentait d'usurper la plus légère partie de la souveraineté du peuple, s'écriait David à la Convention, le 28 mars 1793, ou qu'un làche osât vous proposer un roi, combattez et mourez plutôt que d'y jamais consentir..

Ce choix de l'Endymion est d'autant plus surprenant que le talent gracieux de Girodet s'est montré, dans quelques tableaux, dans une scène du déluge, par exemple, bien autrement viril,

cite ces fortunés pays libres : Athènes, qui faisait périr So

ÉCLOS SOUS L'AILE DE LA LIBERTÉ, et il Athènes, Venise, Florence, la Hollande! crate, proscrivait les philosophes, et dont la population était en grande partie esclave; Venise, la ville du conseil des dix, du tronc aux délations et du Pont des Soupirs; Florence, dont la gloire artistique s'identifie avec un nom presque royal, celui de Médicis; la Hollande enfin; mais la Hollande était-elle donc une république lorsque Van Eyck la dotait de la peinture à l'huile, et que Lucas de Leyde immortalisait son école naissante par son Ecce homo, son Jugement dernier, ses Descentes de croix? Plus tard, au temps de la république, ce qui frappe le plus, c'est que la grande peinture disparaît presque entièrement pour faire place à une petite peinture d'intérieur : à l'Arracheur de dents, à la Femme hydropique, aux Bu'les de savon, à la Cuisinière hollandaise, etc ... Rembrandt lui même, si admirable dans ses Pèlerins d'Emmaüs, s'adonne de préférence aux portraits, genre de peinture qui va mieux aux riches marchands d'Amsterdam et aux gros bourgeois de Leyde et de Harlem.

Et maintenant compterons-nous les génies éclos sous l'aile de la monarchie? M. Camille Rousset en nomme quelques-uns: Rubens, Van Dyck, Velasquez, Poussin, Le Sueur; eût-il pu les nommer tous? Qui n'a ouï parler du Pérugin, de Bramante, de Raphaël, tous les trois sujets des papes ; de Murillo, sujet des rois d'Espagne; du Corrége, né en plein duché de Parme, et de la grande école pontificale de Bologne, et de la charmante école ducale de Ferrare? M. Blanc célèbre quelques-uns de nos artistes modernes, Géricault, Delacroix, Sigalon, Ingres, etc... Sous quelles ailes sont-ils donc éclos sinon sous celles de la monarchie?

Il aurait bien fait aussi de nous expliquer pourquoi Léonard de Vinci, un républicain de sa façon, quitta Florence, sa patrie, pour la cour de Milan, puis pour la cour de France; pourquoi Michel-Ange, un autre Florentin, ne se trouva bien qu'au Vatican; pourquoi Raphaël ne fit que passer à Florence, où il eut la bonne chance de trouver dans un couvent Fra Bartolomeo, un grand coloriste, et courut s'établir à Rome; pourquoi Hans Holbein déserta la république de Bâle et prit le chemin de l'Angleterre. Rien ne lui était plus facile, puisqu'il a écrit les Vies des peintres; mais, tant qu'il ne l'aura pas fait, il agira prudemment en ne demandant pas si l'on a lu son livre; car de nouveaux Gil Blas pourraient bien lui répondre comme l'ancien à l'évêque de Grenade: Et vous, Monseigneur ?

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'M. Blanc eût pu aussi ne pas oublier son maître Calamatta, né à Rome, et devenu artiste dans l'établissement pontifical de Saint-Michel. Calamatta, pour son compte, ne l'oublia jamais.

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