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Peu importe, d'ailleurs, que le doute soit réel ou méthodique; entre les deux, il n'y a qu'une différence de procédé. Lorsque Descartes déclare qu'il rejette "comme absolument faux tout ce en quoi il pourrait imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en sa créance qui fût absolument indubitable;

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lorsqu'il dit expressément qu'il s'est résolu de « feindre que toutes les choses, qui lui étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de ses songes; il témoigne de la droiture de ses intentions et du désir qu'il a de sauver du naufrage sa foi religieuse et ses convictions spontanées sur Dieu et sur le monde; mais la logique ne se laisse par les aspirations, nobles ou basses, de la volonté.

pas arrêter

Posé la thèse ou la fiction du doute universel, il n'y a plus possibilité d'en sortir. La bonne foi de Descartes a été surprise. C'est par un vice de logique qu'il s'est cru autorisé à formuler plus tard un prétendu principe, l'existence du moi, comme base de vérités ultérieures.

Le doute universel, soit réel, soit méthodique, conduit donc inévitablement à la négation de la science certaine.

A ces négations radicales, les dogmatiques ont fréquemment opposé l'affirmation de trois vérités qu'ils considèrent comme fondamentales, nécessairement indéniables, appelées par eux - vérités primitives: à savoir, l'affirmation d'un premier principe, le principe de contradiction, l'affirmation d'un premier fait, l'existence du moi, enfin l'affirmation d'une première condition, l'aptitude de la raison à connaître la vérité.

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Impossible, dit-on, de nier ou de mettre en doute aucune de ces trois vérités sans les affirmer du même coup.

Elles forment donc la base indémontrable de toute science certaine, c'est sur elles que doit inévitablement reposer l'édifice de la philosophie 1).

1) "Philosophi munus est 10 ut inquirat quænam sint primitivæ ac fundamentales veritates, quibus certitudo omnis ac scientia innititur : 20 ut ostendat eas a philosopho admitti sine demonstratione non modo posse, sed plane debere.

C'est cette théorie des trois primitives que nous nous proposons d'examiner.

"Propositio: Cum multa sint, quæ demonstrari nec possunt nec debent, primitivæ tamen veritates, quas ante omnem philosophicam inquisitionem fundamenti loco supponere necesse est sunt tantummodo tres: videlicet,

10 Factum primum, quod est existentia propria.

20 Principium primum, quod est contradictionis principium: idem non potest simul esse et non esse.

30 Conditio prima, nempe rationis aptitudo ad veritatem assequendam. Sane, et æquum est, et necessarium, ut ante philosophiam philosophi existentia, ante demonstrationes demonstrationum omnium principium, et ante scientiam scientiæ possibilitas in tuto sit posita.

"Præterea cum duplex sit cognitionum nostrarum ordo, idealis et realis in utroque primum aliquod inveniri debet in ordine ideali principium primum, in ordine reali primum factum. Utrumque simul ad constituendam scientiam necessarium est, sed unumquodque per se insufficiens. Nam principium abstractum non potest parere scientiam nisi hypotheticam, factum autem solum infecundum per se est, et ad quidpiam concludendum ineptum. Sed præter hæc tertium aliquod insuper requiritur, quod utrumque inter se ordinem componat, per quod et facta ad ordinem idealem transvehi et ideæ rebus applicari possint: hoc autem non habebis, nisi ponas mentem posse habere ideas objectis conformes. Patet igitur fundamentales veritates esse omnino tres, ita ut, vel una vel altera sublata, totum humanæ certitudinis ædificium necessario corruat.

“Quod autem veritates istæ a philosopho admitti absque demonstratione et possint et debeant, ex eo manifestum est, quod 1o nulla egent demonstratione; 20 omnem demonstrationem refugiunt; 30 ipsa negatione vel dubitatione affirmantur.,, TON GIORGI, Institutiones Philosophica, vol. I. Pars II, Cap. III, nn. 425 et 426.

Ton Giorgi renvoie à Balmes qui, dans sa philosophie fondamentale, avait écrit: "Descartes, qui recherchait avec tant d'empressement l'unité, se heurta dès les premiers pas contre ce phénomène triple: un fait, une vérité objective, un criterium; un fait, dans la conscience du moi; une vérité objective dans le rapport nécessaire de la pensée avec l'existence; un criterium dans la légitimité de l'évidence des faits. (Balmes, Phil. fondam. I, 68.)

"Il faut admettre, en tout jugement, *) écrit le P. Castelein, trois vérités premières qui ne peuvent ni ne doivent se démontrer à savoir: a) un fait, l'existence de notre raison; b) une condition, l'aptitude de notre raison à bien juger **) c) un principe, le principe de contradiction (et d'identité), ou la différence de l'être et du néant. „ CASTELEIN, Logique, Namur, 1887, p. 402.

*) Il y a ici une nuance d'expression importante, sur laquelle nous appelons l'attention; le P. Ton Giorgi avait dit: Ante omnem philosophicam inquisitionem ; le P. Castelein dit : En tout jugement.

**) Notons que l'auteur ne parle pas de l'aptitude à juger ou à réfléchir, ce que le sceptique le plus décidé accorderait, mais de l'aptitude à bien juger, ce qui fait tout juste l'objet du débat entre le scepticisme et le dogmatisme.

Nous croyons qu'elle ne répond pas au véritable problème de la certitude, et nous sommes d'avis, au surplus, qu'en ellemême, elle est inadmissible, parce que qu'elle pèche en plus d'un point, par défaut et par excès.

La théorie des trois vérités primitives ne répond pas au problème qu'elle doit résoudre.

Ce problème, nous l'avons posé sommairement plus haut. Il s'agit de savoir si l'état de certitude a pour cause adéquate une propension irrésistible du sujet pensant ou s'il est objectivement motivé.

Sans doute, il y a des propositions primordiales qu'il est impossible de nier, parce que leur négation renferme implicitement leur affirmation: tel, le principe de contradiction; telle, l'affirmation de l'existence du sujet pensant.

Mais le sceptique n'a aucun intérêt à contester ce fait de conscience. La vraie question entre lui et nous n'est pas de savoir si nous éprouvons des assentiments spontanément irrésistibles, psychologiquement indéniables, c'est chose accordée, ce sont les données même du problème; toute la question est de savoir quelle est la cause de ces assentiments; il s'agit de voir, comme nous le rappelions à l'instant, si la nécessité indéniable d'affirmer telle ou telle proposition que nous tenons spontanément pour certaines, résulte adéquatement de la constitution du sujet pensant, ou si elle est due à l'influence déterminante d'une cause objective.

La question fondamentale de la certitude est là; le reste est accessoire et ne peut qu'embarrasser la discussion.

Néanmoins, une chose échappe à toute critique, et en cela nous nous rallions à la théorie courante il y a des vérités primitives ou, plus exactement, il y a des vérités immédiates, qui sont connues par elles-mêmes, sans le secours obligé d'une démonstration.

La plupart des vérités qui composent le savoir humain n'ont

point ce caractère, elles ne deviennent certaines que par l'intermédiaire de la démonstration. Mais il faut admettre que toutes ne sont pas dans ce cas, sous peine de nier la possibilité de la science 1).

La conscience atteste, d'ailleurs, qu'il y a, en effet, des vérités immédiates, dont le rapport est saisi directement, sans l'emploi d'un moyen terme : telle, la proposition que le tout est égal à la somme de ses parties, ou, cette autre, que si, à des quantités égales on ajoute des quantités égales, les sommes sont égales, et ainsi de suite.

Il y a donc, nous en convenons, des propositions immédiates ou, si l'on aime mieux cette façon de parler, des vérités primitives. La certitude de la science démonstrative n'est possible, qu'à la condition de reposer finalement sur des propositions de ce genre.

Est-ce à dire qu'il y ait trois vérités immédiates, fondement des connaissances médiates, trois vérités primitives?

Il n'y en a ni une, ni deux, ni trois. Il y en a un nombre indéterminé. Chaque science particulière a les siennes; les mathématiques ont les leurs, Euclide en a dressé le catalogue

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(1) Quod necessarium sit ut certa cognitio aliquorum habeatur sine demonstratione, sic probat Aristoteles.

Necesse est scire priora, ex quibus est demonstratio: sed hæc áliquando contingit reducere in aliqua immediata, alias oporteret dicere quod inter duo extrema scilicet subjectum et prædicatum, essent infinita media in actu. Et plus, quod non esset aliqua duo accipere, inter quæ non essent infinita media. Qualitercumque autem media assumantur, est accipere aliquid alteri immediatum. Immediata autem cum sint propria, oportet esse indemonstrabilia. Et ita patet quod necesse est haberi aliquorum scientiam sine demonstratione. Si ergo quæratur quomodo immediatorum scientia habentur ? respondendum quod non solum immediatorum est scientia, immo etiam cognitio eorum est principium totius scientiæ. Nam ex cognitione principiorum demonstratur cognitio conclusionum, quarum proprie est scientia. Ipsa autem principia immediata non per aliquod medium extrinsecum cognoscuntur, sed per cognitionem propriorum terminorum. Scito enim quid totum et quid pars, cognoscitur quod omne totum est majus sua parte; quia in talibus propositionibus, ut supradictum est, prædicatum est in ratione subjecti. Et ideo rationabiliter cognitio horum principiorum est causa cognitionis conclusionum, quia semper id quod est per se, est causa ejus, quod est per aliud.,, S. THOMAS, in I Post. Anal., lect. 7a.

au début de ses Éléments; la métaphysique aussi a ses axiomes indémontrables. Dans le sens que nous avons tâché de préciser, il y a donc autant de vérités primitives que de prémisses indémontrables, connues par elles-mêmes, à la base de nos raisonnements scientifiques ou philosophiques. C'est ce qui nous fait dire que la théorie des trois vérités primitives pèche par défaut.

Nous ajoutons qu'elle pèche par excès.

En effet, des trois vérités que les partisans de cette théorie appellent primitives, deux au moins n'ont pas ce caractère; et la troisième, le principe de contradiction, ne peut elle-même être rangée parmi les vérités « primitives », « fondamentales », qu'au prix d'une équivoque.

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Le principe de contradiction est bien, en effet, un principe de la science certaine, en ce sens qu'il est la condition d'évidence dę toute certitude et que, par conséquent, toute affirmation certaine l'énonce implicitement. Mais ce n'est pas une prémisse sur laquelle puisse reposer une combinaison scientifique.

Le principe de contradiction, comme le principe d'identité et le principe du tiers exclu, constitue pour l'intelligence une règle directrice; ce n'est pas, à proprement parler, un moyen de démonstration pour l'acquisition de connaissances ultérieures.

Chaque fois que, émettant un jugement, nous énonçons un rapport entre un prédicat et un sujet, le principe de contradiction nous permet de voir que le rapport est tel qu'il est; il dirige donc l'énonciation que nous formulons, mais il n'entre pas comme prémisse dans la démonstration de vérités plus complexes, à la façon des principes dont la notion de quantité, par exemple, fournit les éléments en arithmétique ou en géométrie.

Il nous semble résulter de ces considérations que, si le principe de contradiction est une vérité première, en ce sens qu'il est enveloppé dans toutes les affirmations de l'esprit et forme toujours leur condition d'évidence, il n'est pas cependant

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