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il reproche à celui-ci de mettre sur le compte du régime économique tous méfaits imputables à la nature viciée de l'homme. 1) Il énumère les avantages dont le communisme obligatoire priverait la société. C'est un grand charme, dit-il, que d'obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons et la propriété individuelle nous assure ce bonheur-là, on le détruit quand on prétend établir dans l'État une unité excessive 2). De même à la vertu de générosité qui suppose la propriété, on enlève toute occasion de s'exercer; on n'est généreux que de ses propres deniers; donner le bien d'autrui n'est pas faire acte de libéralité 3).

Dans la Somme théologique, saint Thomas rappelle, sous forme d'objection, un texte de saint Basile, texte fameux souvent repris, naguère encore et très éloquemment par Henry George 4). Saint Basile compare le propriétaire à l'individu, qui, arrivant premier dans une salle de spectacle, empêcherait les autres d'entrer et se réserverait pour lui seul le plaisir de la représentation 5). Il n'y a rien dans ce passage, dit saint

1) Lex Socratis videtur bona in superficie et videtur quod sit amabilis ab hominibus: et hoc propter duo. Primo propter bonum quod aliquis suspicatur futurum ex tali lege. Quando enim aliquis audit quod inter cives sint omnia communia, suscipit hoc cum gaudio, reputans amicitiam admirabilem futuram per hoc omnium ad omnes. Secundo propter mala quæ putat tolli per hanc legem. Accusat enim aliquis mala, quæ nunc fiunt in civitatibus, sicut disceptationes hominum ad invicem circa contractus, et judicia de testimoniis falsis, et hoc quod pauperes adulantur divitibus, tamquam omnia ista fiant propter hoc quod possessiones non sunt communes. Sed si aliquis recte consideret, nihil horum fit propter hoc quod possessiones non sunt communes, sed propter malitiam hominum.

2) Valde delectabile est quod homo donet vel auxilium ferat vel amicis, vel extraneis, vel quibuscumque aliis : quod quidem fit per hoc quod homo habet propriam possessionem: unde etiam hoc bonum tollit lex Socratis auferens proprietatem possessionum.

3) Introducens communitatem possessionum aufert actum liberalitatis. Non enim poterit esse manifestum de aliquo an sit liberalis, nec aliquis poterit actum liberalitatis exercere ex quo non habet proprias possessiones, in quarum usu consistit opus liberalitatis. Providus homo propria expendit et dat. Quod autem aliquis det communia, non est multum liberalitatis.

4) H. GEORGE, Progrès et pauvreté.

5) Basilius dicit: “Sicut qui præveniens ad spectacula prohiberet adve

Thomas, qui puisse être tourné contre le principe de la propriété. Saint Basile ne bláme point le fait de l'appropriation. Il s'en prend seulement au propriétaire qui fait de ses richesses un usage égoïste 1).

Citons encore la Somme contre les Gentils. Posséder des richesses, y dit saint Thomas, n'est pas chose illicite, pourvu qu'elles aient été justement acquises, que le propriétaire n'y attache pas son cœur et qu'il en use convenablement pour son utilité et celle d'autrui. Saint Paul, dans sa première lettre à Timothée, ne condamne pas les riches, mais leur trace des règles dans l'emploi de leurs richesses. C'est donc une erreur de repousser la propriété privée, ainsi que l'ont fait certains hérétiques)...

Sobre de détails économiques, mais complète comme exposé de principes est la doctrine que nous venons d'étudier. A la solidité des raisonnements du théologien, les économistes et les jurisconsultes n'ont pas ajouté grand'chose. En s'écartant de son point de vue synthétique, ils ont embrouillé le problème.

nientes, appropriando sibi quod ad communem usum ordinatur, similes sunt divites, qui communia quæ præoccupaverunt, æstimant sua esse; sed illicitum esset præcludere viam aliis ad potiendum communibus bonis; ergo illicitum est appropriare sibi aliquam rem communem.

1) Dives non illicite agit, si præoccupans possessionem rei quæ a principio erat communis, aliis etiam communicet. Peccat autem si alios ab usu illius rei indiscrete prohibeat (S. Th., IIa II, q. 66, art. 2 ad. 2).

2) Secundum se divitiarum possessio non est illicita, si ordo rationis servetur, ita scilicet quod juste homo possideat quæ habet, et quod in eis finem voluntatis suæ non constituat, et quod eis debito modo utatur ad suam et aliorum utilitatem.

Hinc est quod Apostolus (I. Timoth. VI. 17 et 18) divites non condemnat, sed eis certam regulam divitiis utendi tradit.

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Per hoc etiam excluditur quorumdam error... qui, ut Augustinus dicit in libro De hæresib. Apostolicos se arrogantissime vocaverunt, eo quod in suam communionem non acciperent utentes conjugibus et res proprias possidentes; sed ideo isti hæretici sunt quoniam se ab Ecclesia separantes, nullam spem putant eos habere qui utuntur his rebus quibus carent. „ (Summa contra gentiles, Liber III, cap. 127).

Wagner) et De Laveleye) à sa suite critiquent les modernes systèmes justificatifs de l'institution de la propriété. Tous ont leurs lacunes particulières. Leur défaut commun, c'est de supposer une conception incomplète de la propriété. Aucun n'envisage les charges sociales dont la Providence a grevé la richesse.

Au régime économique fondé sur la notion libérale de la propriété, le socialisme adresse de terribles critiques.

En se targuant d'altruisme, de solidarité, d'humanitarisme, le socialisme toutefois se flatte. Sa solidarité est réelle, mais c'est celle de la haine. Au jour du triomphe, elle ferait place à la lutte de tous contre tous. Le socialisme est l'universelle ruée des appétits. Et sous cet aspect, il ne vaut guère mieux que le libéralisme.

De part et d'autre, c'est la même tendance matérialiste vers le bien-être. Mais le libéralisme réserve la jouissance égoïste à quelques privilégiés; le socialisme la réclame pour tous.

L'un et l'autre aboutissent au même individualisme. La jouissance est épouvantablement féroce et exclusive de toute fraternité.

Infiniment supérieure est la théorie de saint Thomas. Ni individualiste, ni matérialiste.

L'appropriation privée des biens de la terre est nécessaire à ses yeux pour le plus grand bien de la société et de lourdes charges grèvent la richesse au profit de la collectivité.

Ni à ceux qui possèdent ni à ceux qui ne possèdent pas, elle n'offre les biens terrestres comme un objet qui puisse faire le bonheur de l'être humain, créé pour de plus hautes destinées; la richesse n'est qu'un instrument, un moyen dont l'homme doit user conformément aux lois de la morale, pour réaliser sa fin ultra-terrestre.

SIMON DEPLOIGE.

1) A. WAGNER, Allgemeine oder theoretische Volkswirthschaftslehre, I. Grundlegung. Leipzig, 1879.

2) De Laveleye, De la propriété et de ses formes primitives. Paris, 1891.

Mélanges et
et Documents.

IV.

Un nouveau livre sur la Théorie des Concepts.

Dans une thèse qui lui a valu le grade de docteur en philosophie à l'Université catholique de Toulouse 1), le R. P. Peillaube s'est proposé, comme il le dit lui-même," de porter un coup au sensationnisme et au kantisme. Il me semble qu'armé de la philosophie de saint Thomas, il y a vraiment réussi.

Je dirai tout de suite que je suis un peu gêné pour juger impartialement cet ouvrage. On n'apprécie exactement une œuvre d'art qu'en se plaçant à une certaine distance je crains d'être trop près de la thèse du P. Peillaube. J'ai eu le plaisir de retrouver dans son travail bien des idées, des expressions même, qui me sont chères, et je ne voudrais pas, en louant l'auteur et le livre comme ils le méritent. paraître indirectement recommander une théorie sur la connaissance que j'ai exposée dans un livre récent. Mais, d'autre part, on comprend mieux souvent la valeur de ses amis que celle des indifférents, et pour cette raison, j'ai confiance que mon estime particulière pour la doctrine soutenue par le P. Peillaube, est justifiée et sera partagée par ses lecteurs.

Le titre de l'ouvrage en indique la division en trois parties: exis. tence des concepts, origine des concepts, valeur des concepts.

La première question donne occasion à l'auteur de discuter à fond le sensationnisme sous ses diverses formes, toutes aboutissant à la négation de concepts radicalement autres par nature que les images et les actes de conscience de l'ordre sensible. Le P. Peillaube con

1) Théorie des Concepts: existence, origine, valeur; par le R. P. PEILLAUBE, S. M., docteur en philosophie et licencié en théologie, secrétaire de la Société de St-Thomas d'Aquin de Paris. 1 vol. in-8o. Lethielleux, Paris.

naît à merveille toutes les théories modernes qui se rattachent plus ou moins au sensationnisme : Hamilton, Stuart Mill, Alexandre Bain et Herbert Spencer apparaissent, sous sa critique, impuissants à expliquer le concept par une modification d'images sans sortir de la sphère sensible.

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Sans doute, il existe une image générique. “ Lorsque nous formons l'image d'un chien, en dehors des circonstances particulières qui rappelleraient tel chien plutôt que tel autre, nous avons une représentation, résidu de toutes les représentations partielles, mettant en relief les traits communs; les particularités ne peuvent réapparaître distinctement à cause de leur marque singulière et individuelle. Les noms abstraits et généraux suggèrent souvent ces images génériques; elles sont comme leur accompagnement. Sauf certains cas particuliers, le mot chien évoque l'image d'un animal qui court et qui aboie. Mais comme il y a loin entre cette image vague et confuse d'une part et le concept de l'autre !,, Le P. Peillaube met bien en relief les caractères toujours concrets et individuels de l'image générique, par opposition au concept intellectuel qui représente " quelque chose de commun à plusieurs, quelque chose d'universel qu'on retrouve toujours le même spécifiquement chez tous les individus d'une même classe,.

Le concept ne consiste pas non plus en un nom abstrait et général, joint à des images particulières par l'habitude, comme le supposait Hume, ou par la tendance, comme le voulait Taine.

Taine, notamment, est vivement pris à partie par l'auteur. "Qu'on nous permette cette expression, dit spirituellement le P. Peillaube, le procédé de Taine ressemble à un procédé d'escamotage. Après avoir distingué l'image du concept, l'image du myriagone de son concept, après avoir dit : ce que je conçois est donc autre que ce que j'imagine, et ma conception n'est point la figure vacillante qui l'accompagne, on croirait qu'il va conclure à l'existence du concept. Pas du tout. Mais alors il y aura cette anomalie d'un nom abstrait et général formant un couple avec des choses concrètes et particulières? Pas davantage. Taine dira que les noms sont le terme d'un couple dont les caractères abstraits et généraux des choses représentent le premier terme. Mais alors y aurait-il un processus d'abstraction et de généralisation? Non, il n'y a qu'un nom significatif et compris, lié aux individus de la classe parce qu'il en exprime la similitude. Après l'avoir fait successivement entrer et sortir de son processus, il nous semble que Taine y introduit enfin le concept sous le dégui

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