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trop lente de la procédure, avec quel désir de le protéger vous essayez de rétablir, en sa faveur, toutes les égalités.

Il serait intéressant, assurément, de rechercher dans les lois romaines sur les corporations une des origines de notre législation du travail. Mais la nécessité de restreindre cette étude dans des limites étroites ne me permettrait qu'un exposé trop rapide pour être utile.

Après la chute de l'empire romain sous les invasions des Barbares, les institutions corporatives, combattues et presque détruites par le despotisme des empereurs, n'ont pas complètement péri. Mais il est difficile de dire, avec précision, ce que fut la vie des ouvriers dans cette période troublée de notre histoire.

« A cette époque, dit Guizot, la confusion, l'obscurité sont universelles... La propriété était, alors, tellement livrée aux hasards de la force, les institutions étaient si peu assurées, si peu régulières, toutes choses étaient en proie à une anarchie si agitée qu'aucun enchaînement, aucune clarté historique ne se laissent saisir (1). »

On sait, cependant, que, aux temps de la décadence carolingienne, les artisans étaient les serfs des seigneurs et travaillaient pour eux et leurs gens.

Peu à peu, les ouvriers s'affranchissent. Le maître leur abandonne le bénéfice de leur travail en stipulant certains droits pécuniaires.

Au xie et au XIe siècle, les « métiers » se constituent partout en corporations.

L'artisan isolé et faible trouvait dans l'association

(1) Guizot, 16 leçon sur l'histoire de la civilisation.

la force nécessaire pour résister au seigneur armé, à l'Église disciplinée et puissante. Par elle, il parvenait sinon à la liberté individuelle, du moins à la liberté collective. Dans une société basée sur le privilège, il pouvait se prévaloir des privilèges de la corporation (1).

Le mouvement communal du XIe siècle, poussant les bourgeois des villes à la conquête des libertés municipales; l'élan artistique et religieux qui, après les angoisses de l'an mille, inspire d'humbles artisans, les réunit en confréries et en fait les incomparables artistes qui ont édifié nos cathédrales gothiques, contribuent encore à favoriser la renaissance de l'Association corporative.

Mais c'est au XIe siècle, seulement, que l'institution est définitivement organisée et que paraît le « Livre des métiers» d'Étienne Boileau, le prévôt de Paris, qui devait être le fond de la législation du travail jusqu'en 1791.

On sait que la corporation avait généralement pour base la division de tous les artisans en trois classes : l'apprenti, le valet et le maître, liés par des obligations mutuelles d'obéissance et de protection.

De semblables institutions tirant leur origine, non pas de la volonté spontanée d'un législateur, mais des nécessités d'un état social particulier, avaient, assurément, rendu meilleure la situation de l'ouvrier.

Dans une société aussi profondément troublée, le travailleur échappait aux dangers de l'isolement. Une solidarité indiscutable unissait le maître, le valet et

(1) Lavisse et Rambaud, Histoire générale, t. II, p. 511-533. — Martin SaintLéon, Histoire des corporations de métiers, p. 27 et suiv.

l'apprenti, gagnant presque le même salaire, peinant ensemble dans la petite boutique où le signal du travail était donné par le son de la corne, indiquant la fin du guet de nuit, où l'heure du repos était annoncée par la cloche de l'église voisine.

Une certaine indivision du travail faisait des ouvriers complets et préparait les futurs maîtres. Les orfèvres, par exemple, fabriquaient eux-mêmes leurs outils, leurs marteaux, leurs tenailles et leurs limes. Ils fondaient le métal, le laminaient, faisaient l'alliage, le ciselaient, le gravaient et le couvraient d'émail (1).

Dans l'intérêt du métier, maîtres et jurés veillaient à la bonne exécution des objets fabriqués. On ne livrait aux consommateurs que des produits présentant des garanties de solidité et de perfection que nous ne connaissons plus, habitués que nous sommes à rechercher dans nos grands bazars des objets qui paraissent ne pas coûter cher, mais qui, souvent, ne valent pas ce qu'ils coûtent.

Il ne faut pas penser, cependant, que les corporations aient été préservées de ces causes de dissolution et de mort qui exercent leurs funestes influences sur les meilleures institutions. Il n'y a pas d'alchimie politique qui puisse transformer en charité l'égoïsme de la nature humaine.

Les effets bienfaisants des corporations durèrent peu. Dès le xvie siècle, la décadence commence.

La charité et la solidarité font place à un égoïsme réfléchi et à un exclusivisme méthodique. Pour éviter la concurrence, certains métiers s'interdirent pendant

(1) Lavisse et Rambaud, Histoire générale, t. II, p. 514.

une période de dix ou de vingt ans de recevoir de nouveaux maîtres. On multiplie les obstacles devant les aspirants à la maîtrise. On leur impose des chefsd'œuvre compliqués et bizarres, exigeant parfois plus d'une année de travail (1).

Les droits de réception sont considérables. Les fils de maître sont exonérés en totalité ou en partie de ces charges arbitraires. Tout leur poids retombe sur les compagnons.

Le travail n'est plus un droit, mais un privilège.

On est hostile à tout progrès, car l'initiative d'un homme intelligent pourrait troubler la tranquillité des maîtres qui ne veulent pas sortir de la routine.

Sous prétexte d'assurer la loyauté des produits, les règlements corporatifs maintiennent les marchandises à un prix très élevé. Cependant, malgré la surveillance exercée, les fraudes deviennent fréquentes. Les joailliers remplacent les pierres précieuses par des verres colorés; on vend du lait frelaté; on rougit avec du sang de porc l'ouïe décolorée des poissons (2), et sans aucun doute, dès cette époque, certains marchands de vins mouillaient leurs produits.

Il est défendu à l'artisan de travailler ou de se reposer à sa guise.

Pour éviter la surproduction, on chôme pour les grandes fêtes religieuses, pour les saints, pour la fête de la paroisse, pour la fête du patron de la corporation, pour la fête du maître, de sa femme, pour les baptêmes, les communions, les mariages et les enterrements.

(1) Alfred Franklin, Lv aie privée d'autrefois, p. 181.
(2) Lavisse et Rambaud, Histoire générale, t. II, p. 527.

Plus d'un tiers de l'année est perdu pour le travail. Vous vous souvenez des doléances du savetier de la fable de La Fontaine :

Le mal est que dans l'an, s'entremêlent les jours
Qu'il faut chômer. On nous ruine en fêtes

L'une fait tort à l'autre, et monsieur le curé

De quelque nouveau saint charge toujours son prône.

L'abus devint tel que, en 1666, Colbert négocie avec l'archevêque de Paris la suppression d'une vingtaine de jours fériés. Un mandement du 11 février 1778 fait disparaître encore treize jours de fêtes.

Le Parlement fit, il est vrai, une vive opposition à ces suppressions. On répandit des libelles. On ne connaissait pas encore l'affichage. On prétendit que les magistrats ne tenaient tant aux saints évincés que parce qu'ils représentaient pour eux treize jours de congé (1). Nous avons toujours été les victimes des médisants. Ces défauts des corporations et d'autres encore tels que la multiplicité des procès entre les divers métiers et l'abus de la réglementation parurent intolérables sur tout quand l'utilité des associations fut moins évidente.

Les statuts corporatifs avaient été inspirés par la nécessité, pour les artisans, d'opposer la force de l'association à la puissance des privilégiés. Les droits obtenus parurent moins enviables, lorsque fut affaibli le pouvoir de ceux contre lesquels on avait voulu être protégé.

On ne sentit plus, alors, que le poids des entraves qu'on s'était forgées.

On comprit toute l'injustice d'institutions qui,

(1) Franklin, La vie privée d'autrefois, p. 140.

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